Incursion — Libre

Il était arrivé ce matin-là par la Passe Ventue, et avait immédiatement regretté son choix. Il n'avait pas remis les pieds là depuis l'incident et la seule vue des hautes falaises rouges, lorsqu'il s'en était approché la veille, l'avait fait vaciller sur place. Faisant ressurgir la menace de souvenirs qu'il s'était jusque là efforcé d'enfermer dans un épais coffre fort mental — donc l'ouverture était désormais bloquée par une épaisse couche de déni et un refus total de ne serait-ce que penser aux évènements sur lesquels elle donnait –, rendant sa gorge immédiatement sèche, sa respiration rauque, sa démarche, raide. Il avait attendu un moment, ses yeux fixés sur le Canyon, stoppé à sa lisière, se balançant imperceptiblement d'une patte sur l'autre. Avait probablement tergiversé sur l'absolue nécessité qu'il s'était fixée de passer par là — quand, d'ailleurs ? Pourquoi ? – avant de s'engouffrer dans la gorge sur une impulsion soudaine, claquant la porte à toute réflexion. Enfermant à double tour sa conscience et toute forme de pensée profonde au profit de l'action immédiate.
Probablement. Il ne s'en souvenait même pas. Ca ne datait que d'hier soir mais tout était flou, et déjà à demi-oublié, comme si son esprit refusait d'enregistrer la moindre information nouvelle concernant ce lieu, le défiait même d'y envisager toute forme d'existence, même tout à fait passagère. Il n'essayait pas spécialement de comprendre ce phénomène, ni d'y remédier.
Il avait choisi de passer par la Passe de manière tout à fait fonctionnelle : car c'était malgré tout un endroit qu'il connaissait comme sa poche, où il pouvait évoluer librement, où il se savait avantagé en cas d'urgence et parce qu'elle constituait une bonne solution de repli immédiat s'il y avait un pépin.
Même s'il espérait qu'il n'y en aurait pas. Mais ça, il ne pouvait en être sûr, parce qu'il n'avait franchement aucune idée de ce que la journée pourrait lui réserver.
Car aujourd'hui, Cassius pénétrait en territoire Etelkru.

Pas franchement, de manière défiante, loin de là : il n'avait pas l'intention de s'éloigner de la frontière, ni de causer le moindre dégât. Il voulait juste voir. Et aviser.
Comme cela avait été le cas lors de sa visite des terres Nakhus, il avait veillé à prendre un repas la veille — plus copieux que la fois précédente, cela dit : il avait attrapé un coyote, cette fois. Comme ce n'avait pas été le cas lors de sa visite des terres Nakhus, c'est avec ses sens particulièrement en alerte et son regard qui sondait attentivement son environnement immédiat qu'il fit le premier pas sur le territoire de la meute. Puis le second. Puis le troisième.
Humant l'air, il ne détecta pour le moment pas la moindre trace de loup, si ce n'est les effluves entêtantes propres au territoire de la meute. Il continua sa progression.

Ce lieu l'avait toujours intrigué : il avait eut maintes fois l'occasion de l'observer de loin, lorsqu'il était un louveteau. Avec ses cimes aux hauteurs improbables et l'esquisse de ses rochers sombres et dressés vers le ciel, il lui avait, dès le départ, fait forte impression. Loin de se douter que de nombreuses années plus tôt, c'était ici que son père s'était attiré les foudres de la meute lors d'une confrontation avec une patrouille qui l'avait conduit à tuer un de leurs membres, Cassius avait donc choisi ce lieu comme point d'entrée. Parce qu'il était à côté de la Passe. Parce que dans le fond, ça l'avait toujours titillé.
Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il allait pouvoir trouver. Mais espérait que ça ne serait pas aussi catastrophique que ce que les rumeurs auraient pu suggérer.
Lorsqu'il fut à une petite centaine de mètres de l'entrée du territoire des Dents de Roc, il arrêta de sa progression, bifurqua légèrement, et se mit à longer la frontière à cette maigre distance. Il n'était pas suicidaire ou complètement idiot non plus. Mais au moins, de là, il pouvait voir à quoi ça ressemblait, et satisfaire sa curiosité.

Cela commença par la sensation d'être observé. Ce sentiment que s'il tournait soudain la tête, il aurait pu voir quelqu'un qui le regardait droit dans les yeux, campé à quelques mètres de lui. Ca n'aura pas pris bien longtemps songea-t-il en veillant à garder son regard fixé devant lui, et préférant reporter son attention sur d'autres sens plus utiles, comme la vue ou l'ouïe. Il n'y avait pas beaucoup de vent, rien pour l'aider ni pour trahir ostensiblement sa présence. Il n'y avait pas un bruit.
Et pourtant, tandis qu'il avalait les mètres, il se savait suivi.
Il supposait que c'était ce qu'il espérait. Mais désormais, toute son attention était fixée sur l'invisible entité qui traquait ses pas en silence. Il n'était plus question d'admirer le paysage.

Au bout de quelques minutes, Cassius finit par ralentir, puis se stopper totalement, dans une petite zone dégagée où il était bien visible, mais où il n'était pas possible de s'approcher de lui par surprise. Il finit par s'asseoir.

— Vous pouvez sortir, si vous voulez.

Son ton était posé et ne trahissait aucune menace, puisqu'il n'en représentait clairement pas une. Sa queue balaya les épines sèches au sol, et il attendit.

La louve qui s'avança vers lui était de toute évidence âgée, mais à la manière qu'avaient ses muscles de rouler sous son pelage, ses yeux de le dévisager avec attention et son évidente assurance, il ne faisait aucun doute qu'en cas de pépin, elle serait un formidable adversaire. Le tube lumineux rouge à sa patte ne fit que confirmer ses suspicions.
Et l'immense loup croisé montagne qui la rejoignit rapidement pour se poser à ses côtés lui confirma que la situation ne jouait clairement pas en sa faveur. Lui qui se savait déjà très imposant pour leur espèce voyait sa carrure totalement dominée par cet énorme mâle : une situation à laquelle il n'avait plus été confronté depuis qu'il était tout simplement louveteau et confronté à la silhouette massive de son père. Etait-il réellement possible d'atteindre cette taille en n'étant qu'un simple loup ? Ou ce dernier aurait-il pu être issu des Direwolves qui peuplaient les Terres du Froid ? Dans sa connaissance théorique des multiples physiques qui peuplaient ce pays, Cassius n'avait tout simplement pas envisagé cette possibilité. Idiot.
Les deux loups ressemblaient beaucoup plus, dans leur physique et leur attitude — même si le grand mâle semblait plus blasé par la situation qu'autre chose –, à l'image mentale qu'il s'était toujours faite de la meute qu'à l'aperçu qu'il avait pu en avoir en côtoyant Nyu.

— Je cherche une meute. Inutile d'y aller par quatre chemins. De toute manière, l'éloquence n'avait jamais fait partie de ses compétences. J'explore les possibilités.

Son regard alla calmement de l'un à l'autre, avant de revenir trouver celui de la louve, qui semblait clairement être la cheffe de ce duo. En plus d'être potentiellement la mère de l'énorme loup, à en croire les similitudes qu'il pouvait noter chez les cornes que tous deux possédaient. A moins que ça ne soit un hasard, ou une espère de... rituel ou pan culturel Etelkru, qu'en savait-il. Ou peut-être étaient ils juste de la même famille.

— Etes-vous ouverts aux solitaires ?

Pas de réaction ouvertement hostile de la part des deux Etelkrus : c'était déjà ça. Cassius suivit avec attention la louve tandis qu'elle s'agitait. A l'en croire, il n'était pas si impossible que ça de rejoindre la meute en venant de l'extérieur.
A moins qu'il ne se soit agi d'un piège.
Cassius n'était peut-être pas aussi méfiant que son père vis-à-vis des membres de la meute, mais il n'en était pas naïf pour autant. Si sa posture se voulait toujours relaxée, il restait néanmoins vigilant, et prêt à réagir au moindre signal d'alarme. Une assiduité qui se voulait fatigante sur le long terme, mais à laquelle il était habitué — les joies de la vie de solitaire.

— Ces critères, quels sont-ils ?

Il s'estimait apte à aider la meute — sa capacité à survivre jusqu'ici par ses propres moyens en était un bon gage, selon lui – mais en soi cette exigence lui semblait couler de source. C'était la partie critères qui l'intéressait plus.
Etre un fanatique à l'esprit étriqué désireux d'écraser tout ce qui n'était pas Etelkru, ça, malheureusement, ça risquait de coincer. Mais il semblait que la meute ne correspondait pas, ou peut-être plus, à ce portrait un peu caricatural qui aurait pu en être fait. Restait à savoir où se situait le clan à présent.
Cassius se sentait seul, oui, et cherchait de l'appartenance et plus généralement une direction à donner à sa vie, mais il n'était pas désespéré à ce point.
Il était cependant moins disposé à chipoter que son défunt paternel.

Les Dieux.
La poitrine de Cassius se dégonfla, et ce n'est qu'à ce moment qu'il réalisa qu'il avait retenu son souffle jusqu'à ce que la louve, visiblement hésitante, le questionne au sujet de leurs divinités. Il s'était attendu à cette question, surtout de la part d'un membre des Etelkrus. Et il y avait longuement songé, dans l'éventualité où on lui poserait effectivement la question. Cela ne rendait pas la tâche aisée pour autant, car Cassius n'était pas franchement disposé à se vouer corps et âme au culte d'une entité supérieure. Qui lui était qui plus est inconnue.
A ce stade de sa vie, ces Dieux vénérés par la meute lui apparaissaient certes comme, selon toute vraisemblance, des loups dotés de grands pouvoirs qui dépassaient complètement son entendement, mais de là à se soumettre à eux et à les hausser au stade de divinités...
Eh bien disons qu'il n'était pas loup à accorder ainsi toute son estime, sa dévotion et plus globalement à mettre sous le tapis sa dignité au profit de quelqu'un qui ne lui avait pas prouvé mériter des attentions aussi drastiques.

Il passa pensivement sa langue sur ses crocs, avant d'ouvrir la gueule :

— Je connais votre Dieu rouge. Celui de la Force. Celui de Daniel. Le seul dont Joaquín avait jamais parlé, même s'il n'avait été mentionné que très brièvement. Le simple fait que son père daigne ainsi accorder un peu de son maigre temps de parole à la divinité en question avait piqué la curiosité de Cassius. Il n'avait pas pour autant mentionné son nom. Des autres, il ne connaissait ni la couleur, ni les attributs. Il aurait pu potasser le sujet, mais il rencontrait rarement des gens, encore moins des Etelkrus, et pour en savoir plus, il lui aurait fallu franchir leur frontière pour trouver des réponses par lui-même. Je ne sais pas plus d'eux, mais je peux apprendre.

Sa tête pencha un peu sur le côté.

— Je n'ai pas encore d'avis sur eux. Mon père n'aimait pas la religion et m'a élevé sans elle. Mais je respecte les croyances des autres...

Enfin...

— Tant qu'elles ne font de mal à personne.

Ca, par contre, c'était un point sur lequel son père avait longuement insisté, énumérant longuement les nombreux méfaits de la Foi dans son pays d'origine, et c'était une révulsion qu'il partageait désormais avec lui.
C'était quelque chose qu'il ne comprenait pas, et qu'il ne serait pas capable de cautionner.

La tête de Cassius se pencha sur le côté lorsque la femelle fut prise d'un éclat de rire à sa dernière remarque. Ses mâchoires se serrèrent. Et son museau se plissa légèrement lorsqu'elle lui asséna une tirade moralisatrice qui ne manqua pas de l'agacer.
Cette manie qu'avaient les vieux de se croire plus sages que leurs cadets, sans jamais remettre en question leurs propres rigidités.
Il se força à respirer calmement, intimant à son poil de rester tel qu'il était, plaqué contre son corps. A ses babines de ne pas révéler ses crocs, et l'énervement qui le guettait.

— Mon père venait d'un pays où ses ancêtres ont été massacrés et réduits à l'esclavage par des étrangers venus voler leurs terres au nom d'un Dieu que ses dévots n'avaient jamais vu ni entendu. Si vos Dieux vous en donnaient l'ordre, le feriez-vous sans vous questionner ?

Il était disposé à faire des efforts, mais n'allait quand même pas se mettre sur le dos et abandonner toute dignité dans le seul espoir de guérir sa solitude.

— Les rumeurs qui circulent sur votre meute ne sont pas toutes flatteuses. Tu parles comme si tout le monde se pressait à vos portes pour vous rejoindre mais votre réputation au-delà de vos frontières est à peine meilleure que celle des Raeders. J'en ai rencontré qui m'ont démontré que les histoires les concernant n'étaient pas forcément fondées. Je connais une Etelkru qui me laissait aussi penser jusque là que votre meute valait mieux que ce qu'on a pu dire d'elle. Je suis venu voir par moi-même ce qu'il en est.

Cassius exhala lentement.

— C'est une relation à double-sens. Je sais traquer, survivre et me battre. Je peux me battre pour vous. Mais j'ai aussi des valeurs, et je veux savoir si elles sont alignées avec les vôtres, sinon ça ne sert à rien à rien de discuter. Ca n'a pas de rapport avec vos divinités.

Il n'avait jamais été doté d'un grand tact, ni particulièrement éloquent. Ses paroles étaient brutes et dépourvues de fioritures, mais il espérait malgré tout avoir réussi à convier ses idées. Il n'avait jamais été très doué pour exprimer ses émotions par la parole.

On pouvait essayer de trouver quelque chose de positif à cette échange : Cassius énervait visiblement cette vieille femelle, autant qu'elle l'énervait lui. Chaque micro-expression, battement de queue agacé, et surtout chaque syllabe qu'elle prononçait sur un ton moralisateur menaçait un peu plus de lui faire hérisser le poil. Chose qui ne tarda pas à arriver malgré ses tentatives de rester calme : parce que Cassius n'avait jamais été très fort pour dominer ses émotions, et parce qu'en plus, elle même commençait à se gonfler, face à lui.
C'était là un échange qui se passait clairement moins bien que celui qu'il avait pu avoir avec Dysis au sujet des Nakhus, quelques jours plus tôt. Et moins bien que ce qu'il avait pu espérer, en se basant peut-être naïvement sur ses quelques rencontres passées avec des membres de la meute, clairement moins étroits d'esprit et inaptes au dialogue que cette louve qui s'évertuait à lui beugler dessus sans jamais sembler faiblir. Moins vieux, aussi. Les Etelkrus auxquels il avait parlés étaient sensiblement plus jeunes.
Cassius commençait à comprendre l'animosité de son père vis à vis de cette meute. Preuve vivante de leur réputation semblait se dresser face à lui, et il sentait ses mâchoires se crisper, ses crocs qui menaçaient de se dévoiler.

On n'allait pas se mentir. C'était surtout sur les Etelkrus que les espoirs de Cassius se portaient : peut-être pour leur côté visiblement plus axé combat que leurs rivaux les Nakhus qui correspondait à ce que Cassius connaissait, et ce que Cassius savait faire. Parce que sa première amie venait de là, aussi. Peut-être, enfin, parce que leur Dieu rouge avait jadis accepté Daniel parmi ses disciples en dépit de la totale défiance que pouvait avoir l'animal vis-à-vis des divinités. Preuve d'une certaine ouverture venant de ce Dieu, qui, dans son esprit, semblait plus désireux de récompenser les guerriers pour leurs aptitudes au combat que de se faire vénérer par une horde de dévots à l'échine courbée aussi bien par l'adoration que par la crainte comme l'était le Dieu colon du pays de son père. Mais si cette femelle, qui correspondait certainement plus à la réputation de la meute que ses quelques rencontres, représentait vraiment l'esprit du clan... c'était une sacrée douche froide. Qui le mettait en colère.

Soudain, l'énorme loup qui était jusqu'ici resté en retrait alla se placer entre la femelle et lui. Les épaules de Cassius se relâchèrent légèrement lorsque ce dernier vint de toute évidence diluer les propos de sa comparse. Pour lui offrir une description qui semblait bien plus abordable. Et décrire un clan assez similaire à l'idée qu'il avait pu s'en faire, jusqu'à il y a quelques minutes.
Il prit le temps de respirer lentement pour se décrisper. Le géant tentait visiblement de calmer la situation. Cassius pouvait en faire autant. Même s'il avait les nerfs à vif.

— Merci pour ces clarifications.

Puis, après un autre temps mort de réflexion :

— Serait-il possible de parler à votre ou vos alphas ?

C'était sans doute le meilleur moyen de se faire une idée de l'état d'esprit de la meute, tel qu'il était véritablement. Même si, au vu de cet échange jusqu'ici assez catastrophique, c'était peut-être une idée un peu suicidaire.

Les secondes qui s'écoulèrent tandis que la vieille femelle réfléchissait lui parurent durer une éternité. Ce n'est que lorsqu'elle parut lâcher l'affaire que Cassius, poussant un long soupir, réalisa qu'il avait retenu son souffle. Il hocha la tête et s'ébroua, prêt à se mettre en marche.

— Merci.

Et attendit qu'ils ouvrent la voie.