La septième année † Libre

Il est mille endroits qui recèlent de souvenirs, et tous il a envie de les parcourir. S'il ne peut plus voir sa silhouette qu'il a depuis longtemps dépassé, s'il ne peut plus détailler allègrement la courbe de son visage, s'il ne peut plus contempler son corps si petit, si agile et pourtant si fort...

Alors il peut se raccrocher à tout ce qu'il lui reste d'elle.

Ces souvenirs qu'elle a laissé, cette plaie si ample dans son coeur, ce gouffre qui le bouffe et l'empêche de se définir. Ce hurlement qui s'est tu mais qui à chaque lieu fort se rappelle à lui. Il y a eu les plages, il y a eu les abords du Sanctuaire si souvent. Quand elle venait, lui apprenait. Lui montrait Poe, lui montrait le monde, les blaireaux, les écureuils et les martres, toutes ces petites bêtes qu'ils avaient pu observer puis chasser.

Puis quand elle lui apprit à nager, lui apprit à se battre.

Lui apprit à vivre.

Malgré elle, lui apprit l'amour.

Sciemment, lui apprit deuil et douleur.

D'elle seule il avait appris, et tout du meilleur au pire. Du rêve au cauchemar. Et maintenant qu'elle n'était plus là, qui était-il ? Les livres n'avaient plus de saveur, le contact du papier sur ses pattes ne lui donnait qu'envie de les déchirer et de les jeter au loin. Pour son bien-être et celui des bouquins survivants il avait du fuir la bibliothèque. Sa famille il ne voyait qu'en demi-teinte - l'amour qu'il éprouvait pour eux était si pâle en comparaison de celui dans lequel il s'était noyé des années durant. Il s'était baigné dans sa présence, en permanence.

Et elle n'était plus là.

Le coup porté par l'ours était si dérisoire, en comparaison. Ce coup qui avait tout fait pour lui ôter la vie, ce coup qu'il avait accueilli presque avec soulagement. Avait-ce été là son erreur ? Ce fut après tout le début de la fin. Il n'avait pas réussi à se relever assez vite, malgré le but qui éclairait le chemin pour se remettre de ses blessures.

Etait-ce de sa faute ?

La fraîcheur de l'eau sur ses pattes, le clapotis de la mer lui répondit.

La tortue, qui avait failli l'envoyer par le fond. C'était ici, ou presque. A quelques kilomètres près. Y avait-il toujours des dauphins, ceux avec qui elle aimait tant danser ?

De nouveau, quelques larmes qui coulent sur ses joues. Mélange de douleur d'introspection et de souvenirs. Silencieusement, il les chasse. Il les cache.

De quelques pas il est dans l'eau. Il est raide, le trajet fut long et périlleux. De souplesse et de force il a perdu, lui qui claudique en permanence sur sa cuisse si abimée. Mais ce trajet, entre l'île fantôme et les terres Nakhus il a l'habitude de le faire, alors il serre les dents. Il relève la tête, alors que son poil toujours si épais tente de l'attirer par le fond. Il stimule ses muscles endoloris, il force, il traverse. Bien plus grâce à sa détermination que grâce à son corps - ce corps abimé. Malmené.

Négligé.

Il s'ébroue, regarde les environs mais ses pupilles ne reflètent plus rien qu'une indifférence crasse.

Il s'assoit. Et il attend.

Il ne sait pas ce qu'il fait là, il ne sait pas ce qu'il cherche, il ne sait pas pourquoi il est venu.

Il ne sait pas où il doit aller - doit-il encore aller ? Peut-il encore aller ?

Une silhouette se détache, des teintes qui ravivent des souvenirs. Il n'y a pas... Elle n'est pas dans ces souvenirs. Mais le roux, les motifs sur son corps lui en rappellent un autre.


Le loup qui avait failli mourir.


Il ne fait pas un mouvement pour aller la voir, cette enfant. Ce souvenir est si peu important. Il y a deux types de souvenir, maintenant. Ceux qui ne lui tirent rien, ceux qu'il considère avec indifférence. Ceux où elle n'était pas.

Et il y a les autres.

Mais c’est elle qui s’approche. Elle qui avance sur ce sable - sur son sable, sa plage, son domaine. Qui s’approche et s’arrête, le dévisage et focalise son attention sur le vert du savoir et de la logique. Ses yeux pleurent, comme les siens ont tant pleuré, mais pas de la même manière. Ils ne pleurent pas de tristesse et de désespoir, mais en réflexe à ce qui sous son museau brille.

Puis dans son pelage plonge ses pattes. Sans plus de cérémonie, comme Lewis aurait pu le faire à une époque. Si elle en avait eu l’envie.

Lewis Lewis Lewis Lewis Lewis Lewis.

A elle tout revient toujours.

Cendres n’esquisse pas un geste, restant debout devant elle, queue trainant au sol, inerte. Flasque.

Oui.

Il n’avait de sa mère pie conservé que le pelage qui s’alourdissait et le tirait vers le fond à chaque jeu d’eau - encore quelque chose qu’il ne pouvait offrir à Lewis.

Décidément n’avait-il jamais été fait pour elle.

Hésite pas à me dire si ça t’embête de continuer, j’ai bcp traîné dsl )))):



La caresse de ses pattes sur son corps, dans son poil, lui tire un frisson. Il n’en a pas l’habitude, plus depuis longtemps. Elle aussi, aimait les contacts, en prodiguer, en recevoir. Avec les coussinets comme avec les griffes. Son esprit n’est qu’un débris coincé dans le passé, il s’en extrait avec difficulté alors que le contact le quitte enfin. Il ne le regrette comme il ne l’abhorrait.

Non. Je n’ai jamais connu le ciel, donc il ne me manque pas.

Sourd à ses ordres qu’il ne peut entendre il reste immobile face à elle. Il a conscience de l’étrangeté de son attitude, il sait que la bien-pensance lui demande de parler, poser une question ou apporter réponse, mais il n’en a cure. Il pourrait, pourtant. Parler de ces oiseaux, sa famille, qu’il admire sans jalousie depuis le sol. Il pourrait…

Il aurait pu, à une époque. Hier, oui.


Mais il n’est plus qu’une coquille vide.

Qui as-tu perdu ? C'est une bonne question, ça. La blessure est encore fraîche, ouverte presque, pas besoin d'attendre que quelqu'un replonge les pattes dedans, peu importe que quelqu'un replonge les pattes dedans comme on fouille les entrailles d'une bête à peine morte pour en extraire chaleur et subsistance.

Elle-

Elle, elle qui ? Elle quoi ? Les mots se chamboulent à la sortie de sa gueule mais y échouent et y meurent, incapable de prendre forme pour autant. Sa mâchoire inférieure tremble légèrement, se ferme, il cherche ses mots, de les trouve pas.

Elle.

Elle, elle était tout. Elle était son jour et sa nuit, ses attentes et ses présences, elle était son sourire, elle était sa force et celle qui toujours vers l'avant l'emmenait. La seule, qui lui montrait. Des terres nouvelles, des bêtes nouvelles, des aventures nouvelles, des jeux toujours nouveaux, qui sans elle n'avaient que gout...

De Cendres. Cendres il était, sans Elle.

Elle était tout.

C'est une réponse plus honnête, pas moins cryptique, la seule qu'il peut lui donner.

Tu ne l'as pas rejointe.

Cette suggestion, encore. Comme la louve au masque, près de la Vasque. Cette suggestion sur laquelle il navigue, naviguait déjà avant d'arriver ici, une suggestion qui s'installe comme une promesse de mieux dans son coeur. La paix, le calme, la douceur de l'oubli.

Pas encore.

Des souffles, des souffles et des murmures, la seule manière pour lui de s'exprimer ? Il plisse les babines. Pourquoi, d'ailleurs ? Pourquoi n'être pas parti à sa recherche, ne pas l'avoir rejointe ? Pourquoi pas, pourquoi pas encore ?

Pour l'instant, il chassait ses souvenirs. Un par un, il les collectait, de toutes les places qu'ils avaient parcouru ensemble. Il goutait à chaque lieu, à chaque souvenir l'amer de ce qu'il lui restait. Il cherchait, cherchait quelque chose, quelque part. Qu'il ne trouverait pas. Et s'ils s'étaient trompé, si elle était encore là, quelque part. S'il oubliait, un instant, qu'il ne la reverrait jamais ? S'il oubliait, et s'il vivait avec ses souvenirs, était-ce seulement possible ? Que ne ferait-il pour la revoir...

Il reste encore quelques souvenirs.

Les mots lui échappent, plus tangibles que tout ce qu'il a dit jusque là. Lorsque ces souvenirs disparaîtraient, alors elle serait partie à jamais. Mais pourquoi s'accrocher à ce qui ne servait qu'à le faire souffrir ?

La compagnie des vivants ? Il repense à Octavia, qui est venu le voir à la bibliothèque de si nombreuses fois, et qui faisait tout pour lui remonter le moral (avec sa non-délicatesse habituelle, bien évidemment). A Eva, qui lui prodigue un amour envahissant. Ajani, un amour plus timide. Momon et Ruine, avec qui il reste proche malgré les routes différentes qu'ils ont emprunté.

Il baisse le museau.

On ne me laisse pas seul.

Peut-être aimerait-il. C'est toujours dans le silence de la bibliothèque qu'il se sent le mieux.

Enfin. Maintenant, il n'y a nulle part qu'il se sente bien, Sa présence toujours un besoin qui rôde aux limites de sa conscience.

A chaque question il répond. C'est ce qu'il a toujours fait, répondre aux questions. Mais il ne s'intéresse pas assez pour en poser, souvent il attend que le flot se tarisse et une fois fait il peut enfin prendre congé. Ou, parfois, les questions sont intéressantes et mènent à d'autres questions.

Rarement, il joue.

Avec Elle seulement il jouait.

Et maintenant.