Le crépuscule était sanglant, crachait sur le paysage des lueurs enflammées, comme pour menacer quiconque n'y aurait rien à faire de d'être brûlé par ses lumières. Pour la première fois sans doute depuis le début de leur histoire, les terres Nakhus étaient désertées par ceux qui n'étaient pas sous leur confession, ceux qui ne se reconnaissaient pas dans leurs valeurs ni dans le but qu'ils poursuivaient. Le territoire était grand, et il n'était pas évident de s'en rendre compte pour l'instant. Mais les jours suffiraient à affaiblir ces pistes étrangères qui étaient leur lot quotidien, à faire remarquer ces présences qui n'étaient plus là. Dans le grand silence de la Bibliothèque, il n'y aurait pour un temps plus que les enfants de la Corneille pour se recueillir et réparer. Des oiseaux qui avaient combattu le feu. Des oiseaux à qui l'on proposait de devenir un peu oiseau, et un peu dragon aussi.

Les choses étaient allées très vite dès lors que le feu s'était déclaré. Ensemble, les Nakhus avaient réussi à le maîtriser, faisant montre au monde entier que leur foi, leur ingéniosité et les liens forts qui liaient leur grande famille pouvaient venir à bout des plus terribles catastrophes. Une fois l’incendie maîtrisé, et grâce au lien qui les unissait encore, le lion blanc et ceux qui constituaient le coeur des Nakhus avaient devisé. Rapidement, efficacement, tâche de ne pas prendre de décision à la hâte qui aurait de trop grosses conséquences. Et c’était pour cette raison précise qu’ils en étaient venus à ce besoin d’avoir un temps suspendu, un temps pour que les Nakhus se retrouvent eux et eux seulement, pour respirer à nouveau et prendre avec sagesse les choix qu’ils devraient prendre pour l’avenir. Ils avaient décidé cela sachant les autres tâches qui leur incombaient dans l’immédiat, sachant qu’ils ne pouvaient s’éterniser.

Parce qu’il y avait ce loup, Heinly, à retrouver.
Les pensées qu’il avait parfois, sans véritable origine mais pourtant souvent porteuses de vérité, lui indiquaient que c’était lui le responsable. Ce sentiment était renforcé par l’instinct nouveau émanant de son glowstick violacé, don de la Corneille, et qui lui indiquait où se trouvait le fugitif. Il fallait faire vite, avant qu’il ne s’enfuie. Cette tâche-là, c’était à Kerguelen et Lestat qu’elle était revenue.

Parce qu’il y avait cette chose aussi à découvrir.
Cette vision qui lui avait jeté des frissons dans l’échine, qui avait brièvement rendu l’air glacé autour de lui malgré les cendres encore brûlantes dans lesquelles trempaient ses pattes.

Une magie ancienne, sombre. Un corps fragile, vivant et esseulé.Vivant mais qui empeste la mort. Et le chaos. Une insulte à la Vie faite par celui qui attaqua le Savoir. Maudite par une chose que la déesse ne savait trouver.

Cette chose, Freya l’avait sentie. Il avait rapidement compris qu’elle avait au fond d’elle comme une voix apparue en même temps que l’avertissement de Yurai, qui la poussait à aller dans une direction. Il avait partagé sa vision avec Kerguelen et avec les Guides, parce qu’il leur faisait une confiance aveugle et que la situation ne lui permettait pas de douter d’eux. Et c’était ainsi que la Couturière et son compagnon avaient pris en charge la Traque, tandis que Nocera s’en était allée avec Freya à la recherche de cette chose qui avait troublé jusqu’aux dieux.
Et lui était là.

Il s’était aussitôt rendu au temple de sa déesse, quand bien même elle venait de leur faire une apparition. Il avait l’impression que des jours s’étaient écoulés depuis leur annonce tant ses pensées, mélangées à celle des autres Hauts Rangs Nakhus, avaient défilé rapidement. Tant ses émotions avaient été un ballet incontrôlable. Si Yurai avait soigné leurs corps des blessures de l’incendie, il était vidé à l’intérieur par cette intensité dans laquelle il avait plongé durant ces quelques heures. Pourtant il ne pouvait pas se reposer, pas maintenant. Il avait tiré les muscles de son grand corps pour se rendre devant la statue, au coeur de l’Eglise. Il y était désormais assis, la tête baissée en un salut silencieux, ses pensées disant la prière qu’il ne prononçait à haute voix. Ses cordes vocales étaient encore usées des fumées qu’il avait aspirées en décidant d’agir sans attendre et sans se protéger.

Merci.
C’était sa première et principale pensée. Yurai était venue leur montrer son soutien, elle avait accueilli la rédemption de Mido avec la bienveillance qui la caractérisait. Les quatre Nakhus étaient tombés d’accord sur l’idée d’accepter la proposition du dieu vert, mais l’Oracle n’aurait sans doute pu s’y résoudre si ç’avait été contre la volonté de celle qui le guidait depuis tant d’années. Il n’avait pas de cadeau, ce jour-là, que sa présence dévouée, à offrir à Dame Yurai pour la remercier.

Puissiez-vous veiller sur celles qui sont parties à l’encontre du Chaos.
La Corneille avait guidé les pas des traqueurs de Heinly. Ils ne tarderaient sans doute plus à mettre la patte sur lui, le responsable de cette blessure béant dans les terres Nakhus comme dans leurs coeurs. Celui qu’ils avaient accueilli et qui avait trahi.

Je suis déçu par leur ingratitude.
Ses pensées allèrent aux Etelkrus sur cette triste note. Les échos des mots qu’ils avaient prononcés lors de l’incendie. Ils avaient fui sans aider. L’Epée qui était là n’avait pas combattu, pis encore, avait ordonné que l’on ne combatte pas. Quand bien même ils leur avaient ouvert leurs portes pour les aider à devenir plus sages, plus cultivés. Il ne savait pas encore comment exprimer exactement ce que son coeur ressentait à leur égard, mais la déception en était certainement une part importante.

Nous dresserons des autels, pour apporter votre présence partout avec nous.
Sur toutes les terres Nakhus, les dieux auraient leur effigie. Un lien avec le monde mortel plus fort qu’ailleurs, qu’ils construiraient de leurs efforts et de leur foi. Ainsi étaient les Nakhus, et ainsi continueraient-ils d’être. Les dieux faisaient partie intégrante de leur existence, et leur soutien devait être remercié.
Merci. Encore.

J’aimerais que nous soyons deux. Deux Oracles, un pour chaque dieu.
C’était une idée, une suggestion qui lui était venue lorsqu’il avait songé à la meute Nakhu qui serait sous la bénédiction de deux divinités. Yurai était celle qui les avait créés et guidés. Ils ne pouvaient se passer d’un Oracle qui la représentât, et lui-même n’imaginait pas être un chef lié aux deux divinités. Il fallait quelqu’un d’autre. Ses pensées se firent interrogatives. Il ne souhaitait pas offenser la Corneille, lui donner l’impression de lui retirer le lien qu’elle avait avec ses enfants. Il se laissa envahir par cet amour qu’il lui portait.
Vous ne m’avez jamais déçu. Je suis votre enfant dévoué.

Merci.

Comme de coutume, comme si ce n'était pas un immense privilège, il sentit l'aura de la déesse dans le temple avant qu'elle ne se matérialise à lui. Maintenant qu'il avait goûté à celle qu'il identifiat maintenant comme la présence du dieu Raptor, cette présence le conforta plus encore dans la certitude que sa place à lui était là, à servir la Corneille. Il ne pouvait être digne représentant solitaire d'une meute sous l'égide des deux divinités. Ce ne serait qu'une illusion, ce serait un mensonge. Un sourir eun peu triste étira ses babines laors qu'il sentait sa respiration s'apaiser légèrement et qu'il fermait les yeux. Il laissa ses émotions presque fragiles s'entremêler avec celles que la présence apportait, et qui y ressemblaient tant. Il écouta sa voix, et lui fut reconnaissant de ne pas le blâmer pour cette déception qui hantait son coeur. Qui peut-être, aurait des conséquences futures.

Lorsqu'elle répondit à son ultime interrogation, les oreilles du grand loup frémirent de surprise. Il ouvrit les yeux, et se vit baigner dans une onde violacée qui paraissait jaillir du coeur même de la statude de Yurai pour s'échapper par la haute porte, monter vers les cieux. Elle convoquait Mido au sein même de son temple. Il avait le sentiment d'être soudain minuscule au milieu d'une scène exceptionnelle, spectateur d'un événement au dénouement aussi incertain que miraculeuse était son existence. Durant ce qui sembla à la fois une seconde et une éternité, la présence environnante demeura flottante et immobile. Il ne percevait rien de plus que cela, pas de bruit, pas de voix. Il semblait que la scène ne se jouât pas en son monde à lui.

Puis soudain, elle se ramassa sur elle-même, s'échappa du dehors pour se concentrer en une silhouette lumineuse qui se dressa devant lui. Yurai avait revêtu l'apparence sous laquelle elle était moins aurore boréale et plus loup. Dans sa voix et dans l'aura qui l'entoure, elle n'a pas exactement les mêmes émotions. Etait-ce de l'amusement ? De l'insatisfaction ? Bien orgueilleux aurait été celui se prétendant comprendre l'esprit d'un dieu, aussi Ajani l'accueillit-il sans trop de suppositions. Ainsi, il n'y aurait pas de Prêtre du vert, mais bel et bien un autre chef, un autre Oracle. Il serait choisi par Mido lorsque le quator des hauts-rangs Nakhu se rendrait à la Vasque lui faire part de sa décision. Et ils construiraient ainsi l'avenir d'une meute sous l'égide de deux divins, et non plus d'un.

Ajani hocha la tête, presque plus par réflexe que par nécessité puisque ses pensées étaient un livre ouvert à la Corneille. Maintenant qu'il avait ces nouveaux éléments, il pouvait réouvrir ses pensées à ceux qui lui étaient toujours liés. Leur transmettre ce qu'il avait entendu, ce qu'il avait ressenti. Ecouter aussi ce qu'ils avaient à lui dire, parce qu'il avait pris soin pour ce rendez-vous avec sa déesse de ne pas laisser ouvertes les portes de son esprit. Il remercia à nouveau la Corneille, puis dessina quelques mots dans le Lien.

"Yurai et Mido ont parlé à l'Eglise." Cette simple information, il en était conscient, pourrait déjà provoquer l'émoi dans les pensées de ceux qui traquaient ou de ceux qui cherchaient le Chaos. "Lorsque nous rendrons visite à Mido, un second Oracle, portant le vert, sera choisi."
Telle était la volonté des dieux.