Les enfants de l'Ombre [ft Apparence]

Aujourd'hui encore, Justice est reparti dans les montagnes.
Aujourd'hui encore, Justice ne s'est pas embarrassé de savoir si sa fille sera en sécurité. Il se contente de la mener jusqu'à la tanière de Joaquin et de l'y laisser, avec à peine un regard, qu'elle soit occupée de ses principaux résidents censés veiller sur elle en l'absence du géniteur... Ou non.
Et aujourd'hui, c'est bel et bien seule qu'elle se retrouve dans un abri vide.

Ne bouge pas et attend leur retour.

Ce sont les seuls mots - froids et sans affect - qu'elle recevra, de la part du grand mâle noir qui disparaît ensuite toujours par le même chemin. Il ne reste alors plus qu'elle dans la grande et vide tanière, et le silence qui résonne autant entre les murs de pierre que dans la cage de son esprit.
Ça ne lui fait rien, d'être seule.
Tout comme ça ne lui fait rien, le comportement de ce père qui aurait tout autant préféré l'abandonner.
La détresse de Cassius quand celui-ci ne fait pas assez bien devant son propre père, elle la constate sans la comprendre. Chez elle, les yeux ne se mouillent jamais d'émotion, le corps ne tressaillit jamais d'un frisson d'excitation, la voix ne se tord jamais en-dehors de son contrôle.

Livrée à elle-même et sans ressentiment ni tristesse pour se morfondre, Apparence se relève après quelques minutes et fait ce que de plus en plus elle - et Cassius aussi, elle le sait - se permet à mesure que les semaines progressent et que se rapproche l'âge mature : elle sort de la tanière et dépasse ce qui leur fait office de territoire pour louvoyer le long des sentiers de la Passe. Ses yeux sont souvent occupés à la même chose : repérer les divers cadavres qui jonchent fréquemment l'endroit, dans ce lieu où le soleil frappe sans pardonner et terrasse les plus faibles ou ceux trop imprudents.
Comme elle n'est pas louve orgueilleuse ou joueuse, elle-même ne fera pas partie des victimes : dès que la chaleur l'accable trop - surtout lorsqu'il darde ses rayons sur son épaisse chevelure de jais ou sur les parties les plus sombres de son pelage - elle s'y soustrait, et trouve refuge dans les nombreux recoins et grottes.
C'est dans l'une de ces cavités que l'adolescente s'est glissée depuis plusieurs minutes, allongée contre la roche restée fraîche et dont le contact soulage son poil brûlant, la tête posée sur les antérieurs joints et les yeux tournés vers l'extérieur. D'ici quelques minutes supplémentaires, elle pourrait reprendre sa marche à l'extérieur.

Mais entre temps apparait un visage qui obstrue le puits de lumière dessiné par l'entrée de la grotte.

Devant elle, un adulte inconnu dont elle trouve l'aspect pas si éloigné du sien, qui regarde droit vers elle - et elle le regarde en retour de ses prunelles singulières, sans que son visage ne montre ni surprise, ni peur, ni joie, ni rien.
C'est en demeurant parfaitement lisse et neutre qu'elle lève une voix qui se veut sonner jeune et candide malgré les mots bruts qui s'y forment.

— Si tu restes ici, mes parents vont te tuer.

Il n'y a pas plus d'émotion qu'au début pour ponctuer sa phrase : elle se contente de l'observer, avec le calme plat de celle qui énonce un fait sans débat.

Il n'y a chez l'inconnu aucune réaction particulière, et Apparence continue de l'observer pour commencer à établir ce qu'elle peut comprendre et anticiper de sa part.
La réponse qu'il donne ne lui révèle que peu de choses mis à part qu'il ne semble ni dérangé, ni angoissé par la perspective d'être mis en pièces. C'est peut-être qu'il ne la croit pas, au vu de ce ton presque plat ?
Après tout, il n'y a bel et bien personne ici pour le moment.

La pensée de s'époumoner de toutes ses forces pour bel et bien faire venir un parent et d'assister à la mise à mort sauvage du loup tacheté la traverse, mais elle la laisse partir pour le moment.
C'est trop tôt pour ça, cette rencontre venue meubler sa journée ne fait que débuter, il serait dommage de déjà la casser - d'autant qu'elle ne peut pas affirmer que c'est bien une bataille qu'elle obtiendrait en conclusion.
Après tout, il ne fait peut être pas partie des Etelkrus, ceux que Justice ou Joaquin auraient sans doute attaqués à vue en voyant l'un d'eux si proche d'elle. Il ne lui a encore rien fait non plus : mais ça, c'est quelque chose qui se règle facilement.

Il suffit de faire semblant.

C'est ce qu'elle fait depuis toute petite.

Sa seconde remarque lui fait légèrement pencher la tête sur le côté. Là encore, elle n'est pas certaine de comprendre ce qu'il lui passe par la tête, ironie et sarcasme demeurant encore des notions qui lui sont vastement étrangères - c'est une enfant, une jeune adolescente ; et personne jusque là n'avait remis en cause le besoin d'adultes pour la protéger de ce monde et de tout être qui le peuple.
Pour le moment, elle n'a que très peu d'éléments pour cerner le loup - et par conséquent peu d'éléments pour déterminer où elle veut aller, elle aussi.
Elle continuera donc à explorer, s'aventurant dans les rencontres comme elle le fait dans les grands espaces esseulés du canyon.

— Oui. Il y a beaucoup de dangers, ici.

C'est ce que Cassius et Joaquin disent, pour la décourager de sortir seule.
C'est probablement ce que Justice aurait dit aussi, s'il avait été parent normal se souciant de son bien-être.

— Tu es dangereux ?

Elle cligne de ses grands yeux, sans bouger de sa position.

Finalement, l'expression de l'inconnu évolue. C'est un sourire qui vient maintenant relever ses babines quand il mentionne un danger finalement omniprésent.
L'enfant reste un instant sans réaction, avant que ne s'agrandissent légèrement ses yeux - comme si un frisson d'effroi venait de brusquement la traverser pour accompagner la révélation qu'elle ne serait en sécurité nul part.
Et il ne se départit pas de son sourire en répondant à sa question, préférant l'agrémenter d'une interrogation posée en miroir plutôt que d'offrir une réponse claire.

Apparence fait un peu la moue et place une mine renfrognée sur ses traits alors qu'elle rentre légèrement le cou dans ses épaules.
Elle a du mal à progresser sur ce terrain qui ne ressemble en rien à ce qu'elle a pu connaître.
Mais elle n'abandonne pas et ne connaît pas de frustration - même face à un étranger qui n'a de cesse d'esquiver tout ce qu'elle essaye d'avancer.
L'adolescente finit par redresser la tête et arrondit ses arcades sourcilières, grandissant son regard pour lui donner l'innocence de la jeunesse qu'elle a tant appris à exploiter.
Sa voix se fait maintenant presque timide quand elle murmure entre ses crocs.

— Non, je fais de mal à personne.

Je ne suis qu'une enfant.

L'enfant garde les oreilles dressées pour écouter ce que l'autre adulte a cette fois à lui répondre. Apparence croit commencer à comprendre le schéma, même si elle ne cerne pas encore ses intentions. Il pense sans doute lui apprendre des principes de vie dont elle n'aurait pas encore conscience - c'est ce que font beaucoup de plus âgés avec les plus jeunes, c'est chose qu'elle a retenu et dont elle se sert souvent - et appelle ça la Loi du plus Fort.
Elle a déjà vu comment ça fonctionne, elle. Que ce soit les animaux qui habitent le canyon et qui se chassent entre eux, que ce soit les éléments eux-mêmes qui ôtent la vie - on ne peut pas lutter contre la nature de la même manière qu'on lutte contre un autre être vivant, et la nature est souvent forte, elle aussi. Tout en haut de la Loi du plus Fort. Surtout... Qu'il s'agisse de ses propres gardiens, qu'elle sait bien plus forts que d'autres pour être arrivés si loin dans cette vie rude, qu'elle sait prêts à beaucoup de chose pour défendre le petit morceau de territoire octroyé dans un monde où les solitaires ne possèdent rien à eux. Et cet inconnu qui lui parle, par exemple, pourrait devenir l'un des rouages de cette Loi du plus Fort. Soit en lui faisant du mal, à elle, qui ne peut pas se défendre... Soit en devenant la victime d'un de ses gardiens, qui ne feraient de lui qu'une bouchée.
Apparence doit encore grandir pour définir la place qu'elle y prendrait ensuite à son tour.
Du moins sait-elle déjà que l'idée de faire du mal, intentionnellement ou non, ne provoque chez elle rien de plus qu'une vague curiosité.
Mais pas de réticence.

Quand il reprend la parole, c'est cette fois pour lui proposer de sortir. Quelques pensées défilent dans son esprit - les visages de Joaquin et de Cassius qui lui conseilleraient évidemment de ne pas s'exécuter et de rester hors d'atteinte ; sa propre réflexion qui continue d'assembler les informations qu'elle accumule sur cet étranger pour en dresser un portrait plus précis ; enfin sa propre psyché qu'elle sonde en profondeur pour tenter d'y trouver la trace d'un moindre ressenti.
Mais il n'y en a toujours pas, pour la guider comme ces émotions semblent guider les autres.
Alors c'est sans crainte ni entrain qu'elle prend la solution qui aura au moins le mérite de simplement l'occuper, et qui lui permettra peut-être de découvrir autre chose que son quotidien lissé et répétitif. Le loup tacheté est une inconnue dans la matrice, un soubresaut dans le calme plat de son existence - c'est quelque chose qu'elle ne peut pas laisser passer aussi facilement.
Sans que son visage ne s'anime d'une quelconque expression, l'enfant garde les yeux rivés sur le loup cornu quand elle se relève et s'avance pour s'extirper de la cavité.

A l'extérieur, le soleil tape toujours aussi fort, mais les quelques minutes passées à l'ombre ont refroidi son corps. Après un bref balayage du paysage alentour, son visage se lève ensuite vers le loup tout proche d'elle, qu'elle pourrait toucher en tendant le cou.
Il est grand, comme son père, et elle doit basculer sa nuque loin en arrière pour chercher son regard.

— On fait quoi, maintenant ?

Chaque personne extérieure au canyon qui était venue sur sa route avait eu quelque chose à lui apporter, quelque chose de nouveau autour duquel envelopper son esprit.
Et lui ?

L'inconnu aux longues cornes - ses yeux s'étaient occupés à en suivre la courbe avec une forme de curiosité, son esprit se projetant à s'imaginer ce qu'elle pourrait en faire si elle pouvait les prendre à son cadavre - n'a pas le temps de lui répondre qu'une présence se signale, non loin dans le canyon.
C'est une créature assez imposante, quelque part entre un oiseau et autre chose, dont les plumes chatoyantes étincellent sous le soleil. La bête aussi a des cornes - et des crocs rougis par la viande qu'elle est occupée à déchiqueter, ne s'occupant guère de leur présence. Elle ne les a peut-être pas remarqués, mais Apparence penche plutôt pour une autre théorie : les créatures ici sont attentives et habituées à la rudesse d'un lieu qui n'a rien de très accueillant. Quand elles ne sont pas mortes, elles sont toujours sur leurs gardes. Alors si l'animal préfère se concentrer sur sa nourriture malgré leur présence, c'est qu'il ne se sent nullement menacé par eux. Aussi qu'il ne peut se permettre de gâcher un repas en fuyant sans en avoir eu le besoin.
Il paraît évident qu'il est d'avantage prédateur que proie, cependant, avec ce corps puissant et ses attributs de carnivore.
Contre un loup seul et pas très imposant, comme cet étranger qui est à ses côtés, il n'a sans doute rien à craindre.

Le dit étranger choisit cependant de qualifier l'animal de distraction, et les yeux d'Apparence reviennent sur lui en silence.
Lui non plus, n'a pas l'air plus impressionné que ça par cette bête qui pourrait pourtant les attaquer pour se défendre ou obtenir la garantie de davantage de nourriture. Voilà qu'il propose de communiquer et que déjà il s'éloigne pour s'en approcher, son attention rivée vers l'objectif.

Apparence se demande s'il a déjà fait ça ; de communiquer avec des choses qui ne sont pas des loups, de la même manière que la Nakhu qui l'a emmenée à la chasse savait ce qu'elle faisait. Peut-être que c'est donc ça, qu'il a à lui apporter comme connaissance.
Dans tous les cas, elle ne pose pas la question puisque la réponse directe l'intéresse moins que le futur qui la lui livrera, cette réponse. Elle se contente de se mettre en mouvement pour lui emboîter le pas et le suivre à travers les roches.
Quoi qu'il se passe dans les prochaines minutes, elle se plaît en spectatrice : elle saurait être attentivement occupée à l'observer dialoguer ou à voir le spectacle de sa mise à mort.
Peu importe.