Edifice de la beauté [Construction du temple de Moiro - Libre]

« Édifice de la beauté »
Anianka & Elely & Libre

Le temps avait passé et la pluie avait coulé depuis cette tragédie. La désolation s'était abattue sur leurs terres devenues ruines et avait plongé les vivants dans un monde dépressif.
Colère, rancune, tristesse amère.. Beaucoup de peine, beaucoup de douleur.. Et pourtant, certains se battaient encore. Un poids immense les ralentissaient mais dans ce voile obscure, ils s'accrochaient au moindre rayon de lumière.  
Sur l'île, la mer avait dévasté les côtes. Les champs de roses étaient couverts d'eau et de pétales mortes. Et puis.. il y avait cet énorme rocher apparu au début de la guerre. Toujours là, il dominait le centre de l'île et son ombre se glissait d'un bout à l'autre au fil de la journée.
Couchée au centre du temple de sa déesse, Anianka observait ce pic rocheux à travers les ronces tombantes. Rien n'avait pourtant changé, tout était resté aussi dévasté. Les tâches rouges avaient séchés sur les morceaux de statues, les flaques s'étaient multipliées et les roses s'inclinaient sous le poids de ces derniers mois. Alors que les autres temples se reconstruisaient, la prêtresse rose n'avait encore rien commencé, elle. Était-elle désespérée ? Avait-elle abandonné tout espoir depuis la mort de sa fille ? Son visage était pourtant toujours aussi beau et jeune. Son poil était comme à son habitude parfaitement lisse et soyeux, elle n'avait, d'apparence, pas changé. Mais dans son regard.. quelque chose s'était terni. La flamme de ses prunelles s'était éteinte dans ses iris, il n'y avait plus aucune lumière, plus aucune chaleur.
Mais Anianka n'était pas morte. Avant de reconstruire le temple de sa bien aimée, elle devait se reconstruire elle même et surtout, protéger ses enfants. Cela avait pris du temps, ils avaient grandis maintenant, ils n'étaient plus des gamins. Elle avait tout fait pour les rendre plus forts, pour que jamais ils ne s'abaissent devant leurs sentiments. Elle espérait avoir réussi.. Même si leur apprentissage ne faisait que commencer. La maturité viendrait avec l'expérience, comme pour Rhaegar. Il suffit parfois d'un échec pour comprendre, pour apprendre la dureté de la vie. La période la plus difficile de leur vie allait débuter et Anianka devait être prête pour eux à ce moment là.

Maman.

Anianka tourna la tête vers l'entrée du temple, ses pensées s'envolèrent alors qu'elle posa ses yeux sur l'une de ses filles. Droite sur ses pattes, elle fixait sa mère avec animosité. Elle avait bien grandi, son corps n'était pas encore sculpté comme celui d'une louve, mais elle était déjà plus haute et plus fine. Elely s'entraînait pour devenir une guerrière et les premiers résultats étaient déjà visibles. Ses muscles commençaient à se dessiner sous son pelage ondulé.

Nous devrions peut-être commencer maintenant, non ?

Elle jeta un coup d'oeil aux ruines et s'arrêta un court instant sur les marques de sang, puis revint vers le visage impassible de sa mère. Anianka se leva, aussi silencieusement que si elle n'avait fait aucun mouvement. La prêtresse appuya le regard de sa fille un moment, puis un soupir s'échappa de ses naseaux.

Oui, tu as raison.

Anianka battit doucement des paupières et s'approcha de sa fille, son corps se courba gracieusement alors qu'elle serpenta entre les ruines. Elle lui accorda un sourire, qu'Elely devina faux. Ses arcades se froncèrent sur son visage encore pleins d'innocence. Elle dévia le regard vers les ruines, un peu vexée.

Qu'est-ce qu'on fait alors ? Interrogea l'adolescente en détaillant le temple.

Anianka sortie du temple et invita sa fille d'un mouvement du museau.

Ce rocher est apparue alors que les pirates ont attaqué l'île. Il est immense et imposant..

Elely jeta un regard à sa mère en coin, un peu complexée, puis observa à son tour l'énorme rocher au loin.

Nous allons faire le temple en haut de ce pic. Annonça la prêtresse, d'une voix qui parut déterminée.

C'était audacieux. Gravir ce rocher n'allait pas être facile, il faudrait construire un système pour y monter et aussi des constructions solides pour ne pas que tout s'effondre. Lely s'imagina un instant le travail que cela prendrait. A elles seules, cela prendrait des années !

Vous avez un plan, n'est-ce pas ?

Anianka acquiesça du museau, sa mèche tombant sur le côté.

Commençons par creuser un escalier, tout autour. Il montera progressivement jusqu'en haut. Là, nous creuserons dans la roche un endroit assez grand pour y loger le temple.

Elely tourna les yeux vers sa mère, un peu perplexe.

Et comment nous allons creuser ?

La queue d'Anianka sinua derrière elle alors qu'elle regardait toujours le rocher. Elle visualisait parfaitement le final, ce serait encore plus beau qu'avant, plus.. majestueux.

D'abord, il faut casser la roche. Ensuite, nous réaliserons l'escalier en ajoutant des blocs de pierres plats. Nous utiliserons du sable pour combler les trous et de l'eau.

Les yeux de la jeune femelle s'agrandirent alors qu'elle s'imagina la construction. Cela ne paraissait pas si compliqué en fait. C'était l'occasion de s'endurcir davantage en plus !

Je m'occupe d'aller chercher du sable alors.

Elle disparut d'un coup dans le temple et revint quelques secondes plus tard avec une sorte de couverture déchirée entre les mâchoires. Elle lança un bref regard à sa mère et s'élança vers les côtes, la couverture virevoltant sur ses flancs.

Aujourd'hui, l'air semblait porter l'odeur du changement.

Il y avait certes l'odeur humide apportée par la pluie qui avait réveillé les senteurs d'automne, et celle de la mer en colère qui avait gorgé d'eau le sol de l'Ile aux Roses en abattant ses vagues au-delà des rochers. Des pétales de roses jonchaient le sol en pagaille, mais l'été ne semblait jamais quitter l'Ile, et bientôt de nouvelles fleurs repousseraient.
Mais ce n'était pas ces odeurs dont Mildred sentait l'influence, non. Cela venait du cœur du temple détruit, des ruines dévastées de l'édifice dont elle avait si peu de souvenirs.

Car il avait été détruit par des parjures quand ils n'étaient que des jeunes enfants.

Mildred serra les crocs à l'ombre du grand orme sous lequel elle avait trouvé couvert de la pluie.
Elle savait au combien le temple comptait aux yeux de sa mère, fidèle prêtresse de Moiro, déesse vers laquelle Mildred pointait régulièrement ses regards et ses désirs. Elle n'était encore qu'une adolescente, mais l'âge adulte se rapprochait d'elle et elle réfléchissait de plus en plus à l'idée d'avoir un mentor et d'un jour passer son épreuve.
Elle rendrait Anianka si fière si elle parvenait à porter les couleurs de la déesse qu'elle représentait.

S'étirant avec souplesse, la jeune louve s’ébroua pour chasser les quelques gouttes de pluie ayant malgré tout fait leur chemin jusqu'à son pelage et se mit à trotter doucement vers les ruines que commençaient à envahir des plantes de toutes sortes. Mildred s'était plusieurs fois demandée pourquoi sa mère ne s'était pas attelée à la reconstruction de sa maison divine depuis plusieurs semaines sans jamais pourtant oser demander. De peur de la vexer. De peur de ne pas entendre des mots qu'elle aimerait.
Pourtant, l'air saturé d'humidité apportait aujourd'hui une odeur nouvelle. Celle de la détermination.

Ses pas faisaient peu de bruit sur le coussin matelassé de l'herbe grasse et abondante qui tapissait la majeure partie de l'Ile aux Roses, leur Ile. Le vent qui se rafraichissait soulevait sa fourrure qui commençait à s'allonger et à s'épaissir, tant sous l'influence des températures que de sa croissance. A son plus grand plaisir, elle développait un manteau similaire à celui de sa mère. Qu'elle porterait avec fierté, là encore.
Ses oreilles pointues se redressèrent vivement lorsqu'elle entendit les bribes de paroles portées par les courants dans sa direction. S’aplatissant légèrement dans les herbes hautes et adoptant une démarche silencieuse en s'approchant de la source des voix, elle aperçut deux silhouettes sortant des ruines du temple.
Sa mère et une de ses sœurs, Elely.
Ses oreilles se rabattirent légèrement et sa tête s’enfonça dans ses épaules. La jeune louve resta dans l'ombre, attentive, s'efforçant de capter les morceaux de conversation qui accepteraient de flotter dans sa direction.

Mère et fille discutaient de la meilleure façon de rebâtir le temple, yeux brillants et mines e jouées à l'idée de s'y mettre au plus vite et d'en faire une construction plus sublime encore que la précédente grâce à l'exploitation du pic rocheux qui surgissait du cœur de leur île, éventrant le sol.
Mildred ressentit un léger pincement au cœur à les regarder discuter ainsi, si proche, et sa poitrine se serra, son humeur sombrant doucement sous le poids du sentiment d'exclusion. Elles auraient pu lui dire. Mildred aussi, voulait aider. Et si elle n'avait pas été là pour les surprendre, elles se seraient occupées rien que toutes les deux de cette tâche pourtant si importante. Dans l'intimité, sans elle.
Comme si elle n'en était pas capable. Comme si elles ne voulaient pas qu'elle les rejoigne.

Ses crocs se serrèrent légèrement dans la douleur tandis que sa tête se redressait en parallèle pour lui donner un air plus fier, car la soumission à ses émotions n'était plus une option à son âge. Pas si elle voulait se faire accepter. Anianka se rendrait aussitôt compte qu'elle n'aurait pas dû l'oublier, si elle l'a voyait ainsi arriver d'une foulée déterminée et altière. Quant à Elely... Eh bien, elle aussi verrait bien qu'elle ne pouvait pas parader devant mère en la gardant pour elle toute seule.
C'est d'ailleurs le moment que choisit sa sœur pour filer à l'intérieur du temple, disparaissant dans l'ombre des ruines pour ressortir peu après avec une couverture dans la gueule. Mildred s'immobilisa, la patte qu'elle s'apprêtait à poser dans leur direction suspendue en l'air l'espace de quelques instants. Elely sembla marquer une légère pause pour regarder en direction d'Anianka, comme cherchant son approbation ou sa bienveillance.

Froncement de sourcils.
Ridicule.

Puis elle s'éloigna vers les bordures ensablées de leur île pour accomplir sa tâche.
Mildred bondit de son poste d'observation, profitant de la manœuvre avec un léger sourire pour entrer en scène. En personnage principal pour les yeux du seul publique qui lui importait sur le moment présent.

Mildred s'approcha d'Anianka, ses yeux vairons pétillant d'impatience à l'idée de l'assister pour rebâtir ce temple qui comptait tant pour leur famille. Sa démarche était souple et aérienne, domptée par les efforts que l'adolescente faisait pour se déplacer avec aisance et la même prestance assurée que ses parents.  Ses mèches carmin flottaient derrière elle, ondulant sous le souffle de la brise.
Elle se pressa contre la fourrure douce et parfumée du cou de sa mère sous l'élan d'affection qu'elle ressentit en parcourant les derniers mètres, une chaleur réconfortante venant caresser son cœur palpitant.
Elle fit un pas en arrière quelques instants plus tard lorsqu'elle se fut suffisamment gorgée de la sensation plaisante dont le contact l'avait nourrie, reprenant davantage de sérieux et de prestance face à la prêtresse.
Elle oubliait toutes ses rancunes quand elle croisait ces yeux ambrés et se perdait à leur contemplation.

— Mère ! Je veux aider, moi aussi.

Elle s'assit, son visage rayonnant attentivement tourné vers celui de sa génitrice, droite jusqu'à l'extrémité des petites touffes de poils qui ornaient ses longues oreilles. Quant à sa queue, elle n'avait de cesse de s'enrouler autour de ses pattes avant de s'étirer à nouveau, allant de pair avec son impatience.
Elle se mordilla timidement la langue, hésitant à ajouter quelque chose.

— Je... Peux t'aider avec quelque chose ?

Son désir était de rester au plus près d'elle. De profiter de cette chaleur dont elle semblait irradier malgré la fraîcheur ambiante. Alors elle espérait qu'Anianka lui donnerait une tâche qui lui permettrait de l'assister, flanc contre flanc. Mais elle n'oserait lui imposer.
Alors sa voix douce lui suggérait.

Elely pouvait bien courir à travers toute l'île s'il lui chantait, aujourd'hui. Mildred avait un autre objectif que celui de tenter de l'attraper.

Alors qu'Elely disparaissait derrière un champs de roses noyées par la dépression, les yeux de la prêtresse restèrent figés vers les fourrées, impassibles. Comme si elle dévisageait Mildred et l'intimait de s'approcher. Anianka voyait parfaitement le petit jeu que menaient ses enfants. Nul ne pouvait savoir ce qu'elle ressentait ou ce qu'elle pensait vis à vis de leur comportement, elle restait comme à son habitude souriante et indéchiffrable, comme une bonne mère.

Tu as pris ton temps, Mil.

Elle accueillit la douce étreinte de sa fille d'un soupir satisfait. Mildred commençait tout juste à se transformer en une belle fleure et Anianka observait avec satisfaction ses pétales se déployer. Il ne restait plus qu'à lui forger ses épines désormais, chose qu'elle devait apprendre à faire seule.

Bien sûr que tu vas nous aider. Répondit la prêtresse en remuant sa queue doucement, la voix douce.

Où sont donc Isrâ et Maxim.. mh..

Ses yeux plissés cherchèrent un instant autour d'elles.

Meridor était probablement avec son père. Rhaegar lui.. Il devait traîner encore quelque part en essayant de racheter ses fautes. Les paupières de la prêtresse s'abaissèrent doucement sur ses prunelles ambrés. Et cette Méluciole.. Décidément, il fallait qu'elle la tire jusqu'ici pour qu'elle remplisse son devoir.
Son regard s'arrêta sur sa fille et elle dissipa ses pensées, la mine plus joviale.

Nous allons commencer à trier les cailloux pour les escaliers, suis-moi.

Elle s'élança dans un petit trot parfaitement rythmé, ses pattes frôlèrent presque le sol tant elle était légère et souple. Une seconde, son regard alla sur sa fille pour étudier sa gestuelle puis retourna sur le pic rocheux vers où elles se dirigeaient. Arrivée à son pied, la prêtresse détailla les lieux et commença à mettre de côté les cailloux les plus plats.

— Tu as pris ton temps, Mil.

C’était un petit vent glacé qui passa dans sa poitrine, quand ces mots tombèrent dans ses tympans.

Il est vrai qu’elle n’avait pas été la plus rapide, qu’elle n’avait pas non plus insisté pour entreprendre la reconstruction au plus vite. Son cœur se serra et elle se mordilla légèrement la lèvre. La Prêtresse était-elle réellement déçue ? Elle ne refusa pourtant pas son étreinte, semblant même l’apprécier. Mildred qui s’était figée put attraper le regard de sa mère lorsqu’elle se recula pour l’observer, et la chaleur qu’elle parvint à détecter dans ses iris ambrés la rassura, envoyant une nouvelle vague de chaleur réchauffer son corps tendu.

— Bien sûr que tu vas nous aider.

La douceur de sa voix la réconforta. Anianka ne lui en voulait pas ! Elle se mit à chercher deux de ses frères et sœurs du regard, se posant des questions à voix haute. Mildred resta fixée sur son visage, attendant avec impatience qu’elle reporte à nouveau son attention sur elle, sur elles deux, et sur la tâche à accomplir.
Peu importe où sont les autres. Je suis là, moi.
Les pensées qui embrumaient les yeux de sa mère et semblaient la retenir loin du moment présent finirent par s’éclaircir, et elle lui accorda un nouveau coup d’œil.

— Nous allons commencer à trier les cailloux pour les escaliers, suis-moi.

Sa queue s’affola. Anianka et elle allaient passer un moment juste toutes les deux –des moments tels qu’elle n’en possédait pas assez, dans une fratrie si nombreuse. La Prêtresse s’élança d’un trot léger et Mildred s’empressa de lui emboîter le pas avec enthousiasme, le visage rayonnant. Queue droite et port altier, sa fierté à partager cet instant auprès de sa mère pour l’aider à reconstruire ce temple qui dominait leur Île radia de tout son être. Et lorsqu’elle surprit les regards que lui jetaient sa mère, en juge silencieuse de sa démarche de presque-adulte, elle s’efforça à ne pas faire de faux pas. Elle se sentit défaillir à quelques reprises sous la pression de l’œil inquisiteur qu’elle voulait tant satisfaire, mais elle s’estima plutôt satisfaite de son imitation de la foulée souple d’Anianka.

La Prêtresse se mit au travail tandis que Mildred resta le nez pointé vers le ciel quelques instants supplémentaires, observant ce pic rocheux qui allait être la base du nouveau temple divin. Elle n’avait jamais connu l’Île sans cette excroissance rocheuse qui en déchirait le ventre vert, et elle se demandait bien de quelle manière avait ainsi pu sortir une telle difformité massive. Elle se demandait également à quoi pouvait ressembler le cœur de l’Île, qui leur avait été volé.
Cessant ses interrogations, elle bondit pour rejoindre le flanc de sa mère, observant attentivement ses gestes. Il leur fallait donc isoler les pierres les plus plates. Elle observa avec une légère appréhension la taille des morceaux de roche. Ils avaient l’air si lourds, pour la plupart, et elle était encore si fine…
Il n’était pas question de reculer, cependant. Choisissant soigneusement sa cible, Mildred finit par se décider pour une pierre plate de taille assez modeste en guise d’échauffement. Creusant la terre autour, elle la dégagea méthodiquement avant de la soulever à l’aide de ses pattes, l’arrachant au sol. Elle souffla sous l’effort, puis finit par déplacer la pierre vers le tas qu’avait déjà commencé sa mère, alternant entre différentes méthodes pour trouver la plus confortable qui lui permettrait de transporter des pierres tout l’après-midi.
Malheureusement, il n’y avait pas vraiment de bonne réponse, et après deux pierres seulement ses muscles lançaient déjà quelques signaux de fatigue et de douleur.

Elle regarda la gigantesque pile de rochers qui les entourait avec une once de désespoir.

— Ca va prendre beaucoup de temps…

En voyant la hauteur du pic rocheux et la quantité de pierres qu’il faudrait pour former un escalier, la petite louve eut presque envie de gémir, bien qu’elle n’aurait jamais osé se plaindre si directement face à sa mère.

Plus le tas grossissait et plus il était difficile de trouver des pierres plates. La tâche s'annonçait compliquée, surtout qu'elles n'étaient pas nombreuses. Heureusement, Anianka pouvait compter sur le soutien de ses filles pour l'aider. Après avoir poussé un dernier bout de caillou, elle prit une pause de quelques minutes pour jeter un coup d'oeil à sa fille. Elle n'était pas aussi endurante qu'elle, mais ce travail allait sans aucun doute l'entraîner.

Au loin, la silhouette d'Elely traînant un gros sac lui fit détourner le regard. Elle semblait s'en sortir pas trop mal, bien qu'elle n'avançait pas très vite.

Il va falloir faire des allers et retours jusqu'au temple pour trouver d'autres cailloux.. Soupira la prêtresse en s'imaginant l'effort que ça demandait.

Prends une petite pause si tu te sens fatiguée. Proposa-t-elle à Mildred.

Elely s'arrêta près de la paroi rocheuse et laissa tomber ses fesses au sol en haletant. La prêtresse se releva et vint tirer sur la couverture pour laisser tomber le sable sur le sol en un gros tas.

Parfait timing Lely, on aura besoin de ça. Commence à placer les marches en attendant qu'on ramène le reste.

La jeune louve accepta d'un hochement de tête sans broncher et commença à déposer du sable pour y placer la première pierre plate.

Anianka balança la couverture sur son dos et repartie vers le temple à petit trot. Entrant dans l'ancienne demeure de Moiro, la fille de Morrow peignait toujours cette même expression froide lorsqu'elle franchissait le seuil. Les ruines dévastées lui rappelaient sans cesse son échec à protéger Akira et le temple de sa déesse.
Rapide, elle posa la couverture et commença le trie en déposant les pierres les plus plates dessus.

Au soupir de sa mère, elle sentit à quel point l’ampleur des travaux dépassait encore des limites de son esprit. Elle s’était imaginée chaque étape, chaque action à mener à bien pour accomplir les tâches dans l’ordre et la mission lui avait paru colossale.
Désormais, elle tenta de rassembler les images mentales qu’elle s’était fait de l’intégralité du chantier et malgré la réticence que cela provoquait, elle fit en sorte de multiplier le résultat par deux. Et peut-être approchait-elle désormais d’une estimation un peu plus proche de la réalité qui régnait dans les pensées d’Anianka.
Ses deux oreilles s’abaissèrent sous le poids de la perspective de tout le chemin qu’il restait à parcourir pour que leur projet aboutisse.

Elle suivit du regard la même trajectoire que les yeux de sa mère, observant la silhouette d’Elely s’approcher avec une lenteur qui ne lui était pas habituelle —elle qui courait d’habitude si vite et souplement s’arque-boutait désormais pour traîner jusqu’à eux un énorme sac de sable. L’inquiétude fugace que la plage puisse être défigurée par leurs prélèvements l’effleura, mais se dissipa aussitôt qu’elle entendit la douce voix de sa mère s’adresser à elle.

Une pause ?

Son corps disait oui, sa tête hurlait non.

Elle venait tout juste de commencer ! Que penserait la Prêtresse si elle s’affalait déjà dans un coin après tout juste quelques minutes d’efforts ?
Fort heureusement pour elle, elle n’eut pas réellement à faire un choix car l’arrivée de sa sœur près du chantier imposa d’elle-même une courte pause durant laquelle elle s’autorisa à souffler discrètement. Son dos restait cependant droit, sa tête portée haute sur son cou fin. D’un œil à l’éclat froid elle suivit l’interaction entre sa mère et Elely, s’accrochant à chaque geste. Elle serra brièvement la mâchoire. Ondulait devant elle la possibilité que sa mère aille désormais s’intéresser à la suite de la tâche avec sa sœur plutôt qu’elle, alors qu’elles avaient passé si peu de temps toutes les deux... L’inquiétude grossissait et gonflait à une vitesse anormale, ombre brouillant sa vision et enveloppant son cœur qui sembla s’en affoler, battant plus vite comme pour se débattre de l’emprise d’un prédateur. Le feu, lui, embrasait désormais le fond de ses prunelles et rêvait de lécher de ses flammes destructrices cette voleuse de mère qu’était sa soeur, elle qui se pensait tout permis, elle qui-

La suite de pensée s’effondra brutalement quand sa mère se détourna d’Elely pour revenir dans sa direction, tombant au sol et se dissipant en une nuée de poussière. Le brasier naissant ne laissa derrière lui qu’une douce chaleur qui désormais la cajolait d’un air innocent, maintenant que le soleil perçait les nuages pour briller de nouveau, ravivant les couleurs de leurs pelages chatoyants.
Un sourire fleurit sur ses lèvres quand sa mère l’effleura pour passer à côté d’elle, se dirigeant vers le temple. Elle fixa quelques instants sa sœur du même air d’amour filial et doux avant de se retourner d’un petit bond et de trottiner à la suite de la Prêtresse de Moiro, droit vers les ruines d’un temple qui bientôt ne serait plus qu’un pâle souvenir en comparaison à leur future réalisation.

Dès qu’elle passa l’entrée elle sentit comme un courant d’air frais passer sur elle et s’immiscer jusqu’à sa poitrine, hérissant légèrement son poil en un frisson.
Sur les traits délicats du visage d’Anianka prenait désormais place une expression figée et aussi froide que le contact des pierres sous ses pattes. La queue de Mildred se rabattit instinctivement entre ses jambes, ses oreilles tombant de quelques centimètres à mesure qu’elle absorbait à distance l’énergie glaciale qui émanait désormais de la Prêtresse. Elle-même venait rarement ici, mais elle savait que les souvenirs que portaient ce lieu étaient lourds de sens pour sa mère. Sans un mot, elle laissa son regard s’attarder sur la tâche de sang séché qui accrochait encore à la pierre, indélébile trace des évènements qui avaient eu lieu quand elle n’était encore qu’une minuscule et faible enfant.
Le silence que gardait sa mère et son masque de fer à ce sujet peinaient Mildred, qui n’avait jamais su dans le détail ce qu’il s’était réellement passé ce jour-là. Elle voulait tant en savoir plus, connaître le fardeau d’Anianka pour le partager... Mais elle détestait au plus haut point les souvenirs douloureux qui, elle le savait, revenaient immanquablement harasser sa mère lorsque ce sujet était abordé. Elle voulait la voir radieuse, briller comme le soleil qui baignait l’Île et ses roses. Elle ne voulait jamais la voir faner. Or, à l’ombre étouffante de cet ancien temple qui n’était plus que ruines du temps, il lui semblait toujours que c’était ce qui risquait de lui arriver.

S’approchant de quelques pas pour rejoindre les flancs de sa mère affairée à la tâche tout en gardant les lèvres pincées, l’adolescente se mit à l’aider, ponctuant ses gestes de coups d’œil fréquents en sa direction, porteurs d’une timidité et d’une inquiétude mêlées.
Les minutes passèrent, le silence seulement brisé par le son des pierres s’entrechoquant. N’y tenant plus, Mildred se redressa et chassa une des mèches carmin masquant son visage pour porter ses iris vairons vers sa mère, cherchant la douceur ambrée de ses prunelles.

— Mère... Que s’est-il passé, avec les profanateurs de temples ?

Ses muscles se crispèrent légèrement et sa queue se mit à se balancer doucement. Elle espérait obtenir les réponses aux questions qui parfois hantaient son esprit, et que sa mère ne s’offusquerait pas de sa curiosité. Son regard tomba naturellement vers les crocs larges qu’elle avait toujours vu sa mère porter en collier, de sa mémoire d’enfant du moins ; bien qu’à ce moment elle ne sache pas à quel point les trophées étaient liés à l’histoire des évènements déjà si lointains pour elle, et pourtant si récents dans l’histoire du temple et de ces terres.

C’est crispée par l’angoisse d’avoir éveillée une douleur lourde et profondément enfouie chez celle qu’elle chérissait tant qu’elle écouta débuter le récit.
Les mots commencèrent à dévaler de la source, se propulsant hors de la gueule de sa mère pour atterrir dans ses tympans, s’imprimant en son cœur et en son esprit – pour partager, d’une certaine façon, un peu de cette charge qui accablait les épaules de la prêtresse. Les battements de son cœur résonnaient en rythme avec les phrases, ascendantes et descendantes, et tout son corps semblait réagir à chaque phrase. Certaines la laissèrent pantoise, d’autres animèrent une colère vive et éphémère, qui comme un courant d’air sur des braises encore sifflantes passait en ranimer la flamme avant de les laisser de nouveau mourir l’instant d’après.
Le passage qui mentionna Akira lui fit baisser tête et oreilles. Cela aurait pu être n’importe lequel d’entre eux à sa place.
Ses yeux vairons suivirent en silence les mouvements de sa mère lorsque celle-ci fit une pause pour rassembler une partie de leur travail. Elle lui laissa le temps nécessaire pour reprendre contenance, feignant de ne rien voir des sentiments qui la troublait.

Le récit se releva, reprenant le cours de sa marche. Un frisson hérissa en partie sa fourrure quand elle aborda le cœur du sujet – ce qu’il s’était passé après que le temple fut détruit, la confrontation entre la parjure et celle qui incarnait la tigresse. Les mots étaient froids, tranchants, lourds et toujours marqués d’émotions fraîches malgré les mois qui s’étaient écoulés depuis les évènements. En elle s’imprégnait cette même colère, ce même goût d’insuffisance, comme si le puzzle n’était pas complet. Qu’il n’avait manqué qu’une ou deux pièces pour l’achever.
Elle surprit l’éclat haineux qui alluma ses prunelles dorées lorsque de sa patte elle vint faire tinter ces crocs qui n’étaient autres que ceux d’une de leurs congénères, finalement. Ceux de la parjure. Ceux de la responsable de la déchéance, des ruines, du deuil.

Mildred resta immobile et silencieuse quelques secondes après que sa mère eut conclu son histoire. Mâchoires serrées et regard perdu dans le vague, elle sentait s’imprégner en elle le besoin impérieux de ne pas laisser les choses ainsi. Et surtout, de ne pas abandonner sa mère. De rester à ses côtés pour lui offrir son soutien.
Elle pouvait pratiquement sentir le goût du sang de la parjure sur sa langue à elle aussi, ce sang qui tâchait encore le sol, ce sang versé mais cette vie épargnée alors que leur sœur, elle, ne vivait plus depuis longtemps déjà.
Un léger grondement fit vibrer sa gorge.

Mais sa mère l’attendait pour avancer la tâche qu’ils avaient devant eux – et souplement elle se leva pour la rejoindre, soulevant au mieux la deuxième partie de leur charge pour la transporter hors du temple.
Le soleil qui frappa de nouveau ses rétines après le moment dans l’obscurité l’aveugla momentanément, envoyant des papillons immaculés et indomptables perturber sa vision.
Elle finit par s’en accommoder et les deux louves tractèrent les pierres jusqu’au pied de l’escalier.

Une fois leur cargaison au sol, Mildred se lécha les babines et regarda un instant ses pattes, pensive, hésitant à effleurer de nouveau le sujet qui avait été clos quelques instants  plus tôt. Mais la question la taraudait.

— Pourra-t-on venger Akira ? Te venger ?

Sa voix était douce, à peine une caresse portée par le vent, mais le ton était froid et déterminé.
Elle redressa le museau vers sa mère pour ancrer leurs regards ensemble, le sien barré de quelques mèches carmin qui voletaient dans la brise.

Leurs deux regards entremêlés l'un à l'autre, Mildred écouta les paroles proférées par sa mère, mâchoires serrées.
Ses mots résonnaient comme des notes douces et acerbes à la fois. Des sons qu'elle dégustait sur le bout de la langue car elle savait que milles saveurs se cachaient derrière chacune d'entre elles. La prêtresse des Roses avait vécu beaucoup de choses en ce monde et les paroles qu'elle portait ne pouvaient que porter une vérité lourde de sens et riche en enseignements. Alors ses hautes oreilles frémissaient doucement, enregistrant ses conseils.
Savoir contourner les règles...
Mildred se demandait à quoi sa mère faisait référence à cet instant, tandis qu'elle lui accordait un sourire et déjà se détournait pour retourner à la tâche. Ne voulant pas paraître oisive, l'adolescente secoua brièvement sa tête pour se remettre les idées en place, cessant de méditer sur les mots de sa mère pour le moment. Ce moment viendrait un peu plus tard, sous le couvert secret de la nuit, lorsqu'elle serait seule pour converser avec ses pensées.

Pour le moment, elle se laissait seulement bercer par la douce chaleur combinée de la douceur de l'air et de l'échange complice qu'elle avait eu avec sa mère.
Elle rejoint ses côtés, sa queue couleur crème se balançant souplement derrière elle, pour revenir s'occuper des larges pierres qui venaient, lentement mais sûrement, façonner la forme d'un escalier.
Elles travaillèrent ainsi un long moment que Mildred n'aurait su réellement estimer. Le silence s'était installé, seulement brisé par les pierres qui s'entrechoquaient, le sable qui sifflait en glissant, les pas d'Elely qui faisaient plusieurs allers-retours, le son de leur respiration parfois sifflante tant l'effort devenait pesant. Les minutes passaient, l'après-midi filait.
Repoussant des mèches carmin trempées de sueur pour les dégager de son visage, elle prit deux pas de recul au moment de sa nouvelle pause pour admirer l'avancée de leurs travaux. Elles étaient loin d'avoir fini, mais l'idée du nouveau temple qui n'avait été jusque-là qu'une esquisse abstraite dans son esprit commençait à prendre corps.
Elle jeta un regard fier à Anianka, puis se rendit compte que ses pattes tremblaient et peinaient à reprendre l'exercice.
Un peu penaude, elle ne pouvait cette fois-ci cacher son évidente faiblesse après tant de fatigue accumulée.

— Mère... Je crois que je vais devoir arrêter pour le moment.

Elle eut presque envie de souffler une excuse, mais sa mère n'aurait probablement pas apprécié qu'elle s'abaisse à esquiver ses sensations. Autant assumer son état actuel. Au lieu de ça, elle releva donc le menton, et affronta le doré de son regard -ce miel qui la réconfortait d'une si puissante chaleur qui s'insufflait dans son torse.

— Je reviendrai très vite pour aider.

Mildred laissa un petit sourire relever ses babines, salua Anianka d'un signe de tête, et exécuta un demi-tour pour disparaître à travers les rosiers et les fougères vers la tanière familiale, s'éloignant d'un pas souple et appliqué. A cette heure déjà avancée de l'après-midi, elle serait probablement seule pour pouvoir réfléchir.
Si elle avait su que peu de temps après elle ne serait plus en mesure de continuer à aider à la construction du temple, peut-être serait-elle restée à leurs côtés, ce soir-là, pour profiter de l'air nocturne avec elles. Jusqu'au bout de la nuit.

La fatigue commençait à se sentir sérieusement dans ses muscles et surtout dans ses articulations.. Mais c'est sans aucune plainte qu'elle continuait à poser les cailloux, suivie de près par Elely qui recouvrait les trous avec le sable. Le soleil tapait sur leur tête et la sueur dégoulinait de leur pelage ainsi que sur leur front, faisant briller leur visage et ressortir leurs cernes. Elles avaient déjà fait une bonne partie de l'escalier mais c'est pas aujourd'hui qu'elles finiraient, c'était une certitude. Le sable se vidait très vite et il allait falloir en rechercher, mais étant donné la position du soleil cette tâche serait reportée à demain.
Elle releva la tête lorsque sa fille brisa le silence et en profita pour s'arrêter un instant. Elle dégagea sa mèche d'un geste de la patte, pour mieux river ses prunelles dans celle de son enfant. Elle avait peut-être été un peu trop acharnée et à observer les pattes tremblantes de Mildred elle se rendit compte de l'effort plus important pour ses enfants.

Tu as raison, la nuit ne va plus tarder..

Anianka releva son regard à Elely qui se trouvait bien plus haut et qui continuait encore de tâter le sable avec ses pattes. Elle semblait tout aussi exténuée, ses mouvements étaient plus lents et elle prenait du retard.

On ferait mieux de s'arrêter pour aujourd'hui. Vas te reposer Mildred, je m'occupe d'aller chasser un repas pour ce soir.

Elely qui s'était arrêtée en entendant les paroles de sa mère descendit un bond après l'autre, doucement pour ne pas tomber tant ses pattes menaçaient de la faire écrouler. Anianka lui fit signe de la tête pour qu'elle aille se toiletter et rejoindre sa sœur, et après un soupir la future assassine s'éloigna à son tour dans une marche calme et épuisée.