[BRETHEN] Après la tempête.

Il s'en était passé, des aubes, depuis.
Depuis la première, depuis ce matin où ils s'étaient appropriés le Dolmen, où ils avaient trouvé, au terme d'une longue marche, le lieu où ils s'établiraient. Depuis cet autre matin, où ils avaient proclamé la création de leur clan, mettant une bonne fois pour toute derrière eux leur existence de Séides reniés, de vagabonds et de hères, pour s'affirmer en tant que meute. Il s'en était passé des matins, des lendemains qui chantent à ceux qui pleurent, de ceux qui avaient vu des naissances à celui qui avait vu mourir Eandir. Ils avaient, du haut de ce rocher, eut à annoncer les pires comme les meilleures nouvelles, et la pierre était désormais un contact familier, comme cette vision du soleil qui se levait, fidèle à lui-même, derrière les nuages dorés de l'Est.

Ça, ça allait lui manquer.

Les Brethens se rassemblaient, arrivant seuls ou par petits groupes, prenant leur temps pour se placer face à eux. Les yeux monochromes de la guerrière passaient d'un de ses Frères à l'autre, les appréciant du regard. Elle se félicitait de tous les connaître, même si elle ne faisait que croiser la plupart, ce qu'elle déplorait un peu. Cependant, la louve se félicitait de voir ces liens qui se créaient, et ces loups qui s'unissaient, créant cette nouvelle génération de Brethen, élevés dans cette ambiance de paix et de partage qu'elle aurait aimé connaître. Et de cela, elle se sentait très fière.

Et ça aussi, ça allait lui manquer.
Elle lança un regard à Aendil, avant de prendre la parole.

— Si nous vous avons rassemblés ce matin, c'est parce que nous avons une annonce de première importance à vous faire.

La louve marqua une pause, regardant son peuple.

— Aendil et moi souhaitions vous féliciter pour votre conduite exemplaire au cours de l'attaque des Precursors. Votre courage dans la Mine, votre combat, parfois au prix de grands sacrifices, pour défendre les valeurs de notre clan mérite que l'on le loue, et nous devions nous y attarder. Vous vous êtes investis à nos côtés et avec les Séides dans cette lutte, et pour cela, merci.

Temps.

— Nous sommes fiers que ce clan que nous avons fondé s'élève d'un seul geste pour défendre une idéologie commune, et encore plus fiers de voir qu'il n'a plus besoin de nous. En effet, si nous avons fondé les Brethen, nous avons vieilli ; Eandir nous a quitté, Aendil est infirme et moi, je suis lasse et fatiguée. Il semblerait ridicule qu'un peuple libre soit dirigé jusqu'à leur mort par ses créateurs. Nous avons donc décidé de passer la main.

Temps.

— Nous nous sommes concertés longuement et avons mûrement réfléchi notre choix, et il fut difficile. Nous pensons donc que Khal, Illa et Ska, ayant fait preuve de dévouement et de courage au delà de nos espérances, méritent cette place.

Temps.

— Bien sûr, si l'un ou l'autre d'entre vous n'est pas d'accord avec cette décision, il peut parfaitement s'exprimer et nous en discuterons.

Suète se tut, guettant la réaction de ses pairs.

C'était un jour de deuil.
Personne n'était mort, pourtant. Hélas. Il aurait presque préféré enterrer une carcasse sans vie plutôt que le souvenir autrefois agréable de ces longues années passées aux côtés d'Eandir et de Suète. Souvenir qui demeurerait, même sous des mètres de terre, mais qui jamais plus ne parviendrait à faire se soulever les coins de ses babines. Souvenir qu'il aurait très nettement préféré oublier. Qu'il aurait repoussé dans un coin sombre de son esprit si seulement on était pas venu le chercher ce matin pour venir annoncer la nouvelle aux Brethens. Ou plutôt, faire de la figuration et leur permettre de le voir démuni de sa superbe. Où était-elle, sa gloire passée ? La dernière fois ou son regard s'était illuminé alors qu'il se dressait fièrement sur ce dolmen aux côtés de ses deux camarades conseillers lui semblait remonter à une éternité.

La gorge serrée, il était incapable de parler. Quand bien même ses crocs se seraient dessoudés, il ne savait que dire. Au fil des ans, Suète était devenue une bien meilleure oratrice que lui. Peut-être l'avait elle toujours été. Ce qui était certain, c'était son rôle de modèle pour les Brethens. C'était elle que les loups suivaient, pas lui, pas Eandir.

Mais pourquoi fallait-il qu'elle s'emmerde à faire de beaux discours juste pour claquer la porte ?

C'était lui qui, normalement, restait droit et souriant face aux frères et aux sœurs en toute circonstance. C'était lui le comédien qui savait rendre n'importe quelle mimique crédible. Il était d'ailleurs peut-être encore le seul, à son grand regret. Suète avait toujours été une louve sincère, quelques détails, des histoires de portée accidentelles dont personne ne devaient avoir vent, à part. Aujourd'hui, très certainement, elle parlait à ces loups avec le cœur. Comme elle le disait, elle s'était lassée.
Elle s'était lassée. Lassée de ce que lui ne pourrait jamais faire, faute d'avoir des yeux. Lassée de ce clan qu'ils avaient bâti ensemble.
Lassée du soleil qui se levait sur les dolmens au petit matin.

Il ne pouvait rien faire, tout comme il ne pouvait être une épaule pour cette Suète épuisée de régner et, si d'un coté, il comprenait le choix de sa camarade rouge, il ne pouvait pas non plus empêcher une rage nouvelle de grandir en lui. Il lui en voulait de ne pas être plus forte, tout comme il s'en voulait de ne pas pouvoir l'aider.
Par ce qu'il n'y avait pas de place pour les infirmes dans ce foutu monde.
Ça, Noximilien avait du le comprendre aussi.

Comme résolu, il descendit de son piédestal pour rejoindre la meute en contrebas. Meute dont il ne s'était jamais senti aussi loin.

▬ Mes félicitations aux élus. Prenez garde de ne pas vous brûler les ailes, la chute risque d'être rude.

Aujourd'hui, c'était jour de deuil et Aendil avait tout enterré.
Sa meute, ses souvenirs et Suète.

Sans plus de cérémonie, le conseiller déchu regagna le Squat.

__


Ska était venu dès lors que l'appel avait retenti.
Il avait alors écouté Suète attentivement et ouvert des yeux ronds lorsque sa mère, il avait encore du mal à se faire à l'idée mais ça venait doucement, manifesta son souhait de le placer au conseil. Puisqu'elle partait, apparemment. Il tenta alors de sonder le regard de sa génitrice comme il l'avait déjà fait mille fois auparavant, incrédule. C'était peut-être une erreur, il n'était, après tout, pas le loup le plus expérimenté de ce clan, contrairement à ses deux camarades. Voilà qu'il allait être le plus jeune du conseil, à défaut d'être le gamin de ces deux là. Enfin, si ça se faisait. Peut-être que des loups ne voulaient pas de lui. Ce qui seraient plutôt compréhensible. Ska avala difficilement sa salive.

▬ Merci de ta... votre confiance. Vraiment. Ça me touche.

N'importe qui aurait pu être promu à sa place. A commencer par la jolie compagne bleutée d'Aendil. Il aurait très bien pu la pistonner. Même si ça n'aurait peut-être pas trop plu à Suète. Bien qu'elle ne semblait pas du genre à faire dans le sentimental. Enfin, ça n'avait pas tellement d'importance. Il ne connaissait pas leurs critères de choix, outre celui de leur détermination à démonter les Precursor, dont il n'était pas très fier.
Il se tendit encore plus lorsqu'Aendil descendit du dolmen et leur souffla une sorte d'avertissement. Ska fronça les sourcils mais ne s'énerva pas pour autant : il pouvait comprendre la déception du loup clair. Certains congénères, particulièrement fiers, ne supportaient que difficilement de descendre du trône. Aendil y étant forcé du fait de son handicap, la pilule devait être dure à avaler.

L'annonce l'avait un peu stupéfaite. Sekmêt avait toujours vu Suète et Aendil comme deux loups puissants, inébranlables. Comme deux protecteurs qui empêchaient le monde de s'effondrer. La femelle avait toujours connu les choses ainsi, alors, évidemment, le changement pouvait être effrayant. D'autant plus que son compagnon était nommé pour les remplacer. Une peur irrationnelle étreignit son coeur, rendant sa respiration soudain plus difficile. Khal allait avoir de grosses responsabilités, de lourdes charges à s'occuper. Des choses bien plus importantes à faire que de rester à ses côtés. La louve chocolat se força à inspiérer profondément. C'était idiot. La géant aux dents de sabre l'aimait. Et le lui montrait chaque jour. Sekmêt garda à l'esprit ces moments doux et tendre entre eux. Malgré tout, l'inquiètude l'avait gagné. Elle ne voulait perdre ce qu'elle avait si dûrement acquis. Elle refusait de voir Khal s'éloigner. Elle refusait qu'il ne l'abandonnât. Elle ne le permettrait pas. Divisée entre l'égoïsme et la peur, elle se força tout de même à sourire à son compagnon. Et à Illa et Ska. Khal et Illa le méritait. Ils s'étaient bien battus, elle en avait entendu parler alors qu'on l'obligeait à restée cloîtrée. Ska, le méritait sans doute aussi, sinon Suète et Aendil ne l'aurait pas choisi. Suète avait toujours raison de toute façon. Elle était une vaillante guerrière et un pillier pour tous. Sekmêt avait une confiance aveugle en elle. Même si elle avait nominé Khal. Dans un mouvement encore un peu raide, elle rejoignit le mâle beige pour lui chuchoter :

« Félicitation pour la promotion, grand chef. Je suis fière de toi. »

Puis elle se tourna vers le reste du groupe et lança plus haut.

« J'ai confiance en vous trois. Vous serez de bons conseillers. »

Les yeux turquoise de Sekmêt s'allumèrent de tendresse pour Khal, tandis qu'elle penchait la tête sur le côté pour le regarder. Mâat, l'hybride, lançait un regard sombre au géant. Si elle félicita vaguement Illa et Ska, ses orbes vairons ne lâchèrent pas Khal. Vieille louve aigrie au corps pourtant très bien portant s'éloigna en gromellant volontairement assez fort qu'elle ne laisserait pas faire. Qu'on ne pouvait pas nommer conseiller un loup qui battait son apprentie et qui avait manquer de la tuer. Un monstre ne pouvait pas diriger une meute intelligemment. Elle gronda et rejoignit le Squat sans plus un mot. Sekmêt lança un regard d'excuse à son compagnon avant de baisser le museau et se mettre en retrait. Mâat finirait bien par accepter un jour, que cela n'avait été qu'un accident. Un jour.

Suète avait naturellement laissé la fin de sa phrase en suspens, attendant que son compère de toujours prenne, à son tour, la parole. Elle portait le clan à elle seule depuis qu'Aendil avait perdu la vue, et imaginait qu'il aurait aussi quelques mots à dire, même si ce n'était qu'un 'merci', qu'un 'adieu', qu'un 'pardon'. Il restait là, à fixer de ses yeux morts le peuple sous le dolmen, lèvres closes, dents serrées. Il n'allait pas parler, non, son visage faisant simplement des allers-retour entre elle et le parterre de loups qui les regardaient tous les deux, juchés sur le Dolmen, laissant sans gêne aucune s'éterniser le silence. Puis l'aveugle se laissa tomber au bas de leur perchoir commun, la laissant seule devant le peuple, irrémédiablement et définitivement seule. Les masques tombait, il ne faisait même plus semblant d'assumer cette position qu'elle gérait pour trois depuis presque un an.

▬ Mes félicitations aux élus. Prenez garde de ne pas vous brûler les ailes, la chute risque d'être rude.

S'il avait pu saisir le regard que lui avait lancé Suète à ce moment là, peut-être que le mâle blanc aurait saisi la honte et la rancœur qui grandissaient maintenant en elle. Quel pauvre con. Alors qu'elle s'éreintait à maintenir le clan dans un semblant de cohérence et de cohésion, lui se lamentait sur son sort d'abord de la mort de son jumeau, puis de la perte de son oeil. Elle avait accepté de porter ce fardeau seule, de faire bonne figure seule, de guider et de conseiller la meute seule alors qu'elle aussi était affectée par la mort d'Eandir et l'infirmité de son frère, ayant en plus à porter le poids de son chagrin. Ils en avaient discuté ensemble, convenant que la situation ne pouvait plus durer, et que l'un et l'autre n'était plus à même d'assurer la fonction.

Et voilà qu'il lui abandonnait une fois de plus son fardeau, se comportant comme un enfant à qui on aurait enlevé son jouet. Égoïstement, comme si la place lui revenait de droit, comme s'il était plus légitime qu'un autre à la tête du clan, décrédibilisant au passage tout son discours sur leur fierté à passer la main, fierté qu'elle même ressentait, alors que lui ne pensait qu'à sa petite personne, sa petite gloire déchue de son trône de carton. Encore une fois, c'était elle la méchante, elle l'ingrate, elle qui le faisait souffrir alors qu'elle voulait l'alléger lui de ce poids, et alléger ce clan d'un conseil qui ne tenait pas la route.

Comme s'il ne l'apprenait que maintenant.
Elle avait si honte.
Elle était si déçue.

Les élus s'exprimèrent, et personne ne sembla s'opposer à leur prise de fonction.

— Je vous souhaite bon courage, et serai toujours prête à vous épauler si le besoin s'en fait sentir. Toutes mes félicitations.

La guerrière descendit à son tour du Dolmen, laissant la place libre au nouveau Conseil.