Void - Iris.

« Can you say that you know
What you mean when you draw
Can you say that you show
A meaning of your own
Can you tell what you saw
In the world just below
The things you try to grow
The void feeds your soul »

[ Rougelande - Proche de la frontière avec les terres libres, au soleil levant. ]
[ Quelques jours avant la bataille contre le dragon. ]

Les images restent et défilent, tempête de fragments désaccordés vers laquelle revient toujours son esprit.

Il foule le sol d'une cadence lente, ses yeux dorés longeant les lignes du paysage d'un air absent. Le soleil rougeoyant du matin se reflète dans ses rétines, les herbes hautes de ces terres qu'il se réapproprie laissent sur ses pattes la sensation fantomatique d'une caresse. Depuis son retour, Grimalk s'applique à retrouver le contrôle sur les éléments qu'il a pu perdre. Un quotidien, des repères, une connaissance du territoire qu'il n'avait même pas eu le temps d'explorer en sa totalité. Beaucoup de choses ne sont plus ce qu'elles étaient avant son égarement, malgré l'intervalle de temps qu'il considère réduit dans sa perception.
Mais il sait qu'en réalité, le temps qu'il a ressenti a été compressé et ne reflète pas le vécu des autres. Ce que eux ont assimilé en changements progressifs, lui doit l'ingurgiter en vitesse pour rétablir une certaine maîtrise qu'il avait commencé à bâtir et qu'il sent maintenant défaillante.

Presque tout est à refaire, et il ne ressent rien de particulier à cet égard.
Les deux seules choses qui arrivent à s'imposer régulièrement dans le cours de ses pensées, au-dessus du reste, sont le dragon dont il a découvert l'existence en revenant et qu'ils s'apprêtent à aller défier — probablement aussi ce qui l'a si brusquement rattaché de nouveau aux lieux et à son clan, éclatant enfin la torpeur qui le tenait prisonnier de la seconde des deux choses.
La tempête de souvenirs traîtres et flous.
Voilà qu'il s'y est de nouveau perdu, juste l'espace d'un instant, et Grimalk doit secouer la tête pour s'en débarrasser et chasser les frissons qui le parcourent. Il reprend sa marche et reporte son attention droit devant lui, faisant à peine attention à la frontière qu'il longe et sur laquelle il rogne à de multiples reprises.
Pour le moment son esprit est de nouveau clair.
Mais il sait qu'elle reviendra.
L’Éternelle Chasse est toujours derrière et devant lui, un peu partout à la fois.

Jusqu'au jour où il s'en débarrassera.

Le bruissement de l'herbe qui s'écarte se fraye un chemin jusqu'à sa conscience, mais Grimalk n'y accorde pas davantage d'attention qu'un mouvement d'oreille et une fraction de seconde dans ses pensées.
Il y a bien au moins une chose que l'Olam-radah, l’Éternelle Chasse, lui aura apporté : l'influence démesurée que les stimulis avaient sur lui s'est réduite. Sa concentration n'est plus constamment éparpillée au grès des vents, son attention et sa conscience demeurent plus facilement ancrées sur les objectifs qu'il a décidé de poser.
C'est dans le prolongement de ce qu'aura voulu lui inculquer Nocera - et Azar aussi, il y a de cela plus longtemps encore. Grimalk sait depuis les premiers jours que sa faculté à tout capter est une force - les autres y voyaient surtout le défaut de ne pouvoir contrôler qu'au prix d'un grand effort quel détail mérite d'être relevé, quelle information prioriser de manière quasi instinctive.
Désormais, le mâle y parvient mieux. Et comme l'approche est lente et tranquille, sans chercher à se dissimuler, il n'y lit aucun danger.

Rien qui mérite de s'arrête, donc.

Sauf si...
Ce timbre de voix, il le reconnaît.
Grimalk se fige et redresse la tête, regard planté droit devant lui, mais ne se retourne pas encore. Sa mémoire s'est brusquement agitée et fait défiler images et souvenirs, ravivant encore la tempête qui brouille l'ensemble. Il fronce museau et sourcils, incline la nuque et ferme un instant les yeux pour mieux reprendre le contrôle sur tout ce qui explose dans son esprit.
La voix en elle-même n'est pas tout à fait pareille ; mais ces intonations, le cœur de sa tonalité... Oui. La louve à spirales. Celle avec qui ils s'étaient amusés à faire danser leurs démons.
Seulement alors le brun se tourne vers la silhouette qui l'a rejoint et se confronte au violet de deux yeux qui cherchent les siens. Un sourire asymétrique relève le coin de ses lèvres noires d'un côté seulement de son visage, alors qu'il ancre l'or de ses iris sur la louve pour actualiser le vieux souvenir qu'il en a.
Enfin, louve...

Un silence s'étire alors qu'il ne répond toujours pas à ce qui sonne comme un avertissement, et qu'il fait plutôt un unique pas supplémentaire vers l'autre, vers chez eux, pour se tenir droit et face à face.

—  Tu as changé.

Son sourire s'étire et laisse deviner ses crocs. Au fur et à mesure qu'il l'observe il reconstitue les mémoires de leur rencontre, et se confronte à tout ce qui diffère. Beaucoup de choses, autant de détails qui fourmillent et l'attirent pour l'absorber, comme l'abysse appelle à l'attraction du vide.
Mais il y a surtout l'évidence - le fait qu'il n'a plus face à lui une louve, mais un loup. Il ravive par association le souvenir de Nymeria et la confusion qui règne chez l'individu sombre, entre deux frontières qui se troublent en permanence : mais ici, la frontière a été entièrement franchie.
Le mâle conserve son sourire quand sans tout à fait accomplir un pas, il se rapproche néanmoins encore d'une patte qu'il tend et pose au sol pour déplacer l'avant de son corps sur ce nouvel appui, sa truffe maintenant à quelques centimètres à peine du loup dont, finalement, il n'aura jamais appris le prénom ce jour-là.

—  Comment as-tu fait, Etelkru ?

Cette fois-ci, il ne porte pas de masque de fortune pour dissimuler son visage.

La satisfaction chez l'autre devenu mâle est discrète, mais néanmoins perceptible sans trop d'effort.
A leur première rencontre, Grimalk lui avait demandé si elle - si il - se connaissait elle-même, frappé par ce qu'il avait perçu et cru comprendre de sa personnalité, rendu presque plus prescient par le semi malaise qui l'avait mis à terre et rendu presque incohérent. Il y avait eu ce masque pour dissimuler son visage, ce corps qui cherchait à s'assumer tout en manquant d'assurance, des certitudes qui tentaient de poindre dans la voix et les désir mais sonnaient presque creux.
Tout cela est derrière. L'individu qu'il a en face de lui est tout différent, tant que son regard comme son esprit ne savent pas réellement où se poser et ont l'impression de le re-découvrir pour la toute première fois. Là où la dernière fois son audace ne s'était exprimée qu'au combat, aujourd'hui, le loup aux spirales vient fréquenter le même terrain que lui de ce museau qu'il approche près de son oreille, sans le toucher mais assez près de ses poils pour lui arracher un frisson.

Le sourire de Grimalk s'élargit.

Il n'a pas douté que la magie de ces terres soit puissante - il a déjà pu le constater à de nombreuses reprises.
Mais voilà que l'Etelkru a même pu en obtenir un corps différent. Le mâle brun désire en savoir plus et les questions affluent en nombre dans son esprit - mais il y en a une posée en face qui se lève plus vite que les siennes.
Dans un miroir inconscient de l'air plus neutre qui s'est peint chez le blanc et bleu, son expression aussi se fait plus fermée dans ce sourire qui se résorbe et ses qui deviennenr plus étroits. Au fond de ses prunelles dorées, l'éclat devient farouche - presque sauvage.

— Je n'ai pas encore pu prendre le temps que j'aimerais y consacrer.

Sa voix grave s'est fait distante et un peu grinçante quand, visibles seulement derrière le propre prisme de son regard qui s'est dissocié du loup en face, s'éveillent de nouveau des fragments de tempête.
Qui se rejouent et se mélangent, encore et encore.

Les souvenirs ont de nouveau volé son attention, et pour de longues secondes Grimalk est davantage en proie avec ces instants flou qui défilent dans son esprit comme des bêtes sauvages et insaisissables, le narguant tout en restant toujours hors de sa portée, que sur l'instant présent.
Il ne finit par en sortir que lorsqu''un tressaillement le tire de ce tunnel et que ses pupilles se raccrochent à ce qui existe autour de lui, revenant s'ancrer sur le loup aux spirales.
Des mots lui ont été adressés et comme souvent après ses moments d' absence, il doit avant tout se concentrer à en ressusciter l'écho, à l'extraire de sa mémoire immédiate pour réellement entendre.

Il redresse les oreilles en même temps qu'il abaisse l'encolure et incline la tête, comme pour regarder l'Etelkru sous un nouvel angle.
Un sourire revient sur ses lèvres, équivoque, presque affamé.

— Oh, mais je n'ai jamais compté abandonner.

Certaines choses l'avaient simplement retardé, diverti et attiré ailleurs sans qu'il ne puisse le contrôler.
Cette magie qui attend d'être comprise et maîtrisée ne l'a de toute manière jamais quitté pour autant - et comme pour faire écho à ses pensées, un papillon fantomatique commence à apparaître, à peine discernable pour le moment. Ses ailes violacées et éthérées battent sans bruit, il volète et décrit des cercles, avant de venir poser son poids inexistant dans la chevelure de nacre du nouveau mâle.
L'or des yeux du Nakhu l'a suivi du regard, et maintenant, il s'en détache : c'est vers l'épaule du loup bleu qu'il recommence à pousser les limites, s'approprie quelques centimètres en approchant son museau et un œil près de la pièce d'armure au milieu de laquelle rayonne le glowstick rouge.

Son éclat pur se reflète dans ses iris, pulse dans le noir de ses pupilles.

— Je crois avoir choisi mon allégeance, désormais.

Son attrait pour les Dieux locaux avait toujours ciblé une couleur au-delà des autres.
Revenir sur les terres pour y découvrir la domination d'un dragon bleu qui le fascine et obsède suffisamment ses pensées pour le retenir ici scella son désir.

Son jeu de provocation des limites trouve ce jour-ci un écho bien différent de leur première rencontre.
Bien loin de la louve quelque peu effarouchée - mais pourtant déjà fière - qu'il avait confrontée dans le passé, l'Iris de maintenant ne se dérobe plus à ses approches insolentes. Son regard et sa posture n'ont pas menti, dans cette nouvelle assurance qu'ils exprimaient.
Grimalk obtient ainsi le loisir de regarder plus longtemps l'éclat vif du glowstick rouge et laisse également dériver ses yeux avides sur tout le reste de l'épaulière, s'appliquant à en détailler la structure, les ornements, les traces d'usure qui prouvent que la pièce d'armure n'est pas là pour décorer - mais pour être utile. La voix de l'Etelkru s'élève pour le questionner, et il laisse défiler quelques secondes avant de répondre.

— Ao.

La dragonne, dont un concurrent mortel avait décidé de venir s'emparer d'un bout de terre - du moins, essayer.

— Seras-tu à nos côtés pour la bataille qui s'annonce ?

Il recule enfin d'un pas, de sorte à pouvoir de nouveau faire face au loup bleu. Si sa question est formulée sur un ton sincère, l'éclat au fond de ses prunelles d'or est, en revanche, presque amusé.
Le rouge d'Aka est celui de la guerre. Et celui qu'il a en face de lui a toujours été combattif, il en avait pour preuve l'échec que lui-même avait essuyé, trompé dans son jugement de l'adversaire par cette magie imprévisible qui avait retourné la situation.
Lui demander s'il comptait faire partie de cet assaut était au mieux ironique, au pire insultant.

Un sourire en guise de première réponse, puis quelques mots que le loup bleu nimbe de mystère. Ah oui ?
Les oreilles de Grimalk se dressent, il penche la tête sur le côté et ouvre un peu plus son regard d'or pour en rediriger l'entière intensité dans les iris violet face à lui.

— Devrions-nous vous en chasser dès que le dragon sera tombé, alors ?

De nouveau il approche son museau de quelques centimètres, un rictus venant dévoiler la pointe de ses canines. Des loups se voulant être mauvais présages, il en a connu. Mais les Nakhus dans leur ensemble, eux, n'ont jamais eu l'air de particulièrement s'inquiéter de ces loups du Sud qui vivent de leur côté des terres sans ambition apparente de s'emparer d'autres morceaux. Seraient-ils même assez nombreux pour pareille ambition ?
En tout cas, il n'a jamais entendu parler d'événement où la présence d'Etelkrus sur les terres des disciples de la Corneille aurait dégénéré. Il n'a pour autant pas manqué de capturer l'éclat plus dur qui est passé dans ses yeux, mais déjà le guerrier d'Aka a repris la parole.
Un rire soufflé par la truffe, puis Grimalk se détourne de quelques pas lents sur une ligne parallèle à l'autre loup sans le lâcher des yeux.

— J'imagine que je le découvrirai bien assez vite.

Il ne compte pas reconsidérer son ambition, il ira au devant des possibles - mais qu'il juge improbables - conséquences.

— Tuer un ours a-t-il un jour vexé le Grizzly rouge ?

Ses yeux se plissent un peu plus et son sourire demeure ferme. Un dragon est peut-être un peu plus fantastique, rare et unique par ces terres ; il n'en est pas moins une créature mortelle comme eux autres. Comme chaque effigie prise par les Dieux d'ici.
En élever certaines comme plus intouchables et particulières que d'autres serait établir une hiérarchie entre les divinités elles-mêmes, mh ?