Demain dès l'aube | Abysse & Chima

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.

Le soleil n'était pas encore levé sur le Continent lorsque la haute silhouette d'Ajani se dessina sur les collines qui bordaient la côte. La grisaille environnante rendait terne le blanc et le brun de son pelage, ne laissant comme couleurs que les tatouages qu'il portait sur ses postérieurs, et le glowstick à peine visible dans son épaisse crinière. Il avait voyagé presque toute la nuit durant, depuis le Nord, depuis ses terres, pour atteindre Morne-Oeil. L'Île se dessinait devant lui, à quelques brasses à peine de la fin de la plage, puisque la marée était basse. Il avait parcouru son chemin en silence, un peu solennellement, sans croiser âme lupine qui vive. Il avait commencé tant avec ses pattes qu'avec son esprit, durant cette nuit sans parole, le long parcours d'un deuil peu commun.

J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Le trajet lui avait semblé facile, il n'était même pas essoufflé ou courbaturé en s'arrêtant au-dessus de l'Océan. Ses pattes, qui connaissaient cette route pour l'avoir tant de fois empruntée, l'avaient guidé tandis qu'il se laissait porter par ses pensées. Par des souvenirs qui ressurgissaient, des questions qui n'auraient jamais de réponse. Il savait qu'il n'était pas bon de se tourmenter ainsi, mais il savait aussi qu'il devait accepter ce flot qui l'étranglait soudain, le laisser passer, pour pouvoir ensuite revenir plus serein. Quiconque aurait croisé son chemin aurait été pris d'une tristesse soudaine, d'une mélancolie qui vous serrait la gorge, qui vous faisait monter les larmes aux yeux. Une peine à faire s'arrêter un instant de marcher tant elle vous prend aux tripes. De l'extérieur pourtant, il ne montrait rien. Son visage était neutre, son corps ne laissait pas filtrer de tension. Ceux qui le connaissaient auraient vu dans ses yeux une ombre qui ne les habitait pas d'ordinaire.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit

Il devait partir à l'aube, mais il n'avait pu s'y résoudre. Après avoir tenté en vain de trouver le sommeil, s'être rendu à l'Eglise pour tenter d'apaiser les tourments de son esprit, il avait fini par se résoudre à prendre la route. Il savait que le tourbillon qui l'agitait ne serait apaisé que lorsqu'il aurait effectué sa mission. Lorsqu'il aurait traversé le Continent pour se rendre sur les terres de son enfance et la saluer une dernière fois.

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Il lui était étrange de se dire que Limule était partie. C'était irréel, après tout, ce n'étaient que des mots, non ? Ils vivaient si loin l'un de l'autre qu'il était presque impossible de complètement réaliser ce que cela signifiait. Peut-être était-ce là juste une protection que son esprit érigeait autour de lui, pour l'empêcher de sombrer. Il savait que ses chagrins étaient sans fond lorsqu'il les laissait l'emporter. Et qu'il ne pouvait les laisser le dévorer lorsqu'il se trouvait près des siens, parce qu'ils le ressentiraient, parce qu'ils se sentiraient mal eux aussi. Eva, sa douce Eva il s'en voulait tant parfois de la faire souffrir pour des choses qu'il aurait pu, sans son glowstick, ressentir, juste lui.

Sa grande silhouette finit par se mettre en marche pour descendre sur la plage. Sous ses coussinets, la terre se fit sable, crissant au contact de ses griffes, murmurant sous son poids. Il n'avait pas mis de cape ni de broche aujourd'hui. Il n'était qu'un disciple de Yurai, un ancien Raeder venu rendre hommage à celle qui avait partagé son monde si longtemps. Il s'arrêta lorsque l'eau lui chatouilla les pattes, et ficha son regard sur l'île en face de lui. Des écharpes de brume dansaient sur son pourtour, lui donnant l'air mystérieux des terres inconnues. Pourtant c'était une terre qu'il connaissait bien.

Il resta immobile un long moment.
Jusqu'à ce que les rayons rosés du soleil levant ne viennent colorer son épaisse pelisse.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Alors il rejeta la tête en arrière et lança un long hurlement.

Il s'écoula un moment sans que rien ne se passe. Pourtant, Ajani cessa de hurler. Il se contenta d'asseoir sa lourde silhouette sur la plage, le regard accroché à la silhouette de Morne-Oeil devant lui, les vagues léchant ses coussinets. Et il attendit. Le vent vint jouer dans ses longs cheveux, l'auréolant d'une couronne blanche. L'air salé assécha sa truffe et sa langue, leur donna un goût de sel, atténua la douceur de son épais pelage. Il ne sut dire combien de temps il attendit exactement. Le soleil se levait derrière lui. Il sentait la tiédeur de ses rayons sur son dos, voyait la longue ombre qui s'étirait devant lui, jusque dans l'eau grise de l'Océan. Un grand oiseau marin vint même se poser non loin, pour le jauger de son oeil rond et noir. Lorsqu'il s'envola, une odeur familière fit frémir la truffe de l'Oracle.

Devant lui, traversant les flots pour le rejoindre, se dessinaient les deux silhouettes d'Abysse et de Chimaera. Leur pelage gris-vert se mêlait aux couleurs de l'eau, donnant l'impression qu'ils étaient plus poissons que loups. Ce ut le père qui vint vers lui, sans doute parce qu'ils se connaissaient déjà bien, tandis que le fils et Capitaine restait en retrait. Le lion blanc se releva à leur approche, et laissa émaner autour de lui la reconnaissance qu'il éprouvait à leur égard, pour avoir accepté qu'il se rende sur la tombe de Limule. Il ne savait pas exactement si les rites funéraires des Raeders avaient changé. Lorsqu'il était enfant, les corps étaient rejetés à la mer, offrande ultime du loup à l'Océan. Comment cela se passait-il, désormais ? Etait-elle enterrée ? Avait-elle été redonnée à l'Océan, ne lui laissant pour toute tombe où se recueillir que les sombres plages ? Avait-on dressé un tertre à sa mémoire ? Il ne posa pas la question, parce qu'il le saurait bien assez tôt.

Il accepta la proposition d'Abysse en silence, et emboita le pas aux deux Raeders pour nager jusqu'aux berges de Morne-oeil.

Son grand corps entra dans l'eau sans un frisson, avec l'étrange sensation que ce qui se passait n'était pas tout à fait réel. L'eau était pourtant grise et glacée, mais ses muscles ne se crispèrent pas, ni son ventre lorsqu'il fut lui aussi immergé. Il plongea dans l'onde calme aux côtés des deux Raeders et se mit à nager avec aisance. C'était là quelque-chose qu'il n'avait jamais oublié de sa jeunesse, et il était presque aussi à l'aise dans l'eau que sur la terre. Il battit des pattes avec une force tranquille, et la traversée se fit sans encombre.

Il s'ébroua lui aussi en sortant de l'eau, prenant garde de ne pas éclabousser ses compagnons de route par inadvertance. Son visage s'adoucit légèrement lorsqu'Abysse lui adressa la parole, et s'y dessina l'ombre d'un sourire. Ce reader était décidément si différent de ce que tous les loups avaient comme idée des pirates. Il était pacifique, bienveillant, attachant, et toujours prompt à offrir un mot de sympathie. Si ce n'était son physique indéniablement marin, on aurait pu se demander par quel miracle il avait fini ici.

"Merci Abysse."

Si le loup poisson était plutôt bavard, l'Oracle lui était souvent avare de mots. Mais il espérait que son camarade comprendrait par là qu'il le remerciait pour ses paroles, mais aussi pour sa présence, et simplement pour le fait d'avoir accepté qu'il vienne rendre ce dernier hommage à Limule. Il avancèrent tous les deux dans le sillage de Chimaera, et il apprécia le fait qu'Abysse prenne soin de caler son pas sur le sien.

Le parcours vers le coeur de l'Île ne se fit pas sans nostalgie pour Ajani, de la même manière que lorsqu'il était venu pour négocier l'amitié entre leurs meutes. Il empruntait avec bien plus d'années désormais les chemins de son enfance. Comme lors de sa dernière visite, il venait rendre visite à celle qui avait partagé tant de choses dans son monde. Mais ce jour-là, il s'avançait en sachant qu'il n'y aurait pas de prochaine fois. Qu'il s'avançait sur ce chemin pour voir Limule une ultime fois, avant qu'à jamais la mer ne la reprenne. Un frisson agita son échine, et soudain il prit conscience du froid mordant du vent sur ses joues et sa truffe. Ses oreilles se rabattirent légèrement en arrière.

Il s'arrêtèrent devant la grotte du Maître des Rituels, et Chimaera lui adressa la parole. Ainsi donc, ils ne l'avaient pas rendue à la mer... pour qu'il puisse venir la voir ? Il fut plus touché que ce qu'il ne put laisser transparaître par ce geste. Il avait pensé trouver une stèle, ou peut-être une tombe. Son coeur battit un peu plus fort, sans doute avec un peu d'appréhension. Pourtant, ce fut d'une voix calme qu'il répondit au Capitaine :

"Oui."

Une violente bourrasque secoua ses longs cheveux, dans l'instant de silence qui suivit. Et la mer avala l'écho de ses paroles.

Malgré l'odeur du sel et des plantes, ce fut la fragrance glacée de la mort qui saisit Ajani, alors qu'il entrait dans la grotte aux côtés d'Abysse. sa gorge se serra, mais il brida ses émotions, tâchant d'empêcher son glowstick de les répandre trop ardemment autour de lui. Il avança à pas mesurés, tandis que ses prunelles sh'abitaient à l'obscurité, levant le voile d'encre dans lequel il s'était engagé. Il ralentit, laissant Abysse devannt lui, tandis que ses yeux s'accrochaient à la silhouette étendue au fond de la grotte. Blanc neige au milieu des bijous et des babioles desquels on l'avait ornée, qui étaient posées à côté d'elle ou sur son pelage. Elle gisait là, immobile, pas encore fantôme mais plus vraiment de leur monde. Elle paraissait plus petite encore dans la mort, comme si le passage de l'autre côté lui avait enlevé ses années de trouble pour la ramener à sa jeunesse. Il vit du coin de l'oeil Abysse s'éloigner, se mettre en retrait. Il comprit que c'était à son tour.

Après un instant qui lui sembla une éternité, éternité durant laquelle ses yeux restèrent fixés sur Limule, il finit par bouger. Sa lourde silhouette se fit étonnement légèrement pour aller d'un pas silencieux, un peu solennel, jusqu'au corps de sa jumelle. Il resta un instant au-dessus d'elle, sans la toucher, contemplant sa silhouette immobile. Il avait le sentiment que quelque-chose l'avait soudain vidé de ses sentiments, de ses émotions, qu'il n'était plus qu'un corps sans ressenti. Il n'y avait presque aucune lumière qui s'échappait du tube coloré autour de son cou. Il souffla doucement :

"Lili."

Puis il fit un petit pas en avant pour baisser lentement la tête et venir la poser contre la joue de la petite louve. Ses paupières se fermèrent et pendant un bref moment, rien ne se passa. Puis soudain, ce fut le raz de marée. Mais cette fois-ci, il ne le contint pas. Il se laissa complètement envahir par la peine qui lui ensserrait le coeur, qui le déchirait comme autant de griffes. Ses yeux se crispèrent et des larmes amères dévalèrent ses joues. Ses muscles se crispèrent, comme ses babines. Et autour de son cou, la lumière enfla et enfla encore, illuminant la grotte de sa lueur violacée. Le chagrin se propageait autour de lui comme une onde de choc, poignardant au coeur tous ceux qui se trouvaient dans les environs, leur faisant éprouver la pire tristesse que l'on pouvait éprouver. Celle de perdre une partie de soi. Il savait que ce n'était pas bien, que ce n'était pas juste. Que les loups se trouvant dans les parages n'avaient aucunement mérité de subir cela.

Mais il s'autorisa durant ce bref moment à, pour une fois, vivre pleinement sa douleur, sans la refouler, sans l'atténuer, sans s'efforcer de protéger tous les autres autour de lui. cela ne dura pas très longtemps, mais c'était nécessaire pour lui.

Soudain, la lumière reflua, et le chagrin aussi. Il revint se ranger sagement dans un douloureux coin de son esprit, qui ne le quitterait pas avant un long moment. Le grand loup expira, la tête toujours blottie contre celle de Limule. Un tremblement agita ses pattes, mais les sanglots s'étaient tus. Il s'efforça de repousser le chagrin en se rappelant les souvenirs qu'il avait d'elle, comme pour lui redonner vie une dernière fois. Avant d el'enterre dans sa mémoire, puisqu'elle n'existerait plus que là-bas. Il ne sut dire combien de temps il resta ainsi, immobile, à son contact froid. L'odeur du sel irritait sa truffe, sans qu'il n'en aie cure.

Lorsqu'il se redressa, la tête lui tourna brièvement, et il fut obligé de fermer les yeux un instant avant de pouvoir vraiment se relever. Lorsqu'il les rouvrit, ce fut pour les poser à nouveau sur elle. Alors, d'un geste un peu maladroit de la patte, il détacha l'un des perles de bois qui se trouvaient dans ses cheveux et vint la déposer à côté des autres babioles. c'était son dernier au-revoir, ses dernières excuses aussi, parce qu'il avait conscience de l'avoir déçue. Il avait tâcher de lui montrer quelle voie il suivait, mais ils étainet demeurés deux extrémités d'un fragile équilibre. Elle était la Mer, il était la Terre. Et désormais, elle ne ferait plus qu'un avec son cher Océan.

Il s'assit devan telle, la tête basse, et resta silencieux. Il ne voulait pas gâcher ce moment avec des mots, parce qu'il n'était pas doué pour ça. Il finit par tourner la tête vers Abysse, toujours là, puis lui lancer un regard triste et reconnaissant. Qu'allait-il se passer maintenant ? Allaient-ils l'emmener, loin là-bas sur la plage puis dasns les vagues ? dDevrait-il partir, lui qui n'était plus pirate depuis longtemps déjà ?

Les griffes d'Abysse cliquetèrent sur le sol lorsqu'il s'approcha de lui. Après cette plongée au coeur de ses émotions, cette presque-transe d'une intensité qu'il ne s'était encore jamais autorisée, Ajani avait l'impression que tous ses sens s'étaient soudain accrus. Il entendait le bruissement du pelage et des muscles du pirate lorsqu'il s'approcha, le rythme régulier de son souffle, parvenait à séparer les parfums qui formaient son odeur. Son contact lui arracha un frémissement, mais il eut ensuite un soupir reconnaissant. Il ne le repoussa pas lorsqu'il posa sa tête contre ses cheveux, et l'ombre d'un sourire triste étira les babines de l'Oracle. Pendant un instant, il n'eut pas l'impression d'être un étranger. Comme s'il était redevenu ce jeune loup qui vivait ici, au milieu d'une famille où chacun se soutenait dans les épreuves. Abysse ne l'avait pas traité comme un étranger, mais comme un ami. Presque comme s'il faisait fi de ce que tous considéraient comme une trahison et le voyait encore comme l'un des leurs. C'était un cadeau inestimable, rendu plus précieux encore par les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient ce jour-là. Une onde de reconnaissance, entachée de chagrin mais bel et bien présente, émana du lion blanc. Bien plus facile à faire comprendre que des mots.

Lorsqu'Abysse rompit cette brève étreinte, il se redressa et secoua doucement la tête. Son regard se posa sur le loup-poisson, et il se demanda un instant comment il était possible de ne pas l'apprécier. Il émanait de lui une telle candeur et une telle gentillesse qu'il se demanda comment les Etelkrus pouvaient encore penser que les Raeders étaient des ennemis barbares et sanguinaires. Des loups dangereux. Cet échange de regard, après les paroles généreuses qu'il venait de prononcer, ancra plus profondément dans le coeur d'Ajani la volonté de faire en sorte que tous vivent en paix. De tenter par tous les moyens de faire entendre raison à leurs alliés, si puissants par leur force, mais si loin encore de ne plus être aveuglés. Maintenant que la menace dans le Nord était stabilisée, il devait au moins essayer. Essayer de réaliser son souhait de réunir les chefs des clans, de discuter, de tourner enfin le dos aux vieilles rancunes, aux moeurs que l'on suivait sans réfléchir, à la haine inutile et meurtrière. C'était le moment.

"Merci." Souffla-t-il en réponse à sa proposition. "Je serai très honoré de rester pour la cérémonie."

Il lui proposait même de rester sur Morne-Oeil tant qu'il le voulait. C'était incroyable, tellement inattendu. Etait-ce possible que les relations entre leurs groupes se soient à ce point améliorées ? Les épreuves qu'ils avaient vécues suffisaient-elles à nouer ces liens qu'il avait cherché à tisser de lui-même, bien des lunes auparavant. Il s'avança et posa son front contre celui du loup poisson. Il avait compris que, peut-être parce que ce dernier ne maîtrisait pas parfaitement leur langue, le langage du corps était un moyen de communication qu'il appréciait. Par ce geste simple, il espérait lui montrer combien ce moment était important pour lui.

"Oui." Répondit-il.

Puis il recula d'un pas et, après un instant d'un silence qui n'avait rien de désagréable, demanda de son timbre grave :

"Puis-je vous aider pour... préparer la cérémonie ?"

Il ignorait qui était l'actuel Maître des Rituels, ni comment il procédait. Chacun avait sa manière de rendre hommage au enfants de l'Océan, et il ne savait même pas si son aide serait vue comme quelque-chose de positif, ou bien comme une sorte de blasphème. Il ne voulait pas les froisser alors qu'ils l'invitaient tandis que rien de les y obligeait.

▒ 5 ans ▒
F A E I

Il y a des loups qui parfois, ont le don inné d'être bizarre, d'être mystérieux et de fait, complètement flippant sans avoir grand chose à faire. La noiraude était de ceux-là. N'ayant pas écouter aux portes, n'ayant été là à attendre son moment d'arriver dissimulée derrière un rocher, elle fût pourtant là, d'un coup. Sans un bruit, sans un souffle, subitement, elle se trouvait assise dans le dos des deux mâles, la tête penchée sur le côté dans un sourire étrange.

« Vous m'avez invoqué ? »

Souffla t-elle d'une voix grave, pour indiquer sa présence et espérer surprendre -gentiment quand même- les deux loups. Son air facétieux s'effaça au profit d'un sourire plus... Compatissant en direction d'Ajani. Si elle ne ressentait la mort que comme une libération pour les siens, elle comprenait parfaitement la peine, la colère, le désespoir que pouvait entraîner un décès. Elle l'avait vécu, l'espace de quelques jours, avant que sa foi en l'Océan ne la raisonne. Elle gardait toutefois une pointe d'amertume en pensant au minuscule louveteau blanc qui ne s'était jamais éveillé et qu'elle avait laissé être englouti par les flots. Ann se redressa, étira sa tête vers le haut afin de regarder le grand loup blanc, de le fixer en fait, de le jauger. Cimerii serait-il devenu si grand, si fort ? Seul savait l'Océan. Elle inspira lentement et invita les deux mâles à sortir de sa tanière pour le moment.

« Souhaites tu m'aider à construire une barque ? »

Elle s'arrêta et attendit la réponse, afin, ensuite, de guider, ou non, le frère de Limule et celui qu'elle aimait tant, vers la carcasse marine.

A peine Abysse eut-il prononcé son nom que la louve noire apparaissait à leurs côtés, silencieuse, comme arrivée là par quelque magie qui habiterait l'île aux pirates. L'Oracle se redressa pour faire un pas de côté et tourner la tête vers elle. Plus petite que lui, coiffée d'une tignasse blonde garnie de babioles en tout genre, elle lui était familière sans qu'ils n'eûssent réellement déjà échangé. Il savait qu'elle était la fille de Creek, et cela créait entre eux une sorte de lien fantôme ; celui qu'ils auraient sans nul doute tissé si Ajani était resté. L'expression de son museau, presque malicieuse au début - mais ses yeux sans pupille empêchaient le grand loup d'être certain de ce qu'elle exprimait -, se mua en quelques-chose de plus doux lorsque leurs regards se croisèrent. Etait-elle là depuis le début ? Son odeur était si proche de celle qui saturait l'air de l'île qu'elle paraissait être directement née des roches et des plages alentours. Il la salua d'un geste poli de la tête, alors qu'elle s'étira puis le jaugeait d'un regard perçant.

"Si je peux." Répondit-il simplement à sa proposition.

Cette dernière donnait un premier indice sur les rites adoptés par cette Maîtresse des Rituels. Il avait découvert, au gré de ses lectures, que dans certaines histoires on prenait soin de déposer les morts dans unp petit radeau avant d'y mettre le feu. Il ignorait quelle était la symbolique cachée derrière cet acte, qui rassemblait le feu et l'eau, mais celà paraissait ressembler à ce qu'Ann avait en tête. Même s'il avait un doute pour le feu - les Raeders n'étaient pas connus pour l'apprécier, mais davantage pour l'éteindre. Ils étaient l'Océan, après tout.

▒ 5 ans ▒
F A E I

Elle hocha la tête et ne dit rien de plus. Il voulait aider le grand lion blanc, soit, elle le ferait travailler de ses pattes dans un dernier hommage à sa jumelle. Capitaine appréciée mais fragilisée par un rôle peut-être trop lourd pour ses frèles épaules. La louve blanche avait eu a coeur d'autres préoccupations, devenir chef n'avait fait que la propulser dans les tréfonds plus vite que prévu. La petite sorcière s'arrêta, suspendit son pas, pour répondre à Abysse, avant de reprendre la marche vers la Carcasse Marine. Il était là terrain d'exploration de temps de loups, Limule y avait fait son repère de nombreuses années. Elle s'assit sur la plage, et fixa Ajani de ses prunelles si vides et pourtant si insondables.

« Nous réparerons un des vieux canots de l'épave. Je n'ai pas la force nécessaire pour aller en chercher un. Je préparerais le reste pendant que vous irez tous les deux. »

Elle offrit un sourire enfin. Pas un de ces rictus ironique qu'elle affectionnait tant. Un simple sourire d'encouragement. Il était temps pour l'Oracle de donner de lui pour sa soeur. Il était temps pour lui de pardonner son absence en faisant couler sa sueur, afin d'offrir à l'ancienne Capitaine des Raeders, un plongeon dans les abimes du monde plein de panache et de gloire. Lorsque le corps des deux mâles rencontra l'Océan, elle s'en retourna pour chercher les effets personnelles de Limule, des bouquets de plantes protectrices séchés et bien sûr, quelques bouteilles de rhum non maudits mais de son propre crû, pour accompagner la défunte vers l'éternel festivité qui l'attendrait dans les entrailles de la mer.

L'Oracle avait lui aussi emboîté le pas à la Maîtresse des Rituels, à foulées plus amples et plus lentes. Il inspira profondément en silence alors que les deux autres conversaient tandis qu'Ann expliquait à Abysse ce qu'était exactement une barque. Il se sentait étrangement fébrile et faible - no pas qu'il s'apprêtât à s'effondrer ou qu'il ne puisse plus courir, mais il sentait ses muscles bizarrement fatigués et fourbus. Son grand coeur d'ordinaire si tranquille battait un peu plus fort, un peu plus vite. Tout portait à croire que c'étaient là des effets secondaires à cette vague d'émotions qu'il avait, pour une rare fois, autorisée à s'échapper. Il ne le faisait jamais, parce qu'il avait pris conscience que cela pouvait être réellement désagréable pour ceux qui l'entouraient. Lui-même était incapable de comprendre exactement ce qu'on ressentait lorsque des émotions parasites venaient s'inviter dans son esprit, cependant ce pouvoir et la finesse de sa perception des autres offerte par son rang de Prêtre lui faisaient deviner que ça n'avait rien d'une expérience enviable. Ca pouvait être utile, bien-sûr, ou permettre parfois d'apaiser des maux lorsque les émotions s'accordaient bien. Mais la majorité du temps, il devait lui-même exercer un contrôle sur ce qu'il ressentait et s'autorisait à laisser passer. Un exercice qu'il avait mis bien des années avant de maîtriser. Faire complètement l'inverse, aujourd'hui, le laissait donc dans un drôle d'état.

Il s'ébroua et son attention revint sur Ann, qui s'était arrêtée. Leurs pas les avaient conduit sur la plage hérissée de récifs au milieu desquels se trouvait un immense navire échoué. Un endroit qui rappelait des souvenirs lointains au lion banc. Souvenirs d'un temps qui n'existerait plus jamais. Ce jour-là en sonnait comme une véritable fin. Son regard contempla l'immensité de l'océan, devant lui, derrière cet horizon à demi-barré par le navire en décrépitude. Il hocha la tête aux paroles de la louve noire, et eut la surprise en croisant son regard d'attraper ce sourire qui semblait véritablement sincère. Il y eut un instant de flottement, et une lueur reconnaissante flotta dans son regard. Puis il tourna la tête vers Abysse et l'invita à aller à la rencontre du navire.

"Tu connais cet endroit mieux que moi." Lança-t-il doucement au loup-poisson. "A ton avis, quel canot est en meilleur état, et récupérable ?"

Alors qu'ils s'approchaient, les vagues venaient lécher leurs pates et éclabousser leur poitrail.