To Think of Time - Stendhal.

« It is not that you should be undecided, but that you should be decided;
Something long preparing and formless is arrived and form’d in you,
You are henceforth secure, whatever comes or goes.
The threads that were spun are gather’d, the weft crosses the warp, the pattern is systematic.
The preparations have every one been justified,
The orchestra have sufficiently tuned their instruments—the baton has given the signal. »

[ Dédale Occulte - Dans une grotte proche de l'entrée, puis en chemin vers le Jardin au Plateau du Soleil sur la fin d’après-midi. ]

Encore quelques heures à consacrer ; il sent qu’il touche à la fin.

Ses gestes sont devenus plus précis avec le temps et la pratique - en attestent les multiples coupures sur ses pattes qui ont commencé à cicatriser, maintenant.
La corne qui quelques jours plus tôt encore n’était que le vestige brut d’un cadavre est maintenant proche de l’accomplissement qu’il lui aura souhaité. Beaucoup d’autres bois de rennes, parures de cerf, cornes d’animaux en tous genres s’entassent dans le recoin de la grotte empruntée temporairement - tous des essais, des brouillons, des endroits où apprendre et se tromper.
Où exercer les plus audacieuses des tentatives également, pour corriger ce qui doit l’être et ne rien rater sur l’œuvre finale.
Au fur et à mesure, le corps draconique s’est dégagé de la matière dure. Comme une montagne s’érode sous les vents et les pluies au cours des millénaires, c’est sous l’action de ses outils et de sa détermination qu’est née la sculpture, elle, émergeant depuis un simple reste organique pour devenir œuvre.

Il dût beaucoup s’adapter par rapport à la théorie.
Sa corne à lui, par exemple, n’aura pas été bouillie ou chauffée - il ne voulait pas l’aplatir en un rouleau comme le décrivaient de nombreux livres pour ensuite créer des objets, car c’était directement en creusant au cœur de la défense qu’il avait voulu redonner vie à la miniature de la créature. Au contraire : suivant les recommandations de l’un des volumes, Grimalk la laissa même tremper dans l’eau froide toute une journée, pour la rendre moins cassante sans changer sa forme.
Là où il lui arriva de devoir utiliser le feu, en revanche, ce fut pour redonner davantage de volume à sa création : à partir d’une chute de matière, il avait appris comment il était possible de recoller, de deux morceaux de corne biseautés puis appliqués longtemps et longuement l’un contre l’autre sous l’action d’une forte chaleur.
Ainsi furent ajoutées les ailes, en éclats de matière déstructurée auxquels il donna forme fluide en rappel aux éclairs.
Du fer qui rencontra la corne, il grava les détails, découpa de la chair solide les volumes les plus précis et les hiérarchisa en leur donnant formes de lignes qu’il voulut entremêlées et harmonieuses.

D’une pointe chauffée qu’il enfonce avec précaution, il prépare maintenant le nid pour les pierres précieuses récoltées durant ses expéditions. Deux trous pour les yeux, une cavité évidée et entourée de côtes sculptées pour accueillir le corps, de plus petits et nombreux cratères tout le long de l’épine dorsale pour les rappels aux écailles.
Au sein de chaque creux, il dépose une fine épaisseur de la colle qu’il fabriqua à l’aide d’une longue et étroite baguette.
La même précision est offerte au placement des différentes pierres, qui reluisent tantôt à la lumière des rayons du jour, tantôt à la flamme de sa lanterne.

Grimalk se recule, juge, contemple.
Se penche de nouveau en avant après s’être autorisé clignement des yeux, une nouvelle lame en gueule et la sculpture fermement installée entre ses griffes.

Son cœur bat plus profondément, car il sent poindre la culmination de ce projet auquel il dédia tant de ses journées.

D’incisions si précises qu’il doit leur sacrifier toute la concentration qu’il possède au point d’en oublier de respirer - pour mieux tenir sous contrôle ces gestes qu’il ne peut rater, pas maintenant - il apporte les ornements finaux, les dernières et minutieuses cicatrices que le couteau de taille laissera dans la corne, le parachèvement de son hommage à la créature dont les ossements sont retournés à la terre.

Et cette fois…
C’est fini.

C’est comme une évidence qui le frappe, lorsque le mâle se redresse une ultime fois - il a mal au dos, de s’être tant penché en restant prostré tout en exploitant ses muscles de gestes répétés et crispés - et qu’il pose ses yeux dorés - fatigués et un peu hébétés - sur l’objet.
Son accomplissement.
De longues minutes s’étirent ainsi, sans plus un bruit ni un mouvement entre les murs de pierre.
Plus de sons répétés nés des coups de burin.
Plus de frottement en chuintement sous l’action de la brosse aux poils rigides passant et repassant sur la matière.
Plus de cisaillements irréguliers pour venir se glisser le long des couloirs majoritairement silencieux.

Sa gueule s’entrouvre, et en sort un long soupir qui lui semblait avoir gonflé des semaines durant en son for intérieur.
Puis ses yeux se détachent enfin de la sculpture pour se tourner vers l’extérieur où brille encore le jour.

Demain…
Demain, il irait voir la Dragonne.
Il était prêt.

Reste une nuit pour se reposer, et le morceau restant de cette journée pour montrer son ouvrage à quelqu’un auprès de qui il s’était engagé. Dont il est redevable, en quelque sorte.

Le loup se remet en action de gestes lents, machine rouillée qui se redécouvre capable de mouvement.
Avec déférence, luttant contre le sentiment de désœuvrement qu’il n’aime pas, il enveloppe la corne sculptée dans des tissus et la suspend à ses côtés, solidement accrochée au harnais.

Puis il quitte le Dédale, marchant d’un pas mesuré mais déterminé vers l’endroit où il sait pouvoir trouver Stendhal.

Comme prévu, il ne tarde pas à attraper la trace du mâle dont il est à la recherche.
Observateur assidu quand sa présence au sein des terres de la meute le lui permet, Grimalk a généralement une très bonne idée des habitudes des uns et des autres et il sait Stendhal capable de s'absorber de longues heures dans l'entretien de ce Jardin, morceau rescapé d'une terre ravagée. Sans presser le pas, le loup sombre s'engage sur la piste à travers les herbes denses, laissant son regard s'attarder sur le paysage alentour, ses sens se concentrer sur la caresse de la végétation contre sa peau, son flair se gorger des senteurs multiples qui se mêlent en ce lieu, son ouïe décomposer les bruissements et l'écho calfeutré de ses pas par-dessus le cri plus lointain d'oiseaux de passage. Après tant de jours pratiquement tout le temps enfermé, il a l'impression de tout redécouvrir. Son poil s'en retrouve hérissé, stimulé par tant de choses qu'il a presque oublié.
Il avance encore, guidé tant par le son d'une présence qui commence à se faire évidente que par l'odeur de son congénère qui est moins diffuse. C'est finalement au bout d'un chemin qu'il le trouve, affairé au milieu des plantes.

Le mâle brun s'arrête face au noir rayé de blanc, d'abord silencieux, avant d'incliner légèrement le museau.

— Stendhal.

Lui qui se passe la plupart du temps de salutation, il prononce néanmoins son nom comme pour lui confirmer que c'est bien lui qu'il est venu chercher, et que leurs chemins ne se croisent pas par hasard.
Sans attendre davantage, Grimalk plie l'encolure jusqu'à décrocher de son flanc le paquet fait de tissus, délicat et révérencieux dans ses gestes. Il pose avec douceur le colis au sol, effeuille son enveloppe du bout du museau jusqu'à révéler la corne sculptée. Son propre regard se trouve de nouveau captivé par sa réalisation, l’œil avide à la recherche de retouches ou d'imperfection, tension qui le prend brusquement et l'absorbe dangereusement - comme un addict serait prêt à se jeter sur la source de tous ses désirs après un trop court sevrage.
Mais au prix d'un grand effort de volonté, Grimalk arrache son attention à l'objet et relève la tête vers l'autre Nakhu, accrochant ensemble leurs deux paires d'yeux dorés.

— Je suis venu te présenter ce que j'ai produit avec la corne du dragon.

Comme promis.

Absorbé à son tour, Stendhal dévoue toute son attention à l'objet qu'il a dévoilé.
Grimalk regarde la trajectoire que parcourent ses yeux d'or, l'accompagne presque dans cette observation tout en scrutant quels détails retiennent le plus son intérêt.
Il en conclue que Stendhal sait bel et bien apprécier un travail mené à terme, sans le bâcler. Lui apporter son œuvre n'aura pas été une perte de temps : aux yeux d'un autre mortel et avant d'être offert à la Déesse, sa statue aura trouvé grâce.
Tout comme il lui prouve que parole donnée il sait tenir.

Un léger sourire relève ses lèvres et il accueille les mots émerveillés et reconnaissants de Stendhal d'un discret signe de tête. Quant à la question qui survient ensuite...

— Un talent, je ne sais pas. Quand je commence un travail, je n'abandonne pas.

Et il s'investit de toute la force de son volonté quand celui-ci parvient à captiver sa motivation, à stimuler ses obsessions.

— Je crois que nous sommes pareils sur ce point.

Le mâle incline la tête et son sourire se fait un peu plus affirmé, entendu. Il l'a déjà vu à l'œuvre : Stendhal n'est pas du type à ne s'investir qu'à moitié, ni à laisser en plan un travail à peine commencé.
Il aime achever les choses, qu'importe le temps que cela demande.

Les heures qu'il passe dans ce jardin qui les entoure en veulent pour preuve.

Si Stendhal est accroché à ses babines pour pouvoir déchiffrer ses paroles, Grimalk, lui, se suspend tout autant à ses lèvres dans cette attente impatiente de sa réponse.
Il confirme ses intuitions et des observations, comme il s'y attendait, et comme toujours dans pareille situation un frisson de satisfaction le parcourt. Oreilles droites, il est attentif à la réflexion qui se développe dans les paroles que Stendhal prononce, prêt à en débusquer les différents sens qui pourraient s'y cacher. Et une proposition ne tarde pas à se dessiner sous la forme d'une hypothèse - l'union de leurs forces. L'union de cette persévérance qu'ils se connaissent et qui les portent loin vers l'avant.

Le mâle brun hoche la tête, sourire équivoque toujours présent au creux des lèvres.

— Nul doute qu'une collaboration porterait ses fruits.

Ses pensées se tournent déjà vers les champs d'action possibles qui pourrait les amener à s'entendre et à combiner leurs atouts. Mais son attention repart immédiatement sur l'instant présent quand une question lui est posée et, de par l'importance du sujet effleuré, chasse toute autre considération de son esprit pour le moment.
Ses yeux s'allument de nouveau, brillant d'anticipation et d'intérêt.

— Demain. Dès que pointera le jour.

Et il ajoute, comme pour souligner ce qu'il y a d'évident dans sa réponse :

— Je suis prêt. Il serait inutile d'attendre davantage.

Une perte de temps, que certains abandonnent à des tergiversations mentales - lui a achevé ce qu'il s'était promis de ramener, et sa décision d'aller voir Ao est fixée depuis plus longtemps encore.
Il ne connaîtrait pas d'hésitation futile et supplémentaire, ni maintenant, ni le lendemain au plus proche de l'échéance.
Estimant n'avoir rien de plus à ajouter sur le sujet, Grimalk décroche son regard des yeux d'or qui lui font face pour le balader sur le reste du corps du noir et blanc, cherchant quelque chose qu'il sait pourtant qu'il ne trouvera pas.
Ses observations de ses semblables, même menées dans l'ombre, sont minutieuses : si Stendhal avait obtenu un glowstick à un moment, il l'aurait su.

— Et toi ? Comptes-tu te présenter à Aiiro ?

La divinité que les Nakhus adoraient tant avait changé. Lui n'avait que peu été acteur de cette période de trouble, occupé ailleurs et - il doit l'avouer - quelque peu désintéressé du sort de leur ancienne Déesse. Pourtant, ce qui ressort de cette transformation éveille chez lui curiosité et interrogations.
Il aura pour Aiiro et son futur une attention sans doute plus prononcée que pour Yurai.
Stendhal avait aidé à cette stabilisation et accompagné cette évolution.

Veut-il pour autant porter sa couleur après tant d'années à rester sans artefact divin, ou fait-il partie de ceux qui dans leur cœur regrettent à jamais la disparition de ce qu'ils avaient connu avant ?

Un léger sourire se dessine sur les lèvres du mâle sombre à l'encouragement de Stendhal pour son épreuve. Qu'il guette, oui. A ce moment, Grimalk ne sait pas encore qu'il ne serait pas de retour dès le lendemain sur les terres Nakhus : le futur lui apportera néanmoins réussite, une dont il n'a pas vraiment douté, et une lumière bleue qui cheminera d'abord à l'ombre de nombreux sentiers pour y relâcher son tout jeune pouvoir avant de revenir vers le Nord.
Ses oreilles restent dressées vers l'autre Nakhu au sujet de Aiiro. Ainsi, il avait déjà été à la rencontre de Yurai dans le but d'obtenir un glowstick par le passé. Et le changement de celle-ci n'avait pas dérouté sa foi. Le Mage conserve quelques secondes le silence, mais son regard d'or se fait sensiblement plus intense alors qu'il ne quitte pas les yeux d'une même teinte qui lui font face, comme essayant d'en percer les secrets et pensées les plus profondes.

Après ce temps de réflexion, il finit par cligner des yeux et reculer légèrement sa posture.

— Certains ont mal vécu ce changement, il semblerait.

Il se contente de cette remarque, mais son intonation reste flottante, ouverte. Comme pour laisser en suspens une interrogation muette que Stendhal est libre de formuler selon ses propres termes.

Qu'en est-il de toi ?
Qu'est-ce qui est mort avec Yurai, et renaîtra avec Aiiro ?