Au-dessus du Monde [Libre]

La sensation qui remua dans ses entrailles et le tira de son sommeil était connue.
Dans ses pensées encore brouillées par les réminiscences de l’oubli occasionné par son repos, il mit un peu de temps avant de faire le tri de ses ressentis. Ce n’était pas la faim, bien que son dernier véritable repas remonte à quelques jours déjà.
C’était autre chose, de plus sournois et de plus discret, qui serpentait dans son corps sans s’annoncer clairement. C’était quelque chose qu’il avait déjà ressenti à plusieurs reprises mais dont il avait toujours du mal à accepter la présence.
C’était encore ce Lien, qui quelques temps auparavant, l’avait déjà sorti de sa tanière en pleine nuit d’orage pour aller à la rencontre d’une drôle de situation.
L’un d’eux était proche. L’un de ceux qui avaient partagé les visions de ce monde étrange.

Justice releva la tête vers l’ouverture étroite de la tanière dans laquelle il s’était établi pour ces quelques jours, suffisamment abritée des intempéries pour que même son court pelage ne ressente pas la morsure du froid en ces semaines où un temps peu clément s’en prenait violemment aux montagnes.
Dehors, de grosses gouttes de pluie s’abattaient contre la roche en un vacarme incessant qui n’appelait aucune âme à sortir.
Le loup noir émit un grondement sourd et reposa la tête contre ses antérieurs, laissant ses paupières se refermer.
Mais le Lien ne lui laissait aucun répit et retournait son ventre comme un parasite qui chercherait à s’établir durablement.
Un spasme tordit ses babines sous l’inconfort et l’agacement, et il jeta un regard courroucé vers le bout de ciel qui se découpait dans l’obscurité de son abri.

Quelques instants plus tard les torrents du cieux s’abattaient sur son pelage court sans l’épargner de leur fraîcheur glaciale. Exactement comme cette nuit où il avait été attiré par le même Lien.
A la seule différence qu’aucun éclair ne venait déchirer le ciel cette fois-ci, laissant à la lune seule le loisir d’éclairer le début de la nuit quand les nuages se tempête se tordaient suffisamment pour la laisser apparaître.
La dernière fois, lorsqu’il avait enfin été proche, la brûlure du Lien s’était enfin apaisée —le fait d’être finalement arrivé face à un cadavre fraîchement tombé y était possiblement pour quelque chose néanmoins. A condition qu’il n’arrive pas trop tard à nouveau, il avait l’occasion de savoir si la solution à cette gêne durable et dont il n’avait absolument pas souhaité l’existence résidait simplement en le fait de se présenter face à l’autre bout de la ligne magique, l’autre porteur du Lien.
Entre les montagnes qu’il commençait désormais à connaître comme le revers de sa patte pour en deviner les endroits où il risquait de débusquer des visiteurs et la sensation inexplicable de ce sens des entrailles qui semblait le pousser dans la bonne direction en calibrant chacune de ses foulées à la manière d’une boussole de plus en plus précise à mesure qu’il couvrait la distance, il ne lui fallut pas longtemps pour retrouver sa cible.
Suffisamment de temps cependant pour être désormais trempé jusqu’aux os, son poil court mais dense gorgé de l’eau glaciale qui agitait sa peau de frissons réguliers.

Il bondit quelques derniers rochers, le son métallique de ses griffes arrachant des hurlements aigus à la roche qu’il éraflait se camouflant dans le vacarme provoqué par les trombes d’eaux, sa silhouette noire se fondant dans la luminosité ambiante, si bien qu’il ne fut pas tout de suite repéré dans cet environnement qui se peignait en teintes de gris monochromes et qu’il était déjà sur place à l’observer discrètement quand son hurlement résonna entre les parois escarpées. Perché entre deux rochers abrupts qui semblaient chuter de la montagne pour se rencontrer en formant un V, seulement retenus l’un par l’autre pour s’empêcher de continuer leur glissade, seuls ses yeux atypiques brillant légèrement détonnaient avec la nuance sombre des environs.

Il laissa passer quelques secondes durant lesquelles il passa avec attention son regard sur le moindre détail. Une louve en teintes de gris —elle aussi ; sans blessure visible outre cet antérieur légèrement tordu dans un angle peu naturel. Et elle n’avait pas d’oreilles. Et entre les vêtements teintés des couleurs d’un profond crépuscule, il distingua une douce lueur d’un violet plus clair émaner hors des plis lorsqu’elle fit un mouvement de son encolure. Ses oreilles se redressèrent légèrement dans un spasme. Il n’avait pas encore vu cette couleur parmi les artefacts lumineux des natifs de cette terre.

D’un mouvement il se détacha finalement de l’ombre. A pas amples et mesurés, Justice marcha en direction de l’inconnue, positionnant souplement chacun de ses pas sur les crêtes glissantes des rochers. Occasionnellement, un reflet de lune s’accrochait sur l’une des huit griffes d’argent lui restant. Ses yeux perçants restaient verrouillés sur la créature perdue et allongée près de la paroi, la patte emmitouflée dans une de ses propres écharpes.
Il s’arrêta à quelques mètres d’elle sur un ultime rocher la surplombant avant que le vide ne mène ensuite au chemin escarpé qu’elle avait emprunté. Ses traits restaient silencieux et impassibles.

Au creux de son ventre, les ondes s’étaient amplifiés et irradiaient désormais tout son être —d’une sensation plus puissante, mais cette fois-ci étrangement apaisante, comme si un besoin avait finalement été satisfait, un but avait été accompli.
Il l’avait trouvée. Elle était celle que le Lien cherchait.

— Tu étais dans l’autre monde, toi aussi.

La voix portait les légers accents d’une terre lointaine, les syllabes en étaient froides et tranchantes comme le métal. Elle n’était ni agressive, ni aimable, pas précipitée et encore moins lente.
Elle n’était qu’un grondement du vent et une turbulence de l’espace environnant, comme lui.

Un regard doré s'accrocha au sien, brièvement traversé par une crainte fugace qui s'évapora assez vite.
Elle n'avait pas réellement le choix de tenter de lui faire confiance, dans la position qui était sienne. Un sourire étira les babines de la jeune louve et ce fut la première différence qui marqua nettement la séparation des similitudes entre cette rencontre et la précédente qu'il avait fait, non loin, au sein de ces mêmes montagnes. La rencontre poussée par le Lien -encore- qui l'avait mené à une autre petite louve aux yeux jaunes, blessée et perdue et détrempée par les trombes d'eau, comme celle-ci ; mais ô combien plus farouche et sauvage. De cette tempête passée il gardait un souvenir lourd et étrange, des émotions qui se baladaient sur un fil, ni bonnes ni mauvaises, prêtes à basculer d'un côté ou de l'autre sans qu'il n'aie grand contrôle sur elles. L'autre louve avait été couverte de sang et en redemandait encore, l'autre louve ne montrait aucune faiblesse et ne montrait d'ailleurs pas grand-chose d'autre que ses crocs.

Mais celle-ci, cette petite âme aussi triste que la pluie et aussi grise que les nuages qui happaient la montagne... Celle-ci lui offrait un sourire, et elle osait crier à l'aide.

— Il existe une multitude de mondes. Celui de la réalité, celui des rêves, celui de l'utopie... Dans lequel m'as-tu vue ?

Le solitaire pencha la tête face à ces concepts confus.
D'autres mondes ? Une multitude ? Il serra brièvement les crocs, crispé à l'idée qu'il puisse ne pas être au bout de ses peines. Il avait déjà parcouru un monde alternatif à celui-ci, une anomalie déjà bien trop grande pour que son esprit puisse accepter la présence de davantage de dimensions parallèles. Cette louve sans oreilles était-elle une habituée de la traversée des différentes réalités ?
L'idée même lui fit mal à la tête et provoqua un sentiment désagréable de rejet et de malaise dans ses tripes.
Il ne répondit pas immédiatement.

D'un bond léger, ses pattes quittèrent son promontoire et il atterrit sur le sentier en contre-bas pour se retrouver au même niveau que la femelle égarée. Il s’approcha à pas mesurés, continuant de l'observer sans pudeur.
Il vit avant elle l'étrange phénomène qui se dirigeait vers elle et il se figea, crispé, ne lâchant pas du regard cette plante trop verte pour avoir poussé ici qui semblait se mouvoir selon des règles qui lui étaient propres. Se tortillant lentement, la chose finit par s'enrouler autour d'un postérieur de la louve en s'y accrochant solidement. Il haussa un sourcil quand un écureuil sembla surgir des affaires de la noire et blanche pour aller se préoccuper de la branche, avant de battre en retraite.
Un faible grondement s'éleva dans sa poitrine tandis qu'il observait l'apparition de la plante d'un mauvais oeil. La chose lui rappelait la végétation luxuriante et extravagante qu'il avait vue dans ce ravin, ce jour si lointain où il s'était réveillé d'un étrange sommeil. Mais il n'en avait jamais vu telle variété survivre dans les montagnes.
Quand il croisa de nouveau les yeux jaunes de la jeune égarée, ils étaient empreints de questions et de doutes.

— Est-ce ton œuvre ?

Ses paupières se plissèrent et il exprima la négation d'un léger signe de tête avant de reporter immédiatement son attention sur la plante. De deux grands pas il couvrit la distance qui les séparait au son des griffes d'argent cliquetant contre la roche lisse et se saisit de la racine épaisse et verte sans plus de cérémonie. La plante sembla se contracter sous l'agression, se raidissant comme un muscle et pulsant d'une sève collante qu'il sentait pointer sous une tige presque aussi solide que l'écorce. La sensation n'était pas loin de lui rappeler celle d'une carotide contre son palais. La ronce se tortilla, les épines venant entailler la peau fine de ses babines et ses gencives pour tenter de le faire lâcher prise mais de quelques mouvements de mâchoires il décida plutôt de raffermir sa position -et d'un brusque mouvement d'encolure, commença à tirer.
La plante résista.
Élastique et rigide en même temps, l'épaisse racine refusait de lâcher prise. L'effort du loup noir se mua d'un souffle rauque à un grondement sourd et il continua de tirer, tirer, tirer, s'arque-boutant et bandant les muscles de ses pattes pour canaliser la puissance de son avant-corps dans chaque spasme violent qui tentait d'arracher la plante du sol et de la délier du postérieur de la louve.
Un bruit de claquement satisfaisant se fit finalement entendre lorsque la ronce céda enfin, s'arrachant d'un sol dépourvu de terre auquel elle n'aurait jamais du pouvoir adhérer. Les fibres qui avaient été animées de tant de vigueur quelques instants auparavant se ramollirent et fanèrent, et ce qui avait été comme une chaîne autour de la jeune louve tomba mollement au sol en se recroquevillant. Justice recracha le morceau de végétal plus loin et d'un coup de langue sur ses babines effaça le mince filet de sang qui les tâchait.

Sans faire mention de ce qu'il venait de se passer -comme si cela était d'une bien maigre importance par rapport à d'autres faits, à croire qu'il finissait par s'habituer aux bizarreries de ce lieu- il reporta ses yeux froids sur la femelle.
Il était tout proche, désormais. Il aurait pu la toucher du bout du museau en abaissant l'encolure. Il continua plutôt à la sonder sans détourner le regard.

—Le monde rouge. Tu y étais.

Son ton s'était fait un peu plus fort, un peu plus pressant que ses premières paroles -car il n'avait pas compris grand-chose à ses histoires d'autres mondes, mais cette réponse-ci l'intéressait tout particulièrement.
Jusque-là, le Lien ne s'était pas trompé et l'avait toujours mené à ceux qui avaient effectivement été témoins et acteurs de cet évènement, ceux qui avaient vu la Bête et interagi avec son monde. Mais cette louve là, il ne l'avait pas vu dans le Monde Rouge. Alors il lui fallait confirmation que ses entrailles ne mentaient pas et qu'il y avait bel et bien un sens à tout cela, à cette nouvelle boussole interne - une confirmation qu'elle ne le menait pas à des individus aléatoires sans la moindre raison.

Oreilles droites et pointées vers la blanche et noire, il attendit sa réponse dans une immobilité parfaite.

Sans surprise, le visage de la louve se ferma un instant, comme aspirée par un monde sombre et imaginaire. Un monde dont imaginait sans peine l’aspect, et que lui aussi, parfois, revenait en pensées ou perturber son sommeil.

— Tu n'y étais pas. Pas dans le mien. Mais tu es bien le premier qui ose en parler aussi directement.

Il pencha légèrement la tête. Combien étaient-ils, au juste, à avoir été propulsés dans cet univers ? Il était bel et bien au courant que nombreux étaient ceux qui avaient été séparés sur de grandes distances. A vrai dire, il était possible que l’ensemble du territoire ait été alors dupliqué et déformé pour créer cet univers parallèle et morbide, et que d’innombrables grappes de loups se soient formés après avoir été happés. Après tout, il ressentait parfois l’action de plusieurs Liens simultanément, tiraillant ses entrailles dans différentes directions. Ce qui l’amenait à se demander si ce sens nouveau était partagé entre eux tous.
Car si lui avait été presque instantanément convaincu qu’elle était des leurs, elle n’avait pas semblé parvenir à la même conclusion au premier regard.

Ne ressentait-elle pas cette étrange et irritante connexion qui le travaillait parfois nuits et jours, allant jusqu’à le démanger dans certains extrêmes ?

Il fronça le museau sous la réflexion. La simple pensée qu’il puisse être le seul à avoir été marqué de cet héritage venu se loger au fond de ses tripes l’agaçait profondément.
Il y avait eu la petite louve blanche à la plage, ceci dit. Elle aussi, malgré la perte des souvenirs et des images, avait gardé en elle trace des émotions passées et semblait avoir été tirée vers lui d’un de ces fils invisibles. C’était à n’y rien comprendre.
Rien de surprenant après la survenue de tels évènements qui eux-mêmes n’avaient fait aucun sens.

Il dressa les oreilles et reporta son attention sur elle quand elle reprit doucement la parole.

— Il est toujours là, pas très loin de nous.

Il acquiesça pensivement, lentement, sans rien ajouter. Oui, il le sentait aussi, parfois. Les évènements avaient marqué son esprit et son quotidien plus profondément qu’il n’aurait aimé l’admettre, creusant des entailles profondes sans la moindre délicatesse qui auraient du mal à se résorber totalement. Il ne portait pas en lui le même fardeau traumatique que d’autres, probablement. Les fantômes derrière les prunelles dorées de la jeune louve semblaient bien plus vivaces et agités que les siens.
Pourtant il lui arrivait parfois de voir le monde en éclats de rouge pour de brefs instants, de sursauter en voyant l’ombre d’une forme longue et inhabituelle, de guetter parfois le vide pendant de longs instants comme s’il s’attendait à voir la réalité se tordre et s’écrouler.

— Des clous de girofle aideront tes gencives à combattre le mal provoqué par la ronce. Je t'en donnerai.

Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’étaient des clous de girofle, mais soit. Les griffures ne le faisaient pas souffrir, déjà presque oubliées et rejetées au tout dernier plan de ses préoccupations. Les blessures à la gueule cicatrisaient rapidement et le sang cessait promptement de couler, il l’avait remarqué à maintes reprises. Il ne la contredit pas pour autant, préférant ne pas relever sa proposition. Si elle désirait lui montrer, il observerait attentivement, lui qui jamais auparavant n’avait été versé dans l’art des soins. Cela pouvait encore changer. Il pouvait apprendre quelques éléments et s’en resservir par la suite.
Alors, une fois encore, il se contenta d’acquiescer. Lentement. Pour le moment cependant les clous de girofles et leurs souvenirs tout de rouge tâchés ne leur servaient à rien. Pour le moment, ce qui importait, c’était qu’une louve blessée s’était retrouvée coincée dans les montagnes, et que d’une manière ou d’une autre elle allait devoir rentrer chez elle.

Encore, ses pensées s’entremêlèrent en échos aux mémoires laissées par une autre rencontre, si similaire en même temps que tout les opposait. Cette louve, cette presque ennemie, qu’il avait redirigé dans la bonne direction. Celle qui dans les larges sillons de la Mort s’était engouffrée d’un air vaillant, le port altier et marchant sur la pointe des griffes.
Mais celle-ci, la noire et blanche, était un tout autre type de visiteuse. Elle ne portait pas sur elle la guerre et le désir de venger dans le sang. Elle était plus semblable à une plume malmenée par les vents et qui se serait égarée loin de l’aile qui la transportait jusqu’alors.

Posant sur elle un regard presque désolé et démuni –se demandant comment diable il pourrait l’assister si elle ne pouvait pas supporter son propre poids pour marcher, il huma l’air un peu plus longuement pour affirmer son identité, même si le bijou violet et lumineux lui donnait déjà plus d’indices que nécessaire.

— Tu viens des terres du Nord, n’est-ce pas ?

Ces terres brumeuses et humides qu’il n’avait que si brièvement longées. Si on levait les yeux et que l’on savait où diriger le regard entre les différentes murailles de roche qui se hérissaient autour d’eux, on pouvait facilement retrouver la silhouette que formaient l’autre mont rocheux, plus au nord. Celui autour duquel s’étalaient les terres de cette autre meute dont il n’avait entendu que des rumeurs… surprenantes, du moins.
Justice soupira en laissant ses prunelles s’aventurer sur la patte abîmée qu’elle avait enroulée dans son écharpe.

— Tu penses pouvoir marcher ?

Il fit un unique pas vers elle, tendant le museau vers le membre légèrement gonflé.
A vrai dire, la pensée qui dominait son esprit, c’était que oui, elle pouvait tout à fait marcher. Mais il était bien au courant qu’ici, les choses ne fonctionnaient pas tout à fait comme là-bas, et que sa perception de la situation était probablement tronquée, pour ne pas dire pourrie jusqu’à la moelle.
Ce qui pour lui n’avait pas plus d’incidence qu’une éraflure était peut-être une première difficulté insurmontable pour une jeune créature de ce monde pacifique perdue en territoire inconnu.

Ses oreilles se couchèrent brièvement vers l'arrière lorsqu'elle cita une certaine Dame Yurai -leur alpha peut-être, une louve donc- et que la suite de ses mots confirmèrent en une seconde les quelques rumeurs qui avaient flotté jusqu'à ses oreilles. Un refuge. Son regard se plissa imperceptiblement, mais il ne s'attarda pas sur les questions qui se pressaient alors à son esprit. Le moment n'était pas réellement à la discussion pour glaner les informations sur cette étrange meute du Nord.

— Marcher de façon normale non.

Il retint un grognement désabusé. Ça, il s'en serait douté. Tout ce qu'il voulait savoir était si elle se sentait prête, comme tout canidé ayant été blessé à une patte -ou plusieurs, à clopiner sur de nombreux kilomètres en isolant le membre blessé tant bien que mal. Il avait été dans cette situation, il savait que cela n'avait rien d'agréable, mais c'était à la portée de tous.
A la différence que lui avait du apposer tout le poids de son corps sur sa patte déchirée les premiers jours pour avoir la moindre chance de s'en sortir vivant, ne se permettant que plus tard de la ménager.
Il sursauta quand l'écharpe violette qu'elle avait trituré atterrit à ses pattes, jetée par la petite louve. Il releva un regard interrogateur vers elle après avoir fixé le tissu sans comprendre.

— Il faut m'immobiliser la patte le plus près possible de mon corps. Sur trois membres et avec ton support, je devrais pouvoir m'en sortir..

Son visage dut probablement perdre un peu de son impassibilité en cet instant, se décomposant légèrement. Le schéma de ce qu'elle décrivait s'inscrivit dans son esprit et manqua de le faire grimacer. Ce n'était... Pas aussi simple que ça aurait pu l'être. Lui qui s'était imaginé remettre la louve sur pattes puis l'envoyer sur le chemin du retour en surveillant ses pas jusqu'à ce qu'elle puisse sortir de la montagne sans davantage d'encombre et retrouver les sentiers faciles de la plaine, il allait devoir s'approcher de la louve et serrer un tissu autour de sa patte.
Techniquement, cela faisait du sens. Ce qui faisait le plus mal était bel et bien les ballotements du membre non maintenu qui parfois s'entrechoquait. La louve souhaitait s'en prémunir.
Il lâcha un soupir aux toutes dernières paroles de la louve qu'elle allia à un hochement de tête déterminé. Il resta un instant immobile et silencieux, hésitant presque à proposer une autre solution à la louve, puis se résigna et avala les derniers mètres qui les séparaient encore après avoir ramassé un pan de l'écharpe.

Le solitaire enjamba le corps de la louve pour se positionner au-dessus d'elle, prenant soin de ne pas l'érafler de ses griffes métalliques, les griffes dont habituellement il ne craignait pas qu'elles blessent quiconque - car jamais elles n'avaient été aussi proches d'un corps si ce n'était pas pour le blesser.
Il en retenait presque son souffle tant la fourrure de son cou était désormais proche, si blanche et immaculée.
Comme si une respiration un peu trop forte aurait lâché tous ces muscles dont il tentait de contenir la force. Il garda les crocs fermement serrés sur l'écharpe.

Puis vint le moment de passer le morceau de tissu autour de la patte puis de retour dans son dos, là où il pourrait nouer le bandeau. Il tenta de ralentir ses gestes au maximum en espérant que cela les rendrait plus doux et moins brusques, prenant son temps là où il n'aurait fallu que quelques secondes pour accomplir la tâche avec adresse et méthode s'il n'avait s'agit entre ses pattes d'un semblable qu'il n'avait aucune raison de heurter davantage.
La tendresse et la délicatesse, il ne connaissait pas. On ne lui avait jamais montré.

Alors il faisait de son mieux, à sa manière.

Lorsque les pans de l'écharpe parurent correctement positionnés, il prit appui sur la roche et posa une patte sur le morceau de tissu reposant sur l'épaule de la louve pour le maintenir en place, banda ses muscles - et d'une impulsion vers l'arrière serra d'un coup sec.
Pour que cela dure le moins longtemps possible.
Il serra au plus près de son corps, jusqu'à ce que le membre blessé ait presque disparu contre son pelage, puis il noua du mieux qu'il put le bandage de fortune. Il lâcha prise et se recula immédiatement, regagnant un mètre de distance avec la petite louve. La proximité avec les autres ne l'avaient jamais dérangé, elle était une invariable d'une partie de sa vie.
Mais il n'avait jamais autant craint de briser un autre être en le sentant si proche de lui.

Il projeta son regard vers le sentier le plus aisé et le plus proche qui leur permettrait de descendre des hauteurs sans rencontrer de réelle difficultés, puis reporta son attention sur la noire et blanche.

— Tu es prête ?

Sans rien ajouter, il fléchit légèrement genoux et poignets pour se rapprocher un peu du sol, d'elle - se mettant pratiquement à sa hauteur au cas où elle aurait déjà besoin de son support.
Il espérait ne pas avoir à la soulever en refermant sa mâchoire autour de son encolure.

La jeune louve se prépara en respirant profondément, puis lui confirma le départ imminent en deux mots.
Et elle entreprit de se redresser, difficilement mais avec une détermination qui transparaissait de son jeune esprit. Elle trouva son épaule comme support pour se stabiliser puis après quelques secondes à tester ses appuis la grise et blanche sembla être capable de supporter son poids sans céder. Justice recula de deux pas pour la sonder du regard, voulant s’assurer qu’elle ne s’effondrerait pas après les premières foulées, puis, visiblement satisfait, hocha la tête d’un léger geste du menton.
Les yeux dorés de la jeune louve du Nord étaient posés sur lui, attendant le départ – qu’il donna en bondissant avec légèreté au bas de quelques rochers pour suivre le sentier le plus simple possible.

Il réalisa au bout de quelques minutes à quel point la tâche serait ardue, pas uniquement pour la blessée, mais également pour lui ; qui devait sans cesse se rappeler de calquer son rythme sur celui de l’autre pour ne pas la distancer ou l’induire en erreur au risque de la faire fauter. Au risque qu’elle se blesse davantage, et qu’il doive trouver d’autres moyens encore pour la sortir d’ici.
La dernière fois qu’il s’était mué en guide de haute montagne pour secourir une âme égarée dans ses sommets, le chemin du retour avait été autrement plus aisé – et intriguant. La guerrière aveugle et couverte de sang qui lui avait emboîté le pas n’avait besoin d’aucune concession pour enchaîner les foulées à sa suite – rudesse et rigueur avaient avec elle été de mise. Il aurait été vain de la sous-estimer et de chercher à lui rendre les choses simples, car c’était la voie qu’elle avait choisie.
Cette fois-ci, ce serait différent. Cette fois-ci, il n’y avait nulle guerre à mener.
Simplement une jeune innocente à ramener sur le chemin des siens.
Il prenait donc fréquemment des haltes pour jeter un œil vers l’arrière et l’attendre quand elle semblait buter sur des passages plus étroits.
Justice ne venait pas se coller à elle dans ces moments là – ses yeux atypiques se contentaient de la détailler attentivement, et si elle dérapait, il formerait une barrière de chair qui l’empêcherait de tomber plus bas.
Mais il n’était nullement question de la porter et de la couver – elle n’était pas une enfant, même si elle était à peine plus vieille.

Elle apprendrait.
Et elle en ressortirait plus forte.