Le grand poinçonneur l Libre

De quelle taille fait-on les trous, pour y ensevelir des corps fiers et musclés ? De quelle taille fait-on les trous, dans le coeur et la mémoire de ceux qui restent ?

Et surtout, comment les rebouche-t-on ?

Lewis. Tarko, Tabralt, Kalashnikov, Teddy. Comment rebouche-t-on ces gouffres qui se creusent, se creusent, se creusent malgré nous dans notre chaire, nous transpercent, nous brisent sous prétexte de nous grandir ? Comment ? Asclepia ne savait pas, n'avait jamais su. Alors ces trous, il les cachait, il les recouvrait d'une pelure de déni, il posait son mouchoir dessus et faisait comme s'ils n'existaient pas.

Et, parfois, il tâtait des doigts dedans pour mesurer la profondeur de la plaie.

Légende vivante, éminent héros, maître exceptionnel. Daron accompli.

Il pose une patte toute en délicatesse sur le haut de la pierre tombale. Inspire...

Beh. J'espère t'es content au moins... Là où t'es.

L'exercice était difficile, et les mots se bousculaient dans sa gorge. Il faut dire qu'il n'avait pas eu souvent l'occasion de le réaliser. Il déglutit.

J'aurais aimé au moins terminer ma cour mais... Life sometimes gets in the way, comme on dit chez nous. Chez vous. Quelque part.

Que c'était nul. Asclepia était dégouté de sa propre médiocrité, lui habitué à tailler dans les mots les poésies les plus délicates, voilà qu'il ne parvenait même pas à sortir trois lignes sans basses banalités. Alors... Alors il se tait, et observe cette pierre tombale sous laquelle repose un ami. Un ami qui l'avait accepté tel qu'il était, qui n'avait pas composé avec ses bêtises plutôt que les avait accueilli avec chaleur et douceur, quelqu'un qui n'avait cherché à savoir si sa façade était réelle ou non - car ça n'avait pas d'importance, au fond.

Un maître et ami oserait-il dire. Avait-il été l'ami de Teddy ? Teddy, dans tous les cas, avait été le sien, et un des plus chers. Le plus fiable, sûrement. Roc, dans la tempête.

Un sanglot qu'il ne cherche pas à retenir, sa vision qui se brouille - malgré lui. Quand avait-il pleuré la dernière fois malgré lui ? L'avait-il seulement déjà fait, autrement que sur le coup de la douleur ? Il n'était pas sûr. Alors d'une patte il chasse les larmes, encore, encore, jusqu'à ce qu'elles arrêtent de sortir ; il époussette son pelage maintenant luisant, et renifle de la pire manière qui soit.

De toute les fois où il s'était apitoyé sur son sort, celle-ci était la plus douloureuse.

Il sursaute.

Il ne l'avait même pas entendu approcher, ce puceron qui se tient devant lui avec ses grands yeux violets. Et son corps, bien que sombre, dégage toute la chaleur que le chocolat en pelage peut exhaler. Bien que sombre. Il n'est pas copie conforme, c'est évidence, mais il est difficile d'ignorer le lien de parenté qui le lie à Teddy.

Oh petiot.

Un enfant ? Il semblait... Un peu jeune, Teddy déjà vieux à l'époque où il l'avait connu. Alors quand il était parti... Et sa compagne l'avait précédé dans la tombe. Petit enfant ? C'était plus probable. Mais de laquelle ?

C'est Prudy ta maman ?

La curiosité, avant tout. Vilain défaut. Asclepia renifle à nouveau, et mouche sa truffe dans ses pattes qu'il essuie après dans l'herbe autour de lui - peu ragoutant. Bien loin de ses habitudes habituelles, mais qui pour l'observer qu'un gosse de quelques mois ? Un gosse, ça n'a rien demandé à personne. C'est responsable de rien, pas même des bêtises qu'il fait.

Oui, il me manque. Il a laissé un énooorme trou, ici.

Du bout d'une patte, il trace un énorme rond au niveau de sa poitrine.

C'était le meilleur d'entre nous, tu sais ? J'espère qu'on te l'a dit.

Sinon, voilà chose faite.

(Je suis partie sur une réussite automatique de son pouvoir, si ça t'embête hit me up uwu)



Oh wow, il s'était vraiment pas tenu au courant. Ils avaient tous des gosses, et il était même pas capable de les ranger dans les bonnes branches. Bon, faut dire qu'ils étaient tous à peu près brun rouges, tous à peu près trop grand, et tous à peu près violets dans cette famille (que de mauvaises excuses).

Un rire franc mais nerveux secoue le paon sur la remarque morveuse, un de ceux qu'on ne peut s'empêcher de donner aux enfants qui racontent des bêtises malgré eux. Il renifle de nouveau, pour faire bonne mesure.

Beh eh dit, ça fait une paye que je les ai pas vues, les deux.

C'est que le monde était grand. Et, umh, rempli d'inconnus. Qu'il fallait un peu combler :

Et, errrhm, c'est qui ton papa du coup ?

Hein. Juste comme ça.

Puis vient la question fatidique, qui fatigue rien qu'à y réfléchir le paon bleu-vert. Il ouvre à demi la gueule pour sortir une bêtise, se ravise. Réfléchit un instant, deux, et se ratatine malgré-lui sur lui-même. Ses oreilles s'affaissent sur les côtés, et il déglutit.

Rien. Il va juste aller rejoindre les autres trous. Un peu comme un gros gruyère.

Sa longue queue de paon s'étend, rosace rose et flamboyante, éclatante sous les yeux du rejeton.

Il en invoque à sa déesse, en invoque à sa patronne, espérant que la morve et le glaire ne lui fassent pas rejeter sa demande.

Entre ses pattes tendues devant lui, un demi gruyère.

Et d'un trou, sort une petite souris grise malicieuse aux deux billes noires emplies de curiosité.

Oh wow, il s'attendait à, euh, quelque chose, mais pas à ça. Séléné ? Eh bien ! La petite n'avait pas chômé, charmeuse, mais jusqu'au bout et plus loin encore. C'est rigolo, c'est quelque chose qu'il n'avait pas anticipé. Quid, des responsabilités, de l'élevage ? Marty ne semblait pas perturbé, et lui-même avait l'air plutôt heureux et bien câblé - mais les enfants ne le sont-ils pas toujours ? M'enfin, il doutait que Teddy aurait pu accepter moins qu'incroyable pour ses enfants, et ses petits-enfants tout pareil. Mais du coup Séléné eeeet... Prudy ? Ou ? Bon, il admettait, il ne s'était peut-être pas tant que ça intéressé à Teddy en dehors de, bon, Teddy. Craignos, un peu, mais c'était un peu tard pour s'en soucier. Alors Asclepia fait ce qu'il peut pour relier les branches de cet étrange arbre généalogique dont il ne connaissait pas la moitié des racines.

A la réponse du garnement sur la souris, il glousse. Et quand il y ajoute ses pattes, ses oreilles se redresse.

Qu'il est chou.

Si Asclepia avait toujours accordé aux enfants l'attention qu'ils méritaient - c'est à dire bien peu, il ne les détestait pas pour autant. Il avait juste souvent... Du mal à s'y attacher. Peut-être parce qu'il en trouvait la majorité insupportable, bateaux, chiens dans un jeu de quille et avec la douceur d'une pelle.

Oui. Tu as raison, c'est un peu comme ça qu'on peut boucher les trous. Mais regarde...

Il lève le fromage un peu plus haut, pour que l'enfant tende ses pattes, et que la position devienne inconfortable, l'obligeant à terme à lâcher.

Ca demande toujours un peu d'effort, et beaucoup de pattes aussi.

La petite souris couine, et remonte l'épaule du loup brun.

Ce gosse était incroyable. C'était donc pour ça, que les gens voulaient avoir des gosses ? Parce que certains étaient, comme ça là, trop craquants ? Parce qu'ils se roulaient dans le soleil jusqu'à ce que des rayons émergent directement de leur pelage ? Parce qu'Asclepia avait un peu l'impression de regarder l'astre en face, lorsque le piot essayait envers et contre tout de mettre des pansements sur le potit fromage.

Le loup-paon sourit et baisse les pattes pour ramener le fromage à leur hauteur à tous les deux, avant de passer une griffe sur le pansement.

Tu as raison.

Il tapote la tête de l'enfant de sa patte.

Il y a plein de manières de boucher les trous. Les cadeaux. Les câlins aussi ! Les paroles gentilles, et parfois simplement le fait d'être là, même en silence. Je suis sûr que tu en trouveras beaucoup, et que tu sauras brillamment les appliquer.