Petit matin [Libre]

C'était un grand jour aujourd'hui, dans la modeste existence d'Azkaban.
L'émotion lui étreignait le coeur alors qu'il foulait de nouveau les terres sur lesquelles il avait grandi. Il se souvenait de chaque détail, de la rivière qu'il avait tant de fois descendue avec Descada jusqu'à finalement en faire la route de sa vie. Du chemin à travers l'étrange labyrinthe qui menait à la grotte où vivait la meute de la sagesse. Du temple de Yurai, vaste et impressionnant, dans lequel chacun des pas et chacun des murmures résonnait presque à l'infini. Des souvenirs lui revenaient, teintés d'une douce nostalgie, alors qu'il respirait à nouveau l'odeur des loups qui y vivaient. Les terres Nakhus étaient ouvertes à tous et sans animosité pour quiconque, aussi y trouvait-on des pistes de loups de toutes origines. Mais lorsque l'on s'approchait du Dédale, les effluves qui devenaient marquantes étaient sans nul doute celles de ses habitants. Et le loup sable respirait à grandes goulées ces odeurs familières, un léger sourire sur les babines. Après avoir longuement cherché sa place, il revenait sur ses pas, assagi et rendu mature par la vie. Il rentrait à la maison.

Le soleil se levait devant lui, derrière les silhouettes dentelées des montagnes qui scindaient en deux le continent. Ses rayons se reflétaient dans les statues d'améthyste qui entouraient l'entrée du labyrinthe. Les yeux clairs d'Azkaban virevoltèrent de gauche à droite alors qu'il ralentissait l'allure. Il ne désirait pas passer pour un agresseur, bien loin de là, et était conscient que son odeur ne jouait pas en sa faveur. Ceux qui avaient longtemps été ses voisins, les habitants de l'Île de Morne-oeil, avaient fait des remous ces derniers temps. Il portait l'odeur des solitaires, mais avait vécu dans une grotte près de la mer pendant près de cinq ans. Il savait que l'odeur salée de son pelage n'inspirerait pas forcément confiance au premier venu.

En parlant de premier venu, il se présenta justement à lui. Alors qu'il s'approchait, Azkaban aperçut une silhouette colorée non loin de l'entrée. Visiblement, cet inconnu ne l'avait pas encore repéré, mais il y avait de forte chances qu'il soit de ceux qu'il souhaitait contacter. Les oreilles en avant et la pose aussi détendue que possible, le solitaire laissa échapper un jappement léger pour indiquer sa présence et ne pas le surprendre. Il s'avança à pas prudents, jaugeant la réaction du Nakh, et lança d'une voix qui se voulait avenante :

"Bonjour ! Serais-tu un Nakhu ?"

L'autre ne fit montre d'aucune animosité, au grand ravissement d'Azkaban. Cela n'était pas une très grande surprise, naturellement, puisque cette meute était réputée pour sa neutralité et son pacifisme, mais les choses avaient pu changer depuis toutes ces années. Il avait vécu isolé du reste du monde si longtemps que bien des choses lui avaient sans doute échappé... à commencer par le faire que les Nakhu avaient un Couturier. A l'époque où le solitaire avait pris son envol, il n'existait que deux rangs dans la meute : celui d'Oracle et celui de Disciple. Tous les loups étaient au même rang, à l'exception de celui choisi par Yurai pour mener le groupe. Il n'y avait que très peu de notion de hiérarchie et de répartition des rôles, sans doute parce que l'utilité alors n'en était pas présente. Le fait qu'il existe au moins un rang - à moins que ce ne fut le nouveau nom de l'Oracle ? Mais ce loup ne paraissait pas porter de glowstick, c'était donc difficilement envisageable - de plus indiquait que des changements étaient intervenus au sein du groupe. Il se demanda si le dénommé Volstein était toujours à la tête de la meute. Il devait être âgé maintenant, bien qu'ils fussent de la même génération - leur mères étant demi-soeurs.

"Enchanté, je me nomme Azkaban. Je suis solitaire." Répondit-il.

Puisque l'autre lui avait donné son nom, il lui paraissait logique de faire de même, de manière à renforcer le fait qu'il ne lui voulait aucun mal. Il n'avait aucun intérêt à lui cacher son identité, d'autant que dans un futur idéal tous les deux se retrouveraient frères de meute. Il lui demanda ensuite la raison de sa venue, mais ce n'était pas encore pour poser des questions à propos de la meute que notre solitaire était revenu en ses terres natales. Il espérait avoir bien l'occasion de le découvrir d'ici peu de lui-même.

"En vérité, je suis né ici, et j'ai vécu au sein des Nakhus jusqu'à mes trois ans." Lui dit-il avec un léger sourire, tandis que son regard dérivait sur la haute entrée du Dédale. "J'ai longtemps vécu en solitaire, sans parvenir à trouver ma place... Et j'ai réalisé que ce dont j'avais besoin avait toujours été sous mes yeux."

C'était bien bateau, n'est-ce pas ? Pourtant, il n'y avait que dans les histoires qu'on vivait de telles choses aux yeux d'un adolescent, et jamais dans la réalité. Il avait rêvé d'une vie d'action, d'une existence trépidante et dangereuse, lorsqu'il s'imaginaient d'épiques aventures avec sa jumelle Descada. Sa vie avait été bien plus banale que cela, mais bien plus riche d'introspection, surtout ces derniers temps, depuis qu'il avait eu cet espèce de déclic. Il avait fait la connaissance d'Hannah et de Fireheart², deux solitaires au discours bien pessismiste mais à la sympathie certaine. Ce retour au contact avec les autres lui avait rappelé combien il l'appréciait. Il avait longuement réfléchi, et finalement... était revenu ici.
Ses prunelles claires se posèrent de nouveau dans celles de Raison.

"Je souhaite revenir parmi vous, si cela m'est permis." Lança-t-il doucement.

Le visage de son interlocuteur, recouvert en grand partie d'un masque opaque, ne laissait à Azkaban que ses yeux et ses oreilles pour deviner son expression. Il l'écouta sans mot dire, puis parut s'accorder un temps de réflexion, la face indécryptable et le corps ne laissant rien s'exprimer que cette tranquille nonchalance propre à la meute de Yurai. Durant cet instant, le solitaire songea aux raison qui pourraient avoir poussé les Nakhus à ne pas accepter d'étrangers. Il avait entendu des rumeurs disant que les tensions entre les meutes n'avaient jamais été aussi féroces et que le continent était à deux doigts de connaître sa première grand guerre depuis la création du nouveau monde. Il était vrai qu'Azkaban n'avait jamais connu de guerre, seulement la bataille contre ce cerf qui était venu s'abreuver à la fontaine de Yurai contre la sécheresse. Il avait pour la première fois ce jour-là goûté le sang et l'adrénaline du combat, défendu à grands coups de griffes et de crocs la fontaine de sa meute de naissance. C'était une chance, ce jour-là, que les meutes n'aient eu d'autre réaction que l'entraide.
Sinon les Nakhus auraient été tout bonnement rayés de l'histoire, trop peu nombreux pour faire face au monstre seuls.

Le léger mouvement de tête de Raison lui indiqua qu'il s'apprêtait à lui répondre, et ses pensées revinrent à ce qui se passait juste devant lui. Il l'écouta avec attention, son regard fiché dans celui du Nakhu. La situation aurait difficilement être meilleure pour lui, il fallait bien l'avouer. Il était tombé, par chance, sur un loup tout à fait ouvert et compréhensif, qui lui proposait tout bonnement l'épreuve de Yurai comme condition d'entrée. Ce qui était sans nul doute, aux yeux du solitaire, la meilleure des décisions. Seule la déesse était à même de véritablement lire en chacun et d'y trouver la sagesse qu'elle recherchait, ou au moins ses plus infimes graines. Même s'il s'était préparé et avait longuement réfléchi ce ce qu'il adviendrait s'il rejoignait les Nakhus et devait se présenter à la Corneille, Azkaban sentit son coeur battre un peu plus fort. Ce serait donc face à cette divinité que se déciderait sa vie. Si elle acceptait de lui accorder sa couleur, il aurait enfin trouvé le sens de sa vie. Sinon... Il était optimiste, il continuerait à chercher.

Son regard détailla celui qui lui faisait face, se demandant quel était exactement le rôle qu'il occupait pour pouvoir ainsi décider de son droit à rejoindre la meute. Il s'attendait à être amené devant l'Oracle en personne, mais peut-être était-il devenu inaccessible. Ou peut-être était ce loup jeune loup devant lui ? Cela paraissait peu probable, mais les désirs des dieux étaient bien mystérieux aux yeux des mortels, de ce qu'il s'en souvenait...

"J'irais donc exposer mon âme au regard de Yurai, et je vous rejoindrai si tel est son bon vouloir." Répondit-il avec un hochement de tête pour le remercier. "Dans le cas contraire, je ne vous causerai pas d'ennuis et je partirai."

Ses yeux dérivèrent en direction de la Vallée des murmures, chargés de hâte mais aussi de nostalgie. Il y avait tant de fois gambadé étant louveteau qu'il lui semblait encore connaître par coeur ses dénivelés et ses replis, emplis des échos de voix dont on ne comprenait pas les mots.

"Dois-je m'y rendre seul, ou souhaitez-vous m'y escorter ?" Ajouta-t-il en reposant le regard sur le dénommé Raison.

Il demeurait un solitaire, après tout, tant que Yurai n'avait pas rendu son verdict.

La surenchère de générosité de ce jeune loup montra bien combien il était effectivement à sa place au sein de la meute. Cependant, le solitaire fut soudain frappé par un détail : il ne paraissait pas porter avec lui la lumière divine de la Corneille. Son rang était-il alors celui d'un renégat venu expier ses fautes ? Etait-ce pour cela qu'il n'arborait pas encore le glowstick, affirmation que la déesse l'accueillait dans ses rangs ? Ce détail rendait plus étrange encore le fait qu'il ne rechigne pas à ce qu'Azkaban rejoigne la meute et passe une épreuve. Mais le solitaire était une bonne patte à la confiance facile et presque naïve, et il mit cette pensée de côté. Il devait se concentrer sur ce que lui allait vivre, et ensuite il aurait tout loisir de questionner ce Couturier au sujet de son propre rang. Il rangea donc de côté les réponses qu'il aurait pu donner à la première réplique du jeune loup - car selon la raison pour laquelle Yurai avait rejeté un disciple, il était sans doute plus ou moins prudent de le garder... - et se contenta de lui adresser un sourire franc.

La dernière question qu'il lui posa surprit considérablement le solitaire, qui redressa légèrement les oreilles. Il n'avait jamais entendu parler d'un loup dénommé Ajani... mais en réalité Azkaban ignorait même combien sa famille pouvait être étendue. Morokei était toujours restée très discrète sur le sujet, parlant d'avantage de ses parents que de ses frères et soeurs. De fait, le loup sable et sa jumelle ignoraient tout de la lignée importante qui s'était créée chez leurs cousins et cousines, et encore plus que le potentiel - et l'actuel - oracle nakhu en faisaient partie. Il avait déjà aperçu Volstein, bien-sûr, mais à cette époque-là le loup banc portait les marquages de sa lignée cachée sous des bandages, comme feu son aîné, et rien n'aurait permis à Azkaban de deviner qu'ils étaient en réalités proches en ce qui concernait le sang. Il hocha donc négativement la tête, avec un air légèrement désolé, et répondit :

"Je crains que non, je ne connais personne du nom d'Ajani. Mais je ne prétends pas connaître tous les membres de ma famille, peut-être vais-je être surprise en le rencontrant."

Un espoir venait de naître dans son esprit, mince mais pas complètement improbable : était-ce possible que ce loup fût le fils de Descada ? Il n'avait pas vu sa soeur depuis de bien nombreuses années, et elle avait elle aussi grandi chez les Nakhus. Peut-être y était-elle revenue, ou au moins y aurait-elle laissé une descendance ? Une lueur passa dans son regard, alors que sa motivation à rejoindre les rangs de cette meute qui fut jadis la sienne grandissait encore.
Lorsqu'il se mit en route, aux côtés de Raison, pour rejoindre l'Eglise aux Corneilles, il souhaitait plus que jamais que la déesse voit en lui ce qu'elle cherchait chez ses enfants.