Coeur Rouge, Âme verte (Coeur vert, Âme rouge) l P.V. Alth

Les premiers mois s'étaient perdus depuis longtemps dans l'ombre de l'oubli. Douleur et fatigue se succédaient en traitres soeurs pour occuper son corps et son esprit, et l'empêcher de faire quoi que ce soit. Il ne restait que des discussions disparates, des tâches de couleur floues, des instantanés qui se fondaient les uns dans les autres et dont il ressortait un fil difficile à coudre.

Puis la douleur s'étaient apaisée. Elle n'était pas partie, non, elle n'était jamais partie. Elle était toujours là lorsqu'il posait son antérieur gauche sur le sol, logée dans son épaule et son articulation, logée dans la partie avant de son tronc qui toujours lui ferait mal. Logée dans son corps. Logée dans son coeur. Logée dans les sourires de Lewis qui jamais plus ne lui souriait vraiment, dans son corps qui n'exprimait plus la joie comme avant. Dans sa chevelure qui encadrait son regard, son museau. Dans sa vivacité, toujours gênée, quant elle passait le voir.

Cette douleur sous-jacente, que jamais rien ne chasserait plus. Que les massages pouvaient apaiser, mais jamais masquer.

Quand il pleuvait, cette douleur ressortait un peu plus fort. L'humidité peut-être qui se glissait dans ses articulations, qui appesantissait son corps meurtri. Ah, quel pouvoir ! Que celui de prévoir la météo en temps réel tout en restant à l'intérieur. Il s'en serait bien passé.

Un petit rire secoue son corps, alors qu'il repousse du bout de la patte ce livre devant lui qu'il n'arrive pas à lire. Il a migré à la bibliothèque, de longs mois auparavant. D'aucun diraient qu'il se cache. A ceux-là il répond qu'il ne cherche que la compagnie des livres, qu'ils sont trop loin du Dédale, que la traversée lui est compliquée. Mais même si c'est là sa réponse, il sait qu'ils ont raison, et ne les blâme pas de leur perspicacité.

Il sait qu'il se cache, et il sait exactement de quoi il se cache.

Il se cache de son passé. Il se cache de ses désirs, qu'il n'assouvira jamais. Il cache sa colère, depuis longtemps épuisée, bouffée par toute cette douleur subie et qui n'a laissé derrière elle que l'acceptation.

Pendant des mois il s'est levé à l'aube, a pratiqué ses étirements, marché, fait travailler ses muscles pour redonner à son corps sa vigueur passée. Dans l'espoir que malgré tout, il puisse de nouveau...

Il puisse de nouveau...

Diable, il se levait encore tous les jours à l'aube pour ces exercices. Il chassait de nouveau, il était capable de subvenir à tous ses besoins - dieux merci - et n'était plus à charge. Mais il n'était plus aussi fort - l'avait-il jamais été -, plus aussi rapide, plus aussi souple. Son corps jouait contre lui et non plus avec lui, chaque mouvement était une prouesse, une épreuve de force et le laissait fatigué. Fatigué mentalement, fatigué physiquement.

Chaque jour où il refusait ce qu'il était devenu était un combat.

Depuis longtemps avait-il arrêté de masquer ce boitillement qui allégeait sa souffrance.

Cendres fit glisser ses griffes sur la tranche du livre qu'il compulsait, souleva la page à venir, joua avec. Un livre sur l'art de la kinésithérapie, un sujet déjà bien maîtrisé par d'autre au camp. Mais c'était une façon de se sentir concerné - Bibi le lui avait retrouvé d'anciennes recherches que Désastre, sa mère et lui avaient mené. Il le parcourait, mais n'en sortait rien de particulier.

Dans sa sacoche, le livre de Mido reposait sagement. A son cou, le pinceau vert luisait et illuminait les environs.

Il ne posait pas de questions stupides dans ce livre.

Il n'en avait pas posé depuis longtemps, sauf pour éclaircir certains points que la bibliothèque se trouvait incapable de pourvoir.

Une porte qui s'ouvre, il redresse les oreilles et toute son attention se tourne vers cette dernière. Il renverse la tête en arrière et hume les effluves que le courant d'air de l'extérieur lui apporte. D'entre les rayonnages, son coeur éclate. Comme à chaque fois, comme à chaque visite, de plus en plus rare, de plus en plus courte, de plus en plus douloureuse.

De plus en plus attendue.

Il se redresse, boitille, l'appelle alors même qu'il ne la voit pas.

Lewis !

Elle est là.

Il claudique et se rapproche et enfin elle se dévoile à lui, si belle comme toujours. Guerrière mutine et mâtine, guerrière qui de moins en moins souriait en sa présence néanmoins. Cendres ralentit, les coin de ses babines perdent de l'altitude alors qu'il secoue la tête, la baisse.

Amertume. De la voir se damner d'un mal qui n'est pas le sien.

Ses prunelles se redressent et considèrent la louve violette avec une affection sans borne. Il claudique sans honte au devant d'elle et s'assoit à ses côtés. D'un mouvement souple de son antérieur le plus valide il chasse quelques larmes avant d'effleurer la plume écarlate qui orne sa coiffe.

Le rouge te va si bien.  

C'était sa couleur. Ca serait toujours sa couleur. Ce rouge qui éclatait dans sa chevelure, éclatait dans son regard, éclatait parfois sur son corps (quelle honte, quand c'était le sien), faisait battre son coeur.

Les larmes, beaucoup moins.

Il fait de son devoir de les éclater, une à une, de les chasser dans l'espoir qu'elles s'arrêtent. En désespoir de cause, il finit par détacher son foulard pour absorber le gros des sanglots.

Lewis...

Il déglutit, les mots lui venant plus difficilement.

Je t'aime. Je t'aimerais toujours, de tout mon coeur. Tu ne pourras jamais changer ça, quoi que tu fasses.

Il sourit.

Mais si tu ne viens que pour me montrer ou me cacher tes larmes, je comprends que ce soit difficile.

Sa voix vacille.

C'est vrai qu'il y a beaucoup de jeux que je ne peux plus faire avec toi, ou plus comme avant, j'en suis si désolé.

C'était la seule chose qu'il regrettait. Il le regrettait tous les jours quand il devait faire ses étirements et que ses membres lui rappelaient qu'il ne pourrait plus courir qu'à grand mal, sur de courtes distances. Qu'il devait changer sa manière de chasser, sa manière de vivre, sa manière d'exister.

Sa manière d'aimer.

Il recule sa patte, lui laisse l'espace qu'elle demande, penche la tête sur le côté avec un sourire attristé.

Mais moi je ne t'aime pas.

Eh, oui, évidemment ça fait mal. De se l'entendre dire, même s'il le sait déjà. Il le sait, Cendres, ou en tout cas il le pense, il le voit dans ses silences et dans ses absences. Dans ses fuites et ses retours. Dans sa présence aujourd'hui. Il la laisse parler, il l'écoute, il lui offre son triste sourire.

Ca n'est pas grave, si tu ne m'aime pas pareil. Je ne peux pas l'exiger de toi, ça se commande pas ces choses là. Mais ça ne change rien. Au fait que je t'aime.

Il le dit, encore. Et encore. Fait rouler les mots sur sa langue, comme une douceur ou un alcool dont il ne peut se passer. Il doit le lui dire, il aime le lui dire. Et secoue la tête :

On meurt tous un jour, Lewis. Que sont les années, quand on les passe à ne rien faire ? Je préfère encore rester à tes côtés, où la vie au moins se goute tous les jours différemment. C'est dangereux, oui, mais ça l'est aussi pour toi. Et pourtant je ne t'empêche pas de vivre ta vie comme tu le souhaites. Pourquoi souhaiterais tu faire ces choix pour moi ?

Il laisse un instant passer, avant de reprendre :

Il n'y a rien, pour moi, si ce n'est à tes côtés. Tout, ailleurs, n'a que gout de Cendres.