Là où rode la mort - Libre.

C'était encore l'un de ces jours.

L'un de ces jours où au réveil la douleur était présente près du cœur, logée comme un poignard oublié.
L’un de ces jours où malgré le soleil et les sourires, s’imposaient avant tout des nuages et des orages.

De la même manière qu'un séisme perdait en puissance quand chaque secousse s'éloignait un peu plus de l'épicentre, sa peine refluait avec le temps qui creusait ses inexorables tranchées.
Elle ne mourrait jamais totalement, elle le savait et l’acceptait - mais elle évolueraient en quelque chose d’autre et serait à terme assez distante pour n’être qu’un poids léger à porter parmi tant d’autres accumulés au cours d’une vie. Mais quand tout cela était encore relativement proche, quand il lui arrivait parfois de se réveiller d’un rêve qui lui serrait la poitrine avec des joues mouillées…
Le lendemain était souvent très fade.

Souvent, elle se contentait de laisser couler ses larmes - laisser sortir les émotions pour ne pas qu’elles explosent, comme Dez l’avait dit - et de s’entourer de visages heureux et familiers.
De temps en temps, ça n’était pas assez.
Après la mort de Sheina déjà, Anita avait souvent trouvé une forme de paix et de réconfort à simplement quitter le territoire Etelkru pour s’aventurer au gré de terres libres chargées de bien moins de souvenirs. Cet air chargé d’odeurs différentes revigorait son corps autant que son esprit, assouvir un peu cette soif d’aventure reléguée à l’arrière-plan réveillait des sentiments positifs.

Mais il lui fallait aussi chercher encore d’autres moyens d’accomplir son deuil et de gérer son chagrin.

Alors en ce jour Anita s’était envolée sans tarder et avait filé droit vers le Nord.
Pas le simple Nord, celui qui concentrait les terres Nakhus, non.
Le Grand Nord. Enfin, plutôt quelque part entre les deux : vers la grève, à cet endroit gelé où tout avait débuté, à cet endroit où le sol s’était ouvert sur des eaux noires et des mâchoires immenses.
A cet endroit où en s’enfonçant suffisamment, on pouvait côtoyer la brèche sans pour autant s’y engouffrer.
Elle vola quelques temps supplémentaires après avoir dépassé les champs Nakhus qui furent longtemps, ces dernières années, l’endroit où elle amorçait sa descente pour aller à la rencontre de la meute de Yurai - et de Mido, maintenant. Mais aujourd’hui elle les dépassa sans un regard en arrière.

Pour finalement poser patte sur un sol de neige et de glace qui envoya des frissons remonter le long de ses membres pour envahir tout son corps.
L’Alpha s’ébroua et leva le nez vers le mur de glace qui séparait leur monde de celui de créatures du passé et des Dires.
Elle resta un moment à le contempler, ce rempart naturel. Et à regarder les volutes de fumée blanche qui s’échappaient de sa gueule.
Quelle idée de venir ici au moment où la belle saison commençait à poindre du nez sur leurs terres.
La pensée la fit sourire puis la louve se mit à trotter.
L’avantage était qu’elle semblait au moins trouver ce qu’elle était venue chercher : des pensées autres, une occupation de l’esprit qui lui permettrait de se raccrocher à autre chose qu’à un chagrin qui refusait de la laisser pour de bon.
Il y avait une technique qu’elle n’avait pas encore expérimenté, une qui occupa pourtant longuement sa soeur.

Celle de se perdre dans ces territoires immenses et de tuer des dinosaures.

Bon, Anita n’était pas Alexandrine, et Anita ne servait pas Aka.
Elle l’était pas sûre d’avoir réellement envie de massacrer ces reptiles qui pour la plupart n’étaient pas franchement des adversaires qu’elle pouvait affronter seule. Mais il y avait bel et bien quelque chose qu’elle pouvait - et devait - faire et qui était de surveiller ce fameux passage entre les deux mondes.
Passage dans lequel se trouvait justement un dinosaure.
Elle s’en rendit compte un peu tard, surprise de constater que ce qu’elle avait pris pour une ombre dans une crevasse était en réalité un être vivant, et elle ne se figea que bien après que les yeux reptiliens se soient posés sur elle.

Il y eut quelques secondes suspendues dans le temps durant lesquelles les deux créatures, chacune gardienne d’un côté de la brèche, se jaugèrent sans ciller.

Puis le dinosaure s’élança vers elle.

Anita gronda un juron et commença à battre des ailes sans décoller pour les réchauffer et préparer ses articulations rendues plus raides par le froid.
Une bonne distance les séparait encore et la louve comptait s’envoler au tout dernier moment pour s’octroyer cet effet de surprise.
Alors que la créature s’approchait, propulsé par des foulées puissantes qu’elle sentait vibrer dans ses coussinets, elle put mieux le détailler.
Pas très grand, pas des plus épais ; mais suffisamment pour qu’elle n’ait pas intérêt à se retrouver au corps à corps à la merci de ses muscles et de ses dents fournies.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres, la Prêtresse s’arracha au sol dans un claquement rapide des membranes et une détente efficace de ses postérieurs.

Comme elle l’avait prévu, la bête ne l’avait pas anticipé et elle se gratifia d’un sourire satisfait tandis que le long de son échine courut un frisson qu’elle connaissait bien.
La course de l’adrénaline pulsant dans ses veines, prête à se décharger.
Elle commença à voler en cercles serrés au-dessus du raptor qui s’était arrêté et dont la tête levée vers le ciel suivait le moindre de ses mouvements, comme s’il cherchait à trouver comment lui allait bien pouvoir la surprendre.
Mais elle ne désirait pas lui en laisser le temps.
Ce fut un saut qu’il tenta, de deux puissantes pattes qu’il plia puis tendit. La mâchoire claque et frôle le bout de sa queue - mais Anita était rapide, bien plus que lui.
Plus loin sur la banquise, elle a repéré de quoi se débarrasser de lui.

Un couloir de roche hérissé de pointes de glace formait une allée efficace pour masquer le trou dans la glace, là où flottaient encore quelques blocs dans une illusion presque parfaite de solidité - mais pour quiconque se jetterait à corps perdu sur la piste, le piège serait inévitable.
De risque elle ne prendrait pas pour autant.
Il y avait autour de son avant-main, passé dans les plis de sa cape, une longue corde qu’elle aimait avoir quand elle s’éloignait beaucoup et comptait s’adonner aux plaisirs de l’exploration. On pouvait faire beaucoup de choses, avec une corde.

Anita vrillait et virevoltait autour du raptor ; passant parfois assez près pour qu’il tente de la mordre, décrivant parfois des trajectoires assez larges pour qu’il soit obligé de changer de position.
L’idée était de le garder stimulé sans rythme précis dont il pourrait tirer profit pour l’attaquer. Et pendant ce temps là la louve dénouait la corde, en prenait en gueule une longueur suffisante.

Et sans crier gare, elle s’élança.

Un cri strident sortit de la gueule du dinosaure qui se lança à sa poursuite, furieux. Il s’engagea dans l’étrange tunnel de glace sans se poser de question, les yeux rivés vers l’agaçante proie qu’elle représentait.
Sa course était lourde et ses pas déterminés.
Le cœur battant, Anita plongea vers le sol et le racla du bout d’une griffe audacieuse.
Ça l’enragea, ça le fit crier et courir plus fort.
Elle remonta vers le ciel d’un angle brusque.
Et le raptor, nez à nez avec le sol traître et brisé qu’il remarqua un peu trop tard, rugit encore.
Il dérapa pour arrêter sa course ; un peu trop tard, mais plus tôt qu’elle ne l’aurait imaginé. Alors que l’une de ses pattes griffues avait déjà percé les bouts de glace et avait disparu sous l’eau, le reste de son corps était en dehors et il n’en aurait pas pour long à s’extirper du trou.
Là entrait en scène la corde.
La louve exécuta un demi-tour nerveux pour repasser par-dessus le dinosaure sur quelques mètres, puis une nouvelle volte-face. Ses crocs s’écartèrent un peu pour laisser tomber quelques dizaines de centimètres de corde, se refermèrent pour raffermir ensuite sa prise.

Et comme un licol, le lasso ainsi formé fut lâché sur l’encolure de la créature préhistorique.
Il y eut un râle d’incompréhension de sa part, puis un cri plus furieux quand Anita tira sur ce qu’elle tenait encore du lien. Il lutta… Puis bascula dans les eaux froides.
Là où il ne représenterait plus de danger immédiat.
Mais la louve désirait récupérer sa corde, demeurée coincée par le corps qui se débattait à grands gestes.

Là fut son erreur.

Cette queue qui s’abattit sur elle fut repérée trop tard pour être esquivée.
Le puissant appendice frappa ses reins de plein fouet et la propulsa loin des mouvements erratiques de la bête avec un jappement interrompu par le choc de son corps contre les parois de glace et de roche.
Le glapissement se transforma en gémissement.
Elle avait mal.
Trop mal.
La douleur de pareil coup de fouet, elle l’avait connu quand ce fut la queue de l’allostérie qui stria de rouge son épaule.
Cette douleur était bien plus forte sans qu’elle ne puisse comprendre pourquoi.

Poussant sur ses pattes tremblantes, Anita se releva, haletante. Une fois debout, elle put contorsionner sa nuque pour observer son flanc blessé, battant des cils plusieurs fois pour chasser le flou de sa vision.
Et comprendre pourquoi le feu qui irradiait dans son abdomen n’était pas du qu’au claquement de la queue de dinosaure.
C’était un trou qui avait pris place et qui couvrait sa cape comme son poil d’un vermeil sombre et chaud. La traînée saturée sur la neige lui permit de rapidement retracer le coupable, dans cette pointe de glace maintenant brisée qui avait hérissé les abords des couloirs. Là où le choc l’envoya s’écraser.

Les crocs serrés, Anita s’éloigna du dinosaure qui luttait encore dans l’eau et des rugissements enragés qui agressaient ses tympans soudain bien sensibles.

Elle avait froid, elle avait chaud.

Elle parvint à exploiter assez d’adrénaline pour s’éloigner de la brèche pendant plusieurs minutes avant de s’effondrer au creux d’un rocher esseulé, gémissant et respirant fort, vidée de son énergie.

Il fallait agir, maintenant.

Luttant contre l’envie de fermer les yeux quelques instants pour se reposer, l’hybride commença à chercher maladroitement dans la doublure de sa cape le nécessaire de rafistolage qui devait s’y trouver.
De plus en plus rageusement, à mesure que les secondes - minutes ? - passaient et que son museau engourdi ne semblait rien trouver.

Décidément, chasser seul à seul des dinosaures, c’était définitivement pour les fidèles d’Aka.

Son agacement envers la situation - envers elle-même - grimpa en même temps qu'un brouillard s'emparait de ses pensées, de moins en moins fluides. Son museau engourdi par le froid continuait de fouiller sa cape, en vain, alors qu'elle était persuadée qu'il s'y trouvait de quoi arranger son état.
Heureusement, elle n'aurait pas à s'en soucier beaucoup plus longtemps. Une voix connue et familière qui semblait venir de loin se glissa dans le souffle de vent - elle aurait pu croire à une hallucination si ce n'était pas ensuite son odeur puis son contact qui firent irruption à sa proximité.

— Ah, Holly.

Sa voix était petite et fatiguée mais son sourire néanmoins présent et au combien sincère quand elle croisa le regard de son amie - pas très longtemps ; avec les vertiges qui la prenaient sa vision se faisait parfois floue et elle avait du mal à concentrer ses yeux sur un point fixe.
Par Kiro, qu'elle était contente de la voir ! Bon, elle était toujours contente de la voir, mais à force de se voir au quotidien et pas dans des situations d'urgence, elle n'avait pas ressenti pareille émotion de soulagement depuis longtemps.
L'hybride se laissa accompagner au sol sans résistance, faisant en sorte de se concentrer pour regagner un maximum de lucidité.
Maintenant qu'elle se savait aidée et que la situation en était moins désespérée, il était plus simple de réguler les réactions de son corps blessé et de son esprit agité.

— J'ai de quoi faire un bandage quelque part, j'arrive juste pas à trouver. Ça doit être... Dans la doublure, par là.

Elle désigna les alentours du col de fourrure d'un vague geste de la patte, remarquant à peine que Holly elle-même fouillait dans sa cape et avait sans doute de quoi l'assister - puisqu'elle savait qu'il avait fallu la retrouver en urgence et savait sans doute, en conséquence, qu'elle s'était -plutôt bien- blessée.
En cet instant cependant, il était plus compliqué de connecter toute la logique de ces éléments et Anita n'aimait pas rester totalement impuissante.