« A jamais » Anianka & ses enfants

« A jamais »
Anianka & ses enfants

Le cri qui avait déchiré le ciel comme un éclair était gravé dans sa mémoire. Ce cri qui vous glace le sang, celui d'un enfant qui annonce le drame, qui annonce la fin de toute joie. Ce cri avait scinder son coeur en deux comme une gigantesque lame aurait tailler un morceau de viande. Une déchirure immense avait séparé son âme en deux depuis ce jour.. Depuis qu'elle avait posé ses yeux épouvantés sur son enfant, ou plutôt sur son corps dépourvu de toute vie. Oh.. Maxim.. Quelle avait dû être terrible cette découverte pour toi. Anianka s'en voulait terriblement. Si seulement elle avait été présente.. Si seulement elle avait pu empêcher tout cela ! Alors Akira n'aurait pas été confrontée à cette mer déchaînée, alors Maxim n'aurait pas été impuissante face à l'implacable faucheuse qui avait volé la vie de sa soeur.
Accablée. Son coeur était lourd, lourd de toute cette peine comme si une tempête violente y avait grondé, déversant sa colère et l'inondant de ses torrents. Elle avait versé beaucoup de larmes, et pourtant personne ne pouvait se venter de l'avoir vu triste. Devant ses enfants, elle restait forte. C'est ce qu'elle voulait leur apprendre, la force de l'âme : ne jamais faiblir, toujours garder la tête haute. La douleur devait les rendre plus forts. Ils devaient se nourrir de cette rage pour la transformer en armure, pour les rendre invulnérables.

Lely, Mildred, avancez. Allez.

Il était très étrange de voir Anianka aussi douce et maternelle. Ses enfants étaient tout ce qu'elle avait en ce bas monde, elle les chérissait et les aimait plus encore que sa propre vie. Ils étaient tous un petit bout d'elle, en quelque sorte.
D'un coup de museau, elle poussa les deux derniers pour qu'ils avancent sans chahut.

Oui oui maman ! Arrête de me pousser ! Se défendit Elely, les cheveux lui barrant le visage.  

Anianka s'arrêta sur une petite colline dénudée d'arbre. Seules quelques roses siégeaient ici, baignées de la chaude lueur du soleil couchant. C'était un spectacle magnifique à admirer le soir, le ciel se couvrait de nuances rosés, jaunâtres et orangées. Telle une peinture faite par la main des dieux, les nuages s'étendaient parfois en des petites boules duveteuses. Plus loin, un bout de mer pouvait s’apercevoir, calme, scintillante.

Elle s'assit face à un petit rocher parfaitement taillé aux gravures délicates. Des roses couronnaient la pierre lisse et tapissaient son dos de ses longues tiges épineuses. Dessus était écrit « Akira, douce fille de la Prêtresse Anianka et de l'Alpha Gloriel » avec quelques symboles sacrées.

C'est ici que repose Akira, désormais. Annonça-t-elle d'une voix qui se voulait réconfortante.

Ses iris luisaient et cachaient avec difficulté une immense tristesse. Elle coula un regard à ses enfants, un peu plus froid, s'attardant sur Maxim. Cette pauvre enfant semblait mettre toute cette responsabilité sur ses petites épaules et Anianka n'y était pas indifférente. Elle attrapa cette dernière de la patte et la colla entre ses pattes avant, contre son ventre chaud. Rien n'est de ta faute.. ma petite Maxim..

Elely fixa la pierre sans réaction, puis des larmes noyèrent bientôt ses grands yeux enfantins. Elle aurait dû y aller elle aussi, plutôt que de rester dans la tanière. Elle se sentait tellement triste. Akira lui manquait terriblement, un vide béant s'était installé dans son coeur depuis ce drame. Plus rien ne serait pareil, maintenant...

Pleurez votre soeur autant qu'il le faudra.. Mais n'oubliez pas de vivre. Vous devez en ressortir plus fort. C'est ainsi que va la vie, rien n'est fait pour durer. Vous devez garder la tête haute, peu importe ce que vous ressentez. Ne montrez jamais aux autres vos faiblesses.. Car un jour, ils s'en serviront contre vous.

Ses iris ambrés se posèrent sur chacun d'entre eux avec un mélange de fermeté et d'amour.

Soyez impitoyables, mes enfants.. Car la vie le sera tout autant.

Anianka & Elely

Les yeux rivés vers cette pierre froide, Anianka s'efforçait de rester neutre pour montrer l'exemple à ses enfants. La vie est cruelle et injuste, seuls les forts s'en sortent et réussissent à s'élever. Ils étaient encore si jeunes.. Ils devaient le comprendre, ils devaient s'imposer contre les obstacles qui jalonnent leur existence.
Comme une flèche dans son cœur, les paroles cassantes du petit Méridor arrondirent les yeux de la prêtresse qui l'observa se sauver avec un mélange de stupeur et d'amertume. Étaient-ils encore trop petits pour comprendre la dureté de la vie ? Les larmes coulèrent encore plus sur les joues rougies d'Elely, mais elle les essuya bien vite pour faire bonne figure.
Un silence lourd s'installa soudainement, Anianka n'avait pas bougé d'un pouce alors que Méridor avait disparu derrière la colline. Un soupire s'échappa de ses naseaux, cela s'annonçait plus difficile que prévu. Si seulement il savait.. Cela le rendrait-il plus fort ?
Non.

Laissez le, j'irai lui parler tout à l'heure.

Elle savait qu'il n'y avait personne sur l'île, heureusement, et Rhaegar n'était pas très loin pour surveiller. Depuis les récents événements, le grand mâle sombre serpentait sur l'île comme une ombre, il protégeait sa famille d'un regard distant.

C'est un faible. Accusa Elely d'une voix dure et chagrinée, les yeux toujours fixés sur la tombe.

Anianka baissa le regard sur sa fille, le visage éprouvé, cerné par la fatigue.

Non, ce n'est pas vrai Lely. Méridor met juste un peu plus de temps à s'endurcir mais cela ne fait pas de lui un faible. Les sentiments font de nous des êtres vivants, savoir les contrôler feront de vous des adultes.

Elle dévia ses prunelles ambrés vers l'endroit où le jeune mâle avait disparu, les sourcils légèrement froncés.

Les jours qui s’étaient enchainés après la mort d’Akira avaient été baignés d’une drôle d’atmosphère, fondus tous ensemble dans un engourdissement général qui les rendait silencieux et faibles, bien moins actifs qu’ils ne l’avaient été. Ils ne galopaient plus dans l’herbe grasse de l’Île, ils restaient des heures durant dans leur tanière ; blottis les uns contre les autres. Comme si ne plus jamais se séparer pouvait les prémunir d’un nouveau drame et guérir le précédent.
Pourtant malgré leurs corps serrés un vide restait présent, s’appelant à eux à toutes heures du jour et de la nuit. Et le silence régnait.

Mais aujourd’hui leur mère était venue les sortir de leur torpeur en fin d’après-midi, les délogeant de l’obscurité de leur tanière familiale.
Le fond de l’air était encore chaud malgré l’automne qui propageait ses couleurs, et elle suivit sans un mot sa fratrie, poussée du museau par sa mère. Elle fit de son mieux pour maintenir le rythme, ses courtes pattes endolories par le manque d’exercice de ces derniers jours. Elely protesta, mais Mildred n’en eut pas la force.
Ils arrivèrent bientôt à l’endroit où Anianka les menait, au sommet d’une ronde colline rougie par le crépuscule et encadrée par quelques roses. Leur mère, solennelle, s’assit face à une pierre taillée que tous regardèrent sans réellement la comprendre. Elle était ornée d’écritures et de symboles mais cela ne signifiait pas grand-chose pour eux, à leur âge. Puis la Prêtresse prit la parole, doucement d’abord, puis sa voix et son regard passant successivement par différentes émotions.
Mildred voyait bien que leur mère essayait de paraître imperturbable et intouchable par les évènements, mais elle recevait malgré elle les ondes de sa tristesse et la douleur de son cœur dont on avait arraché un petit morceau. Mildred renifla, perdue entre les sentiments multiples émanant de tous ces corps endoloris et qui venaient s’accrocher à elle, ne sachant plus faire le tri avec les émotions qui étaient siennes. Mais puisqu’ils étaient corps et famille, elle se dit qu’elle partageait certainement la même peine ; et elle laissa à son tour couler des larmes cristallines tandis que leur mère continuait à proférer des mots d’une voix claire qui elle ne tremblait pas.
Elle ressentit un pincement quand Maxim fut précipitée dans les grandes pattes protectrices de leur mère. Elle aussi aurait aimé pouvoir s’y blottir, s’y sentir si chaudement abritée. Anianka eut cependant un regard pour chacun d’entre eux, et la lueur ambrée de ses prunelles réchauffa légèrement son cœur meurtri. Elle buvait ses paroles, visage mouillée mais oreilles dressées, laissant entrer en elle cette presque litanie qui leur donnerait la force à eux aussi d’affronter les épreuves futures.

Une voix s’éleva cependant en protestation. Tous tournèrent la tête vers l’origine du cri, vers Méridor dont les yeux de glace fondaient sous la rage, sa voix d’enfant brisée par l’incompréhension et la peine. Les oreilles de Mildred s’aplatirent et elle rentra légèrement son cou dans ses épaules, reculant devant cette tempête qui éclatait. Pourquoi Méridor disait-il des choses comme ça ? Mildred sentait bien que leur mère souffrait. Pourquoi ignorait-il cela en hurlant le contraire ? Elle faisait simplement semblant d’être plus forte que la douleur pour eux, pour qu’ils puissent se reposer sur elle.
Mais leur frère tourna les talons et s’enfuit du rassemblement, reprenant la route de leur tanière. Mildred leva des yeux timides et anxieux sur Anianka dont le visage tiré ne fut que peu affecté par l’éclatement du jeune louveteau. Mais là encore, elle pouvait sentir que ses mots enfantins et pourtant si tranchants n’étaient pas tombés dans un puit sans fond mais s’étaient bel et bien logés dans le cœur d’une mère qui n’en pouvait plus de voir le malheur s’abattre sur la chair de sa chair.

— Laissez le, j'irai lui parler tout à l'heure.


Mais quels mots pouvaient panser la douleur qui s’était ancrée dans son cœur ?

— C’est un faible.

Mildred fixa sa sœur du coin de l’œil, choquée par la dureté de ses paroles. Elle essayait de paraître forte et inébranlable, comme Maman. Mais les larmes qu’elle ne savait retenir trahissaient bien la réalité. Et Anianka fut rapide à réprimander ses mots, les plongeant à nouveau dans le silence. Ses yeux bicolores ancrés sur la pierre tombale, des mots finirent par lui chatouiller la langue après tant d’heures sans rien exprimer.
Elle fit quelques pas vers sa mère, espérant pouvoir à son tour se presser dans ses pattes.

— Pourquoi Moiro ne fait pas revenir Akira ?

La phrase fut soufflée avec douceur, presque faiblement, le regard perdu dans l’horizon brumeux qui coupait le ciel et la mer. Après tout, leur clan priait des Dieux, les dieux étaient puissants, ils donnaient des pouvoirs. Et créaient des barrières. Pourquoi n’avaient-ils pas empêché la mort d’une enfant si jeune qui ne méritait pas d’être emportée par la houle ?

Anianka & Elely

Les yeux flamboyants de la prêtresse se baissèrent sur Mildred avec une délicatesse maternelle. Ses enfants comptaient beaucoup pour elle, plus que sa propre vie. Ils étaient les seuls à pouvoir impacter son cœur noirci par le passé, à l'exception de Moiro, la déesse qu'elle vénérait. La question qui fut posée la laissa un instant pensive. L'innocence de ses enfants était parfois source de réflexion, ils avaient le don de poser des questions qui nous poussait à considérer les choses différemment.

Elle releva une patte pour laisser la petite se coller contre sa sœur, l'accueillant chaleureusement contre son ventre.

Donner la vie est quelque chose d'unique et précieux, cela ne devrait pas être dépendant d'un pouvoir. Peut-être que nous ne méritons pas une telle offrande.

Ses yeux se plissèrent tandis qu'elle les roula vers Îsra, fronçant ses sourcils comme pour lui dire « non ». C'était un moment important, un moment de deuil et elle ne pouvait pas laisser ses enfants s'éparpiller dans tous les sens.

Tout à l'heure Isrâ, ton frère a besoin d'être seul pour réfléchir.

Elle laissa un nouveau soupire souffler par ses narines. Méridor ressemblait beaucoup trop à son père, difficile de savoir si c'était une bonne chose ou non.

Elely jeta un bref regard à Isrâ, ses oreilles se baissant contre sa chevelure avec tristesse.

Pourquoi on le mérite pas ? Interrogea-t-elle à son tour en levant le museau vers sa mère.

Anianka baissa ses prunelles pour croiser celles identiques de Elely.

Avec la révolte anti-dieux qui s'est créée, Moiro a perdu son temple ainsi que de nombreux fidèles. Sa déception doit être immense..

Son cœur lui envoya une décharge électrique dans sa poitrine rien qu'au fait d'imaginer ce que pouvait ressentir la déesse. Anianka avait échoué, elle était arrivée trop tard et son déplacement avait été inutile. Si elle était restée, Akira serait toujours avec eux et elle aurait pu la protéger. La punition de Méluciole était la seule chose qui lui donnait un peu de satisfaction dans cette histoire.

Elle était comme une bougie en fin de vie. Sa lueur, presque éteinte. Son visage inexpressif comme la cire fondue. Avant, elle aurait pu être bourrée de dynamite, sautillant partout, jappant après tout ce qui bouge, mordillant ses frères et sœurs dans leur sommeil. Maintenant, son feu, il avait migré. Éteint de ses yeux. Brûlant comme un feu de forêt chacune de ses pensées, de ses souffles. Un feu ravageur et vengeur. Un feu destructeur.

Elle n'avait pas vraiment réagit quand leur mère leur avait ordonné de la suivre. Regardant obstinément le sol, ses pattes encore courtes martelant le sol avec une régularité mécanique. Elle avançait sans penser, ne distinguant que vaguement les odeurs familières des autres pour s'orienter, le son de leur respiration effacé comme si elle avait eu les oreilles sous l'eau. Dans sa tête, Max était encore sur cette maudite plage. Elle pouvait encore sentir le sable chaud, la puanteur aqueuse des algues. Elle voyait encore le pelage détrempé, le corps gonflé. Les yeux vides. La langue blanche. Elle avait envie de vomir. Elle voulu fermer les yeux; mais l'image ne disparaissait pas. Jamais.

La troupe arrivèrent enfin sur une petite colline, dénudée de tout sauf des éternelles roses de l'île. Et d'une pierre. Gravée.
Soudainement, Max compris où leur mère les avait amené, elle et sa fratrie.
Ses yeux s'agrandirent, piquants de larmes naissantes. Elle cligna plusieurs fois, ravalant ses dernières alors que sa gorge se serrait. Les grandes pattes élégantes d'Anianka attrapèrent doucement son petit corps, la blottissant bien en sécurité dans son doux poil. Le toucher lui sembla de trop, déjà submergée par tant de sensations. Elle résista à l'envie de se dégager pour ne pas attirer l'attention.
« Ne montrez jamais aux autres vos faiblesses.. Car un jour, ils s'en serviront contre vous. » Oui, maman... À ces paroles, elle jeta un bref regard inquiet vers Mildred. Avait-elle fait une erreur en lui confiant son terrible secret ? Elle se sentait soudainement si vulnérable...

Elle écouta les autres parler sans broncher, ses grand yeux bicolores rivés sur l'inscription de la pierre. Akira.... Le nom se dédoublait en écho dans son esprit, insistant, tranchant comme une accusation.

Méridor éclata dans sa peine et s'enfuit au loin. Un pincement la saisi à la poitrine. Elle aurait voulu le rattraper, tout avouer. Elle aurait voulu que sa haine soit dirigé contre elle. Elle le méritait. Maman ? Non, pas elle. Mais Anianka interdit qu'on le suive, et c'est ainsi que Maxim se retrouva inévitablement confrontée à ses visions d'horreur et sa culpabilité. On demanda pourquoi Moiro ne ramenait pas sa sœur; Max le savait. Il fallait une punition. Il fallait une punition pour avoir pris la vie, et tous aujourd'hui payaient pour ses actions. Moiro était déçue, oui. Déçue de la fille de sa prêtresse. De la meurtrière.

La petite brune se dégagea des l'emprise maternelle et alla poser une patte solennelle sur la tombe de sa sœur. Une excuse silencieuse. Un vœu. Elle tourna son corps svelte légèrement vers sa fratrie, vers sa mère à qui elle n'osait même plus croiser le regard, les yeux toujours rivés sur les inscriptions. C'est d'une voix rendue rauque et cassante par sa gorge douloureuse qu'elle grommelle entre ses crocs :

« Mais arrêtez, putain, avec vos questions. Elle est morte, et c'est tout. » Elle insista particulièrement sur ses derniers mots, les crachant comme du venin. « C'est tout ».