Éclate l P.V. Mif

Il y avait comme le son d'un orage dans la Moere, de la foudre qui s'abat sur la terre et en fend les entrailles.

C'était un orage pas comme les autres, pas comme celui qui roule dans les nuages lourds et qui noircit le ciel, pas comme celui qui sent l'ozone et qui se rompt dans un craquement d'outre-tombe, pas comme celui que parcourent ensuite les éclairs lancés à la poursuite des trombes d'eau.

C'était un orage qu'elle connaissait, c'était un orage qui avait un nom comme on nommait les ouragans.
Un orage avec lequel elle avait grandi et qu'elle connaissait par cœur, un orage qui grondait toujours fort, plus fort que tous les autres.
Axie, Alex, Alexandrine.

Anita la regardait avec de la peine dans ses yeux brouillés.
Elle aussi, elle a vu. Elle a même été jusqu'au temple pour toucher et sentir une dernière fois, elle a enfin tourné la page d'un chapitre long qu'elle ne voulait pas conclure mais qui avait pourtant prévenu de sa fin.
Elles étaient prévenues, oui.
MaAnette avait voulu faire de son mieux pour que ce soit facile.

Mais ça ne l'était jamais, n'est-ce pas ?

Sur ses joues aussi la pluie a percé les nuages, et à chaque craquement d'un arbre qui cédait à la violence son corps frémissait comme si elle en recevait le coup.
Crac, crac, crac.

Elle ne sut pas combien d'entre eux elle laissa s'effondrer et éclater avant de finalement se mettre en marche pour émerger parmi les rangs des survivants, louvoyant de son corps longiligne à travers ceux qui tenaient encore droit et debout - pour combien de temps ?

Il était rare qu'elle ne sache pas quoi dire, Anita. C'était peut être qu'il n'y avait rien à dire et juste tout à ressentir.


À pas lents dispensés dans une trajectoire en ligne droite, la Prêtresse Jaune s'approcha de la Prêtresse Rouge en furie.
Sans craindre à un seul moment de se trouver dommage collatéral d'un coup de queue, d'aile, patte ou croc de cette tornade en souffrance qui aurait pu se perdre dans sa direction, elle marcha jusqu'à elle.

Et contre l'épaule de sa sœur s'appuya, colla ensemble leurs visages mouillés.

Gronde, gronde l'orage.


Brûlent, brûlent les âmes en peine.

Encore un mort à enterrer, aux côtés de MaSheina, Pepper et Piclou. Leur famille qui disparaissait peu à peu. Narcisse inspira, ses longues griffes s’enfonçant un peu plus dans l’écorce de la branche sur laquelle il s’était installée. La hauteur, avait toujours eu quelque chose d’apaisant. Un moyen pour qu’il se vide la tête, se libère ne serais-ce que temporairement de ce flot d'émotions.
Et au loin le son d’arbre que l’on écrase.
Et une odeur familière.
Silencieux et souple, il regagna le sol, s’approchant de la source du vacarme pour sans grande surprise, tomber sur Alexandrine. Anita déjà sur les lieux, offrant contact à leur soeur. Narcisse aussi approcha, faisant face. Son expression est devenue plus triste depuis la mort de MaSheina, mais il ne pleure pas.
Sa patte se pose sur le poitrail de sa soeur, en un contact ferme.

« — Ça suffit, Alex. »

Le ton se veut apaisant.
Narcy rapprocha sa tête d’Alex, venant coller leur joue pendant que ses pattes se referment tant bien que mal sur les silhouettes si différentes de ses soeurs. À défaut de trouver les mots juste, il leur offrait ce contact, sa chaleur.
C’était ce qu’il avait de mieux à leur offrir.  

L'aile qui l'enveloppa et se referma autour d'elle était un abri contre les sentiments qui déferlaient, contre les larmes qui ruisselaient, contre le monde entier.
Sauf.
Sauf contre ceux de ce monde qui faisaient partie de leur univers, ces épaules qui pourront toujours se soutenir, ces présences dont on ne doutait pas malgré les absences passées, ces joues contre lesquelles on s'autorisait à pleurer sans avoir honte ou peur de jugement. Narcy les rejoignit, de l'autre côté de ce havre. Tout se serra alors - leurs corps comprimés dans un ensemble de pattes, d'ailes et de queues longilignes tout comme leurs cœurs endoloris.

Et cet ensemble qui tenait chaud la fit sourire.

La question de sa sœur le fit s'agrandir, et si les larmes coulaient encore elles n'étaient plus si importantes. Qu'elles s'échappent donc - elles n'étaient pas faites pour rester à l'intérieur.

— J'dors encore souvent dans la tanière du Castel, vous savez. Vous serez toujours les bienvenus.

Évidemment.
Elle n'avait su tout à fait se détacher de cet antre familial encore gorgés de souvenirs. L'espace reculé au sein du temple de la Moere elle retrouvait aussi de temps en temps - moins souvent, à cause de son devoir qui l'obligeait à rester près des siens.
Comme leur mère avant elle, son temps et ses passions étaient segmentés entre deux mondes.
Les mots d'amour d'Axie n'eurent besoin de réponse mais gonflèrent sa poitrine de tout le positif dont elle avait besoin en cet instant, ils étaient un torrent de feu qui se jetait dans une mer glacée, une chaleur qui se frayait parmi la nuit froide de leurs deuils.

Un silence s'imposa avant que sa voix, un murmure, ne s'élève dans le secret de leurs six oreilles.

— Vous vous souvenez quand on ramenait de la terre et plein d'autres trucs de la Moere en allant passer quelques jours au Castel pour rejoindre MamAnette ? On barbouillait les murs, on dégueulassait tout. Il en reste encore des traces.

Un éclat de rire, doux et tremblant.
Souvent avait lieu ce trajet quand ils n'étaient que des louveteaux, nés dans le Temple de Kiro et enfants de la Moere mais dont l'autre mère devait présence régulière à la forteresse. Ils la rejoignaient alors à ces moments pour vivre dans l'autre tanière, entreprenaient le trajet qui paraissait si long à leurs pattes et yeux d'enfants - et qu'ils terminaient souvent, épuisés, sur le dos d'une mère ou de l'autre.

Ces souvenirs étaient précieux, leur unité était précieuse.
Ces souvenirs qui les liait et qui faisaient vivre la mémoire de leurs mères, il fallait les partager pour ne pas eux les enterrer.

L’aile s’ouvre. Une étreinte que leur mère chauve-souris leur offrait à l’époque… que Désastre lui offrit aussi afin de l’apaiser. Narcisse ferma ses paupières, profitant du contact de ses soeurs.
Là, il lui sembla presque que le temps s’était suspendu.
À la demande d’Alex, il conserva le silence un instant, ne prenant la parole que lorsqu’Anita évoqua sa tanière. Lui avait délaissé le Castel, préférant dormir dans des endroits plus à l’écart.

« — Pour cette nuit. »

Pour ses soeurs, il le ferait.
Aux souvenirs de leurs trajets pour se rendre jusqu’au Castel, Narcisse posa ses prunelles dorées sur Anita. Oui ces trajets furent éprouvant au début, puis ne devinrent qu’une banalité. Ils purent profiter des ailes de MaSheina et du dos musclé de MaAnette pour les transporter encore plus vite d’un point à un autre.

« — JMaSheina râlait si on osait salir le temple de Kiro, mais MaAnette s’en fichait qu’on puisse mettre de la boue dans la tanière… on en profitait peut-être un peu trop… »

Un petit sourire pensif qui étire ses babines.
Des marques de boue sur le pelage de MaAnette, des dessins de gamins aux murs, les traces de leurs pattes… et la certitude de n’être jamais vraiment punis.
Quand bien même ils avaient multiplié les bêtises… que ce soit les petites escapades en douce nécessitant de passer sous MaSheina dormant la tête en bas dans le temple ou parler avec des inconnus aux frontières pour mieux comprendre le monde qui les entouraient.