The Knower ☀ Adellphe

Même pour elle qui côtoyait depuis sa plus tendre enfance les ruines du colosse qu'avait dû être le palais de la Plaie du Monde, les hautes portes de la Bibliothèque avaient quelque-chose de majestueux et intimidant. Le large bâtiment jaillissait entre les lambeaux de brume du petit matin nuageux, silencieux, imposant. Sous un arche de pierre usée par le temps, couverte ça et là de mousse, brillante de l'eau qui tombait en crachin silencieux du ciel, les lourds battants de bois sombre paraissaient juger ceux qui se présentaient devant leurs planches serrées et leurs gonds de métal noir. Oh, bien-sûr, après tout le chemin qu'elle avait fait, Adellphe savait qu'elle y entrerait. Elle s'était levée de nouveau avant l'aube, dérangée par ce trouble qui semblait ne plus vouloir s'en aller de son corps et de son esprit, et s'était résignée à marcher de nouveau. Mais quitte à avancer, autant que ce soit dans une direction qu'elle avait toujours rêvé d'emprunter : celle de la Bibliothèque Nakhu.

Elle ne tenait pas spécialement à croiser des membres de cette meute voisine, alors elle avait suivi la rivière en silence à l'heure où peu de loups sont dehors. Visiblement, les nordiques surveillaient peu les frontières, ou bien elle avait eu de la chance et tout s'était passé sans accrocs. Sa silhouette à l'aile unique avait fini par rejoindre la côte et la mer que le mauvais temps rendait grise et morne. Une traversée plus tard, elle se trouvait, le pelage humide et les yeux brillants, devant cette Bibliothèque. Elle prit un long moment pour savourer l'impression que lui faisait cette rencontre, ce que lui inspiraient ces lourdes portes. Puis, lorsque des gouttelettes se mirent à tomber de son aile et de son museau, elle s'ébroua et se décida à entrer. De son épaule frêle, elle poussa la port et se glissa à l'intérieur.

La tiédeur de l'atmosphère jurait avec le froid humide de l'extérieur, et elle aimait aussitôt l'ambiance maîtresse des lieux. Son regard clair parcourut rapidement les alentours ; la chaleur et la lumière étaient dispensées par des feux qui étaient au coeur même des murs - elle se demanda d'ailleurs si cela ne risquait rien, avec autant de livres aux alentours - et leur chaude lueur paraissait venir s'enrouler autour des nombreuses et hautes étagères. Jusqu'au plafond, des milliers d'ouvrages empilés, parfois soigneusement rangés parfois mis en vrac entre les planches qui ls soutenaient. La jeune louve ne put empêcher sa bouche de s'ouvrir en un petit sourire émerveillé... Jusqu'à ce qu'une voix fluette ne la tire de sa découverte contemplative.

Son museau retrouva aussitôt son expression neutre, et elle finit par apercevoir non loin la silhouette d'un petit loup, penché sur un ouvrage. Sa queue remua un fois de chaque côté alors qu'elle hésitait. Puis la curiosité l'emporta et elle s'approcha avec prudence. Il paraissait plus jeune qu'elle, encore louveteau, et parlait à haute voix en tournant des pages couvertes d'images et de symboles. Les oreilles de la louve se redressèrent légèrement. Mère lui avait parlé de ce qu'étaient les livres, et de la connaissance qu'il fallait acquérir pour les comprendre. Etait-ce possible que ce si jeune individu l'aie déjà ? Ou fallait-il naître avec pour pouvoir déchiffrer les trésors de la Bibliothèque ?

Elle s'arrêta à quelques pas de lui pour l'observer sans mot dire, ne suivant que d'une oreille distraite l'histoire rocambolesque que semblaient raconter les pages.

Il se passa un moment avant que le jeune loup ne s'aperçoive de sa présence, et elle eut tout loisir de le détailler et d'observer les quelques pages ornées d'images et de graffitis incompréhensibles qu'il fit défiler pendant ce temps. L'inconnu était haut sur pattes pour un louveteau, et arborait un pelage gris.... mais pas tout à fait. A la lueur seule des feux de cheminée elle n'en aurait pas juré, mais il paraissait avoir un peu de violacé ou de rouge colorant très légèrement sa pelisse. Il était aussi sombre qu'elle était claire de robe, et semblait presque sorti des ombres mêmes du lieu. Et cette apparence jurait étrangement avec l'éclat qui brillait dans son regard et l'immense sourire qu'il lui décocha en relevant le visage vers lui. Tout son être sembla plus lumineux, plus enjoué.

Avant même de prononcer le moindre mot et sans savoir qui elle était, il fit pivoter légèrement l'ouvrage pour qu'elle puisse le regarder plus à son aise. Ou non, plutôt pour lui désigner un petit dessin du bout de la griffe, qui attira brièvement les prunelles d'Adellphe, et déclarer qu'elle lui ressemblait. C'est vrai qu'il y avait dans la palette chaleureuse utilisée pour représenter ce loup une ressemblance avec son pelage, dont la chaleur était accentuée par la lumière du feu, mais elle ne put qu'hocher négativement la tête.

"Je ne pense pas." Répondit-elle. "J'ignore ce qu'est le petit peuple."

A bien y réfléchir, elle ne pouvait pas être sûre qu'elle n'en était pas une. Mère leur parlait peu de son passé et de là d'où elle venait, de qui était leur père à elle et sa tripotée de frères et soeurs. Après tout, pourquoi cet ouvrage ne désignerait pas simplement un peuple étranger ? Elle coula un nouveau regard vers la page, constatant tout de même que le personnage était bien plus fantaisiste qu'un simple loup.

"Tu sais les comprendre ?" Demanda-t-elle en replongeant son regard sérieux dans celui solaire de l'inconnu, tandis que sa patte désigna les lignes de symboles qui se trouvaient sous leur nez.