Finally l Aishi

Le dôme avait disparu.

Il l'avait vu, il l'avait entendu. Ca avait été un tel fracas ! Personne n'avait pu louper cet évènement - personne ! Alors imaginez, Asclepia. Imaginez lui, ce loup qui depuis un mois et demi parcourait toutes les terres affleurantes sans pouvoir y passer le museau, lui qui n'attendait qu'une seule chose c'était de pouvoir enfin se glisser entre les mailles de ce filet insondable pour pouvoir, enfin

Enfin

Aller trouver Celle qu'il cherchait. La Grande. La Belle. La déesse.

Moira ou Miro ou un truc du style.

Il avait pas bien retenu, après tout Evan n'en avait parlé qu'une fois, et tellement vite qu'Asclepia avait eu du mal à saisir toutes les implications liées. Il avait juste compris une histoire de dieux, plein de dieux, mais un seul avait attiré son attention. Ou plutôt une seule. Une déesse de la grâce et de la beauté, qu'il cherchait avec passion. Il était la grâce et la beauté, son peuple l'était. Que pouvait bien être cette déesse ?

Une imposture ? Une simple poupée de chair et de sang idolâtrée par un groupe de loups ? Ou était-elle... Plus que ça ?

Alors quand le Dôme avait enfin éclaté, libérant une bourrasque de chaleur monstrueuse qui avait bouleversé tout l'écosystème du coin, Asclepia s'était redressé. Il avait tendu son long cou gracile vers la source du bruit. Et sans attendre une seconde de plus, il avait décollé, battant de ses larges ailes duveteuses et colorées pour aller explorer ces terres enfin accessibles.

Il lui avait suffi de survoler pendant quelques heures les différentes terres pour trouver ce qu'il cherchait.

Par contre, ça ne correspondait pas du tout à la description. Une Île de Roses ? Plutôt une Île de Boue. Il ne pouvait nier que l'endroit devait avoir un certain charme, en plein milieu du printemps. Non, pire que ça, l'aménagement était parfait avec le cours d'eau et l'intrication des plantes. Mais tout était gris. Mort. Séché. Chaud. Trop chaud. Il ne restait que des ronces, des pieds fanés, des rebuts.

Asclepia ne put s'empêcher de ressentir une véritable tristesse. Lui qui ne s'intéressait de rien ni de personne, en contemplant ce qui avait du, ce qui aurait pu, le potentiel avorté ou assassiné de l'endroit lui serrait le coeur. Mais son attention bien vite fut attirée par un autre coin du lieu.

La statue.

Elle se dressait, écrin merveilleux de l'Île. La fontaine représentait une louve tigresse qui, il devait se l'avouer, avait tout de la grâce et du Parfait. Elle avait... Des formes parfaites, un galbe que tous auraient voulu avoir, toute en courbes et en pointes, dangereusement belle.

Belle. Il l'avouait, oui. Lui, qui était entouré de ce qu'il estimait être le summum de la beauté en ses compères et lui même, devait avouer que la déesse était Belle. Peut-être avait-elle une quelconque valeur, après tout.

A moins que ce ne soit qu'une statue. Que ce qu'ils appelaient déesse était ailleurs, ou une autre personne.

Il réfléchissait, face à la statue. Les deux tigres lui renvoyaient son regard émeraude, sans interrompre ses réflexions. Ils étaient en posture de défense et d'attaque, lovés l'un avec l'autre, sublimant l'image de la déesse et surveillant les curieux.

Comme lui.

Lorsque la voix suave retentit dans le temple, Asclepia, surpris, se retourna tout en fluidité. Il était l'eau de la rivière qui sortait de son lit pour explorer les environs, son corps tout entier se mouvait d'un seul tenant, il n'y avait aucune rupture dans ses mouvements.

Et la louve en face de lui... Elle se présenta comme prêtresse, prêtresse de la tigresse, et il comprit tout de suite pourquoi.

Elle était grande, belle, et imposait le respect du bout de sa truffe à celui de sa queue. Elle avait les épaules larges et rondes, un pelage parfait, doux, soyeux, une chevelure délicatement ondulée reposant sur son encolure délicate. Son corps n'était pas sans rappeler celui du renard, que ce soit dans sa tenue ou dans ses teintes, et le fanion duveteux qu'était sa queue ne faisait que le confirmer.

Elle avançait en âge, des poils gris commençaient à apparaître sur le bout de son museau et autour de ses yeux, auprès desquels apparaissaient les minuscules ridules n'épargnant personne. Mais elle gardait toute sa superbe, notamment le supposait Asclepia grâce à de nombreux soins quotidiens. Il remarqua toutefois que ses côtes affleuraient ses flancs, et son regard avait l'air fatigué. La vie sous le dôme n'avait visiblement pas été tendre avec eux.

Le loup-paon la considéra un long moment, yeux écarquillés et gueule légèrement ouverte, estomaqué par sa présence. Il lui devait bien ça, c'était probablement l'effet attendu alors autant lui faire plaisir.

Intérieurement, son esprit travaillait à plein régime. Sous quelle facette se présenter ? Si elle était prêtresse, elle pourrait probablement lui apprendre tout ce qu'il voulait savoir. Mais son oeil prédateur posé sur lui de lui disait rien qui vaille. Elle avait l'air un peu plus maligne que les boulets qui vivaient au Nord d'ici, parés de violet.

Mâle, ou femelle ? S'il se présentait sous les traits d'une femelle, il se pourrait qu'elle ne cherche pas à le dominer entièrement, qu'elle lui laisse plus de lattitude.

Mais se présenter sous les traits d'un mâle permettrait de jouer cette soumission crasse qui permettrait à la femelle de se sentir puissante de son contrôle. Et Asclepia aimait ce rôle, s'y complaignait, c'était celui qu'il jouait le mieux.

Alors il avança d'un pas, baissant son long cou gracile, agitant doucement sa queue parée d'yeux multiples derrière lui, couchant à demi les oreilles et rougissant presque de l'affront qu'il commettait en osant s'approcher de si belle louve. Il baissa le regard, n'osant pas soutenir ses prunelles de braise, et laissant tout loisir à cette demoiselle de l'observer à son aise.

Ma Dame, la Tigresse a bien de la chance de vous avoir à ses côtés.

Sa voix, oscillant entre deux octaves, était bien trop aigüe pour appartenir à un mâle. Et trop grave, pour être estampillée femelle. Il oscillait, de l'ensemble de son corps, entre les deux genres, entre les deux sexes.

Je me nomme Asclepia, et je viens de très, très loin d'ici, porté par les rumeurs d'une déesse de la beauté...

Il lui jeta un rapide coup d'oeil.

... Et de ses disciples rayonnants.

Un peu de baume ne faisait jamais de mal.

Alors qu'il s'approche elle s'échappe, happée par les ombres qui cerclent son corps brodé des couleurs du soleil. Elle connait le temple du bout des pattes, et en joue, se glissant aux exacts endroits que la lumière n'atteint pas, avant de surgir, régalienne, dans une trouée perçante.

Elle se dévoila enfin, sa robe mouchetée de rais lumineux, rehaussée des teintes chaleureuses qui régnaient sur les lieux. L'attitude élogieuse d'Asclepia sembla faire mouche, la Reine se pavanant en ces lieux comme chez elle - ce qu'elle... Était, quelque part. Elle roulait des épaules, tout aussi fluide que lui. L'âge, dans ses mouvements mille fois répétés, ne se voyait que dans l'habitude et l'aisance avec laquelle elle se promenait. Pas d'hésitations, pas d'à-coups, rien qui ne laisse transparaître une faiblesse dans ses pas.

Mais ce qui intéresse le plus Asclepia, c'est la satisfaction qui se lit sur son visage. Bien, voilà un jeu dans lequel il était qualifié.

Elle l'accueille, lui offre quelques mots, mais surtout lui tourne autour de cette manière aguicheuse qu'ont les louves de le faire. Asclepia s'astreint à l'immobilité, ne voulant pas se laisser aller à un social faux-pas.

Anianka finit par lui faire face. Asclepia tenta un pas en avant pour venir effleurer la fourrure de son col, si épaisse et volatile.

Ce sont des concepts qui parlent à mon coeur.

Il remonta lentement son museau, à une distance tout à fait irrespectueuse de sa chair si tendre. Asclepia murmura à son oreille, charmeur.

Mais j'aimerais en savoir plus sur ces épines...

Faire du gringe à une louve qui aurait pu être sa mère, ou sa grand-mère, ne semblait pas le déranger outre mesure.

Le pelage de la louve ondula de sa nuque au bout de sa queue, spectacle ravissant Asclepia. Qu'il était bon, de voir la manifestation physique de ses actions, chez une personne particulièrement réceptive ! C'était un jeu courant chez eux, les paons, qui souvent déterminait la pyramide sociale d'un groupe, toute entière construite sur les conquêtes et la luxure. Après tout, ils ne se battaient pas, il fallait bien une autre façon de se choisir.

Et puis, s'il n'avait qu'un but de manipulation, l'exercice était plaisant. Ca n'était pas comme séduire une vieille croute sans âme ou un de ces laiderons dégueulasses qu'il avait eu le loisir de croiser : cette fois la proie était de qualité. Sa fragrance florale et capiteuses emplissait ses sens et lui montait même légèrement à la tête. Ce jeu dangereux, lui plaisait néanmoins. Il approcha son museau un peu plus, laissant les poils lui chatouiller la truffe.

A son tour, elle répondit à son effronterie et vint glisser son museau dans les plumes de son cou, qui réagirent en s'ébouriffant violemment, duveteuses et, il le savait, extrêmement douces. Le museau de la prêtresse remonta dans son cou, avant de venir effleurer la base de sa mâchoire. Passant extrêmement proche de sa carotide. Un frisson, qui n'avait pas grand chose à voir avec l'ambiance qui les enveloppait à cet instant, le saisit. D'un simple coup de crocs bien placé, elle pouvait lui arracher la vie et le voir se noyer dans son sang à ses pattes.

Mais l'instant passa, et les stimulations revinrent, douces et tranchantes. C'est finalement son oreille qu'elle attaqua, d'une façon bien plus douce que celle à laquelle il s'était préparé. De plaisir, les plumes de sa queue s'étendirent, montèrent à l'horizontal, frémirent. Ca n'était pas une roue, mais ça l'annonçait salement. Un grondement sourd naissait au fond de sa gorge, à peine perceptible.

Si je dois l'être, peut-être...

Non, évidemment, non. Sensible, pour certains sujets peut-être, comme beaucoup. Chacun ses sujets délicats. Mais naïf, probablement pas vu le jeu qu'il vivait et jouait depuis sa plus tendre enfance.

Il tira sur ses ailes, les étira plumes par plumes, les montant vers le ciel, ses milliers d'yeux se dévoilant devant la prêtresse, les enroula autour du corps de la louve, l'entoura d'un chapiteau moiré de turquoise et d'émeraude, filtrant la lumière du temple pour moucheter sa robe brune d'éclats vifs. Asclepia dévoilait quelques unes de ses cartes, il lui devait bien ça ! Sa queue de paon se releva encore de quelques centimètres, sans encore s'engager sur une roue complète.

Effronté, poussant la situation encore, il entrouvrit sa mâchoire et vint gratouiller à son tour la base de sa mâchoire, échangeant leurs rôles. Allait-elle, elle, avoir peur de ce qu'il pourrait faire ? Ou accepterait-elle, à son tour, l'échange ? Il poussa un peu, remonta derrière l'oreille, puis passa à la base de son encolure, entre ses épaules, s'avançant d'un pas encore pour coller leurs poitrails. Frottant, de son cou, le sien. Un mouvement doux, régulier, massage délicat sur les muscles noués.

La rencontrer ? Pourrais-je avoir cet honneur ?

Il s'était arrêté, un instant, dans son jeu pour lui poser la question. Mais aussitôt sa voix s'était-elle tue qu'il reprenait son manège.

Anianka

Alors qu'elle allait reculer sa tête, elle fut piégée à l'intérieur de ses ailes recouverts de yeux intimidants. Elle resta collée contre lui, un peu plus près même, si bien qu'elle sentit son jeune coeur battre près du sien dans un concert de battements fougueux. Derrière son oreille, elle admira ses centaines de pupilles la dévisager sans aucune pudeur. Alors qu'elle aurait pu se sentir prise au piège, elle ne montra aucun battement irrégulier dans sa poitrine, aucun souffle court. Elle était parfaitement sereine, maîtresse de cette situation.

Elle le sentit se mouvoir contre elle, pour venir la chatouiller sous son menton puis jusque dans le creux de ses épaules arrondies. Elle ferma doucement les paupières pour mieux ressentir le contact de sa caresse sur sa nuque vulnérable. Pensait-il réellement pouvoir la contrôler ? Ou même la dominer ? Non, certainement pas. Personne ne dominait Anianka, la prêtresse de Moiro.
C'est avec fluidité et douceur qu'elle glissa l'une de ses pattes entre leurs poitrines, pour venir l'effleurer de l'une de ses griffes. Puis d'un coup, rapide et fort, elle le poussa et le renversa dos contre terre. En une fraction de seconde, elle était là, au dessus de lui, ses pattes l'entourant comme une cage.

C'est un risque que tu es prêt à prendre ? Interrogea-t-elle en souriant presque sadiquement.

Elle releva son menton à l'aide de l'une de ses griffes, descendit avec lenteur sur son cou puis sur sa poitrine jusqu'à son ventre dénudé, et s'arrêta tout juste devant un sexe étrange qu'elle n'identifia pas. Elle se pencha et laissa son glowstick orné des canines arrachées de la jeune Méluciole pendre entre eux, comme pour laisser flotter une menace. C'était bien plus palpitant quand la proie était effrayée..  

C'est à elle qu'il faut le demander, si tu l'oses.

Elle baissa tout son corps jusqu'à frôler le sien, jusqu'à sentir sa chaleur et lui transmettre la sienne.  Leurs visages étaient désormais très proches, leurs souffles se mêlaient et leurs regards s'enlaçaient. Elle se faufila entre ses yeux et vint le mordiller à l'oreille, puis sa silhouette glissa contre la sienne et s'échappa, d'un coup, d'un bond si vif qu'il eut à peine le temps d'ouvrir les yeux pour la voir disparaître.

Debout devant la sortie, elle lui jeta un regard par dessus son épaule et lui sourit.

Il me tarde d'apprendre sa réponse.

Puis elle se volatilisa dans la lumière du jour, comme si tout ceci n'avait été qu'un doux rêve.

Tout se passait parfaitement bien, beaucoup trop bien même pour que ça puisse durer ainsi longtemps. Asclepia laissa la patte se glisser contre son poitrail. Il sentit venir la suite avec autant de clarté qu'on avait vu venir la fin de Jack dans le Titanic : sans chercher à ruer dans les brancards il accompagna le mouvement, repliant ses ailes fragiles pour les étaler en couronne autour de lui, se laissant dominer sans seconde pensée.

Il ne lui servit qu'un sourire doux, agitant légèrement ses pattes dans le vide comme un bon gros toutou qu'il était, passant en un instant de dominant à dominé, capable de jouer chaque jeu avec une justesse confondante. La prêtresse était une habituée de ces danses et tenait à avoir l'ascendant, il sentait qu'il ne risquait rien ici tant que ses folies restaient mesurées - et de toute façon il n'avait aucun intérêt à se rebeller.

Alors, il se laissait porter par le courant, se prélassant goulument dans l'eau fraîche et piquante.

Je suis prêt à prendre beaucoup de risques...

Les deux canines brillaient de sang rosâtre, juste sous son nez. Il loucha un instant pour mieux les dévisager, plissa les sourcils. C'était... Un glowstick ? C'était la première fois qu'il en voyait un d'aussi près. Il hésita à le soupeser du bout des griffes, mais sa position ne le permettait pas. Elle ne le permettrait pas. Il voulait bien respecter ce point - même s'il ne se plierait pas au dernier, lui offrir sa peur. Il était bien trop inconscient, bien trop emporté pour son propre bien-être.

Leurs souffles se mêlèrent et le loup paon s'enivra de sa présence capiteuse, vin si épais qu'il s'écoulait comme la lave sur le bord d'un volcan.

Et, l'instant d'après, elle avait disparu.

Il se laissa rouler sur le côté, sans se relever tout de suite.

Amusé.

Il jeta un coup d'oeil à la fontaine, avant de lui lancer, comme à un vieil ami que l'on a pas revu depuis longtemps :

Il me tarde de même...

Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui était celui de la prêtresse uniquement.