Un peu plus au Nord — Ysée

Maintenant qu'il y réfléchissait, ce n'était que la troisième fois qu'il posait les pattes en territoire Nakhu.

Trois fois en plus de sept ans, ce n'était pas beaucoup. Mais il n'avait après tout pas vraiment eu de raison de pénétrer les terres de la meute, ayant toujours abhorré le froid en dépit d'une épaisse fourrure drue qui lui procurait une bonne isolation.
Très bonne, d'ailleurs. A moins qu'à force de vivre dans des contrées plus froides que son pays natales, son organisme ne se soit habitué à des températures moins élevées.
Il se sentait en effet plus à l'aise que lors de son dernier passage ici, très peu de temps après qu'il ait débarqué sur Punk Wolf, lorsqu'il s'était retrouvé à visiter sans véritable planification le temple de la déesse violette. Il y avait bien une sensation désagréable, quelque chose qui lui rappelait qu'il était quand même bien mieux au soleil, mais cela restait vivifiant, d'une certaine manière. Il n'avait pas l'impression qu'une myriade d'aiguilles menaçaient de se planter dans ses pattes, sa gueule, son nez, ses yeux, ses articulations. De lui dévorer la queue.
Il était même à température constante.
Il ne savait pas trop pourquoi, mais c'était une bonne chose. Une meilleure résistance au froid lui serait utile, dans les mois à venir. S'il parvenait à ses fins, en tout cas.

Il trottinait dans le creux de la vallée, longeant la lisière des arbres, et promenait son regard doré sur les parois bleues des hautes montagnes, qui s'ouvraient, toujours plus au Nord, sur ce qu'il supposait être la banquise. Ses yeux s'attardèrent un peu plus longtemps sur la cassure qui paraissait briser ainsi la chaine de montagnes, laissant apercevoir à qui avait l'oeil particulièrement affûté le léger miroitement d'une mer de glace. Comme prête à avaler les plaines, la roche et les arbres ; dans l'attente d'une opportunité. Avaler quiconque se serait aventuré un peu trop près, aussi.
La promesse d'un monde nouveau, et les mille-et-un dangers qu'il abritait.

Il finit par se stopper dans l'ombre d'une grande pierre plate et polie par les vents, songeur. Au-dessus de sa tête, son oiseau vint se poser dans un renfort rocheux, l'observant d'un oeil inquisiteur.

— No creo que este viaje te va a gustar, fit-il en levant le museau vers ce dernier, une moue amusée sur le visage.

L'oiseau s'ébroua, avant d'émettre un cri bref.
Bien incapable de l'interpréter, Joaquín baissa le nez. Il supposait qu'une réaction de l'animal valait mieux qu'un silence de mort, même s'il n'aurait pas craché sur quelques mots en retour. Ce périple risquait de lui paraître bien long par moments. Mais il ne pouvait s'empêcher d'espérer que son compagnon à plumes l'accompagne et brave le grand froid à ses côtés, en dépit du danger que cela pouvait représenter pour lui. Il pourrait le protéger. Il n'avait de toute façon pas le choix.
Après une vague hésitation, il fit quelques pas pour s'éloigner de l'ombre du rocher et alla s'étendre dans l'herbe voisine, étirant paresseusement ses pattes devant lui pour profiter au maximum de la caresse du soleil. L'endroit était agréable et il n'était pas pressé.
Il n'eut cependant pas vraiment l'occasion de profiter de ce moment de quiétude, puisqu'au bout de quelques minutes à peine son oiseau, toujours sur son perchoir, émit un nouveau cri, qui fut bientôt suivi par l'arrivée à son nez d'une odeur portée par la brise. Quelqu'un approchait. Une Nakhu.
Il haussa les épaules et posa la tête sur ses pattes, avant de fermer les yeux. Lui qui était le premier à rire du pacifisme de la meute n'allait clairement pas s'en plaindre. Au moins ici était-il assuré d'avoir la paix.

Quittant l'église, Ysée s'apprêtait à regagner le dédale pour se reposer, à l'ombre.
Ses projets furent avortés lorsque parvint, à ses narines, l'odeur de ce loup venu d'ailleurs. Cela faisait bien longtemps, qu'elle n'en avait pas senti, et encore moins vu : depuis la fermeture des frontières, effective depuis de longs mois.
De tous les Nakhus, elle était, avec sa mère, peut-être, celle à qui la découverte de nouvelles personnes et de leurs histoires, manquait le plus. alors, ce fut avec une certaine excitation que la femelle claire suivit la piste, sans savoir, d'avance, quelle attitude elle devrait avoir envers cet étranger.

Il n'avait pas le droit d'être là, les consignes étaient claires et Papa serait peut-être déçu, si elle le laissait faire, si elle fermait les yeux sur cette infraction.
Quelle attitude Yurai approuverait-elle ?

Ysée s'approcha, gardant, ceci dit, une distance entre eux. Elle ne pouvait connaître les intentions de cet individu et de, par sa nature fragile et ses aptitudes en combat inexistantes, elle préférait se laisser l'occasion de fuir si les choses n'allaient pas. Cette précaution mise à part, elle arbora une expression aimable et amicale.
Il était couché là et aspirait peut-être à une tranquillité qu'elle ne pouvait, hélas, pas lui laisser.

- Bonjour. Les frontières sont fermées. Je regrette, vous ne pouvez pas rester ici. Peut-être avez vous besoin d'aide ?

Ils n'accueillaient plus de réfugiés, mais elle pouvait toujours soigner une blessure ou lui apporter quelques victuailles, si il en avait besoin.
Enfin, il ne semblait pas nécessiteux.

Il s'était demandé, tandis que l'odeur de la femelle s'affirmait graduellement, s'il allait écoper d'une salutation ou se trouvait juste sur un chemin plus emprunté qu'il n'y paraissait. Peut-être passerait-elle son chemin, peut-être ne s'approcherait-elle même pas plus. Peut-être venait-elle juste jeter un coup d'oeil par principe.
Les principes altruistes d'une meute beaucoup trop pacifiste pour son bien. Pour qu'à un moment donné, ça ne se finisse pas mal.
L'odeur avait bientôt été accompagnée d'un bruit de pas et il avait supposé qu'il lui faudrait converser. Il ne s'en plaignait clairement pas : la compagnie des siens lui manquait, et même la perspective de se prendre le bec de manière exaspérée avec une hippie se révélait soudain plus qu'aguicheuse à ses yeux.

Il ne prit pas la peine de lever la tête ni même d'ouvrir les yeux lorsqu'il entendit le bruit des pas se stopper à quelques mètres de lui. Un calme apparent qui s'évanouit bien vite lorsqu'on lui annonça que les frontières étaient fermées et qu'il fallait qu'il se taille, même si c'était d'une voix douce, même si ce n'était pas agressif pour deux sous. Tiré de sa quiétude paresseuse, Joaquín ouvrit cette fois-ci grand les paupières et chercha du regard celle qui s'avéra être une femelle gracile au long poil clair. Qui se tenait un peu en retrait, comme prête à détaler au moindre signe d'agression.

— Quoi ?! fut tout ce qu'il trouva à dire dans un premier temps, surpris par un revirement de situation si inattendu.

Il scruta les alentours, huma l'air. Elle était visiblement seule.
Y avait-il eu un incident ?
Elle n'avait pas l'air totalement à l'aise, mais pas terrifiée pour autant.

— Depuis quand ? demanda-t-il en plissant les yeux, scrutant la louve avec scepticisme.

A la réponse du mâle, Ysée se sentit plus peinée encore par cette situation.
Ce pauvre mâle ne semblait pas être au courant de l'actuelle situation et, combien était-ils, ceux qui viendraient sur leurs terres en espérant y être accueillis comme ça avait toujours été le cas ? Ne faudrait-il pas mettre, aux frontières, une information plus efficace, afin d'éviter ce genre de situation embarrassante ?
La jeune louve baissa les yeux.

- Depuis quelques mois, déjà.

Depuis trop longtemps, déjà, et elle n'était pas certaine que les choses viendraient à s'arranger rapidement : Les Nakhus ne semblaient pas encore prêts à s'ouvrir, à nouveau, au monde extérieur.
Quelle tragédie d'avoir à subir cela par la faute d'un seul individu, quand d'autres Solitaires avaient prêté patte forte afin d'éteindre l'incendie. Quand bien même ils n'avaient pas tous été des plus efficaces sur cette tâche, c'était un geste qu'ils ne pouvaient se permettre d'oublier.

Mais c'était son avis et elle n'était personne.

Ca faisait plusieurs mois.

Plusieurs mois que le territoire de la meute selon lui la plus naïve de l'existence était fermé et il n'en avait pas la moindre idée. Et ça aurait pu durer pendant encore des lustres. Ca aurait pu revenir à la normale sans qu'il ne l'apprenne, sans cet étrange concours de circonstances. Si au moins, ça pouvait ?

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda-t-il, son regard trahissant sa confusion.

Ces années d'ermitage à vivre en marge du monde s'étaient faites dans l'ignorance la plus totale. Ignorance qu'il regrettait à présent.
Il aurait besoin de passer par les terres Nakhus lors de son périple vers le Nord. Si cette femelle semblait douce et raisonnée, pouvait-on en dire autant de ses compagnons ? Pour une fois qu'il avait besoin d'aller vers le Nord et de se rendre chez eux, voilà que c'était interdit. Sans déconner.

Avait-on finalement profité de l'ouverture d'esprit et la trop grande complaisance des Nakhus ? Ou y avait-il tout simplement un renouveau hiérarchique chez ces derniers ? Une nouvelle tête de clan plus jeune, plus passionnée, avec des idées différentes de celles de leurs aïeux ?

Déjà fatiguée, à force de rester debout, de parler et, avant de croiser ce loup, d'avoir marché, Ysée s'assit en face de lui.
Il n'avait, définitivement, pas l'air hostile, alors elle n'avait plus de raisons pour rester prête à partir.

- Un Solitaire a mis le feu à la bibliothèque, volontairement.

Un Solitaire pourtant né chez eux, de ce qu'elle savait.
Cette précision la gênait un peu, par ce qu'elle savait bien, elle, que tous n'étaient pas comme ça, encore une fois.

L'expression de Joaquín se figea. Il n'était pas au courant de l'existence d'une bibliothèque — mais que savait-il des Nakhus, au final ? – et si ce genre de lieu relevait plus pour lui de la légende urbaine que de la réalité — pas de bibliothèques chez lui –, il savait clairement reconnaître un move de bâtard quand il en voyait un.

— Pourquoi ? fut sa seule réponse.

Il n'était pas spécialement attaché aux lieux de connaissance, n'ayant jamais été mis au contact de ces derniers et ayant grandi dans un contexte où on tendait plus à ridiculiser les cultivés qu'à les acclamer. Mais il savait que sa grand-mère aimait bien les livres, de son temps. C'était une grande romantique. Apparemment.
Elle aurait sans doute aimé aller dans une bibliothèque.

La jeune louve haussa les épaules.

- Je ne sais pas vraiment... Je crois qu'il était fou.

Quelle autre raison pouvait bien justifier le fait de mettre le feu à une bibliothèque, après tout ?
Ou alors, peut-être que quelque chose, l'un de leurs agissements ou un manque de considération (?) avait offensé cet Heinly et il avait alors ressenti le besoin de se venger d'eux.
C'était un sujet qu'elle ne comprenait pas vraiment et qui avait, d'ailleurs, le don de la mettre un peu mal à l'aise. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas été confrontée à tant de violence.

Ysée se redressa un peu.

- Mais ne vous inquiétez pas, je pense que malgré cet incident, nous ne saurions fermer nos frontières trop longtemps.