Dans la tempête | Abysse

Tarko

Le ciel et l’océan ne font plus qu’un. Un unique tourbillon déchaîné où les vagues deviennent des montagnes et les éclairs déchirent le ciel. Le loup est pris dans la tempête. À peine a-t-il le temps de remonter à la surface, qu’une vague le happe et l’entraîne à nouveau sous l’eau. L’océan est cruel avec le mâle. Le pauvre n’avait pas vu les signes avant-coureur de la tempête et c’était lancé à l’assaut de l’île sans avoir conscience du danger. Quand le ciel s’est assombris, il était trop tard. Tarko ne pouvait plus faire demi-tour.

L’océan joue avec le loup comme s’il n’était qu’une vulgaire poupée de chiffon. Ça l’amuse de le voir se débattre pour survivre. Jusqu’au moment où son pantin, frappé de plein fouet par une vague, coule et ne remonte pas. Le titan est déçu. Il a encore une fois cassé son jouet.
L’orage se calme et l’océan pousse jusqu’au rivage le loup assommé. Le corps de Tarko, inconscient, est échoué sur la plage des Sargasses. Finalement, le solitaire a atteint sa destination.

L’eau fait rouler les grains de sable de la plage dans un va et vient monotone. L’écume forme une dentelle fine et éphémère qui se transforme au gré des vagues et les goélands arpentent la côte à la recherche de coquillages. La tempête a brassé l’océan, l’eau encore trouble et les laisses de mer chargées en algues et en bois flotté en témoignent. Mais ce n’est pas la seule chose que l’on peut trouver sur la plage de l’île de Morne-Oeil. Là, allongé entre les algues qui sèchent au soleil, une masse touffue bleue et fauve. Les crabes , très curieux, s’approchent avec prudence de cette chose. Alors que le plus courageux du groupe grimpe sur la bête échouée, une silhouette s’approche. Les autres crustacés fuient à toute vitesse, laissant seul leur camarade. C’est un loup aux allures fantomatique qui, probablement aussi curieux que les crabes, vient voir ce que l’océan a rejeté.

***

Tarko ouvre brusquement les yeux. Il tousse, s’étouffe et recrache l’eau salée. L’air revient dans ses poumons. Reprenant ses esprits, il inspire un grand coup. Il faut quelques secondes au mâle pour prendre conscience de la présence du loup à ses côtés. Quand son regard croise celui de l’inconnu, il est pris d’un hoquet de surprise. Deux grandes billes blanches le fixent avec insistance. Tarko est pétrifié. Ses oreilles se collent contre son crâne et sa queue vient instinctivement se coller à son ventre. Il recule sa tête, trop proche à son goût, du museau du loup aux impressionnants crocs en dents de scie. La panique s’empare du punk, qui ne sait pas où il est ni comment il est arrivé là. L’odeur de cet endroit ne lui dit rien. Il jette des regards confus autour de lui. Du sable, de la vase, des trous où l’eau croupit. Ça n’est pas la plage qu’il a quitté avant … avant quoi déjà ? Tarko ressemble ses souvenirs. Il est parti de la Côte de nacre pour se rendre sur l’île qui fait tant parler d’elle, ensuite, le ciel est devenu noir, la situation a dégénéré, puis, plus rien.

Tarko a du mal à se concentrer. Tout cela est trop soudain. Sa patte heurte quelque chose posé devant lui. Un poisson et … un crâne ??? C’est … c’est un crâne de loup ? Les pensées se bousculent dans sa tête. Est-il dans la tanière de cet animal aux grands yeux sans pupille ? Va-il le tuer pour, ensuite, utiliser son crâne comme bol ? Le jeune commence à trembler de tous ses membres. Prenant le peu de courage qui lui reste, il le questionne, mettant dans sa voix juste assez d’agressivité pour cacher sa frousse.

— Qui t’es ?

La manœuvre d’intimidation fonctionne, l’autre recule de quelques pas. Tarko reste sur ses gardes toujours incertain. Maintenant que chacun respecte les mesures de distanciation sociale, le loup bleu et fauve détaille avec plus de précision l’inconnu. Il est assez grand et maigre. Sa peau bleue, à moins qu’elle ne soit verte (Tarko ne parvient pas à se décider sur le nom à donner à cette couleur) est parsemée de cicatrices. C’est la première fois que Tarko rencontre un tel loup. Bien que sur ce point, il a encore quelques doutes. L’autre répond alors à sa question. Même s’il ne semble pas maîtriser totalement cette langue, il se fait comprendre sans difficulté.

Alors Abysse l’a sauvé ? Ça n’est donc pas un monstre qui va se servir de son crâne comme d’une gamelle. Si, au premier abord, le solitaire n’est pas certain de pouvoir lui faire confiance, il ne peut pas nier le fait qu’Abysse l’a mit en sécurité et a prit le temps de lui apporter eau et nourriture. Tarko se détend un peu et se laisse tenté par l’eau claire à sa disposition pour rincer le goût du sel dans sa gueule. Entre deux gorgées il questionne le loup assis face à lui.

— On est où ?

Un coin reculé du continent ? Morne-Oeil ? Au final la tempête a très bien pu le ramener à son point de départ comme l’emporté plus loin. Tarko ne savait pas non plus depuis combien de temps il été resté inconscient. Mais chaque chose en son temps. Il ne voulait pas se montrer trop bavard pour l’instant.

Quand le loup aux grands yeux blancs répond à Tarko, ce dernier se sent quelque peu démuni. Au final il ne sait toujours pas où il est précisément. Sa seule informations concrète est : sur une île. Bon, c’est déjà ça mais des îles, il n’y en a pas qu’une autour du continent. Il y a donc deux possibilités pour le solitaire : la première (et la plus logique) est que cette île soit Morne-Oeil. La seconde (plus fantaisiste mais pas impossible pour autant) est qu’il s’agit d’une île encore inconnue, uniquement peuplé de loups semblables à son interlocuteur.
Tarko hésite. La deuxième option lui semble très probable vu la description qu’en fait Abysse. « L’île de sa famille ». Ce qui lui met également la puce à l’oreille et la question du loup qu’il l’a sauvé : ce que LUI fait ici. La question n’est clairement pas anodine, il veut protéger les siens et la réponse de Tarko sera déterminante pour la suite.

— J’voulais me rendre sur Morne-Oeil pour rencontrer un pirate. Dit-il en suivant du regard les mouvements d’Abysse.

En effet, le loup bleu et fauve avait entendu parlé des Raeders de l’île maudite. Cette meute aux mœurs très différentes de celles continentales. Il avait alors souhaité s’y rendre pour voir de ses propres yeux si tout ce que l’on disait été vrai.

— Es-tu un Raeder ?

Beaucoup de curiosité dans cette simple question. La réponse allait également lui permettre de savoir s’il a eu raison de se croire sur une île inconnue.

Pour montrer qu’il est de bonne foi et qu’il n’a pas de mauvaise intentions, le solitaire lui donne enfin son nom et esquisse un sourire timide. Ainsi ils sont tous les deux sur la même patte d’égalité. Chacun connaît les intentions de l’autre et ils peuvent échanger des informations sans craindre un fâcheux retournement de situation.

Oh merde.
Tarko fut surpris devant la réaction d’Abysse. Lui qui venait en paix, poussé par sa curiosité et sans mauvaise intention se retrouva très sérieusement menacé par son interlocuteur. Patte blanche, il faut montrer patte blanche s’il ne veut pas se prendre un coup de croc. Le solitaire est parcouru d’un frisson à l’idée de sentir son impressionnante dentition se planter dans son corps. Le Raeder lui semble bien plus impressionnant que tout à l’heure. Tarko tente de convaincre le loup qu’il n’est pas un danger pour lui et pour sa meute.

— Je suis venu par ignorance, je sais presque rien de vous. J’ai aucun lien avec les meutes du continent, je les détestes, eux et leurs dieux.

Il déglutit avec difficulté ne sachant s’il a été convainquant. Lui qui voulait rencontrer un pirate le voilà servit ! Sont-ils tous aussi méfiant vis-à-vis des continentaux ? Le solitaire se demanda de quels combats parlait Abysse. Ils ont du avoir eu un impact fort. Tarko supposa que ça devait être contre les meutes. Ça pouvait expliquer la méfiance.

Le point positif dans tout ça, c’est que, maintenant, le solitaire sait où il est. Et cette escapade n’est pas de tout repos. Venir sur Morne-Oeil a manqué de le tuer, le Raeder qu’il a devant lui est très méfiant, il ne manque que l’arrivée du reste de la meute pour mettre encore plus le bleu dans la panade. Soudain, il regrette de ne pas avoir retenu sa curiosité. Il regrette d’avoir traversé la mer. Et il regrette d’être là.

C’est inespéré, mais Abysse se détend. Le corps de Tarko était si en tension que désormais, il est une flaque. C’est une sacrée trouille qu’il vient de se taper. Son cœur qui s’était emballé dans sa poitrine reprend ses calmes pulsations. Le Raeder est intéressé par ses dires.  

— Un de leurs dieux a volontairement refusé de donner à mon père la preuve qu’il faisait bien parti de sa meute. Alors il est devenu un solitaire, un paria.

Ses mots sonnent avec beaucoup de haine et de rancœur. Bien qu’il ne possède qu’une version de l’histoire (celle de son père) Tarko croit dur comme fer à la véracité des faits. Il laisse échapper un grognement de colère. Un jour il ira venger celui qu'il considère comme son modèle.

Le mâle questionne à son tour le loup allongé devant lui.

— De quelles erreurs tu parles ? Tu as déjà mentionné un combat tout à l’heure. C’était contre les Etelkrus ?

Il semblerai que cette meute empeste la charogne aux yeux de beaucoup de loups, qu'ils soient solitaire ou d'une autre meute. Voilà une bonne occasion d'avoir un autre opinion que la sienne sur les Etelkrus. Et pourquoi pas, apporter assez d'eau à son moulin pour attiser un peu plus sa haine.

Tarko écoute attentivement l’histoire d’Abysse. Voilà qui est intéressant. Les Etelkrus sont assez agressifs pour se jeter tous les crocs dehors sur une autre meute. Il ne dit rien, prenant seulement des notes mentales sur cette sombre histoire. Si comme le dit le loup couleur océan, les insulaires ont réglés leurs comptes entre eux, les continentaux n’avaient aucune raison de s’en mêler. Mais une fois encore, il est facile de prendre parti quand nous ne possédons qu’une version à l’histoire et que notre capacité de jugement est altérée.
Le solitaire choisit de croire le Raeder. Ce dernier n’a pas l’air du genre à mentir ou a déformer la vérité pour la tourner à son avantage. Tarko s’étire et plante ses yeux bleus dans ceux blancs de son interlocuteur.

— ‘ils sont trop bête pour comprendre qu’tout l’monde fait des erreurs. ‘Faut s’montrer aussi bête qu’eux.

Ses babines s’étirent en un sourire nouveau. Les Raeders doivent être assez nombreux pour se rendre sur le continent et crier vengeance auprès des Etelkrus. Quoi de plus bête qu’une attaque pour répondre à une autre attaque ?

Finalement Abysse ne semble pas d’accord avec lui. La violence c’est pas son truc. Dommage. C’est toujours une bonne occupation de voir deux meutes se déchirer. Ça ne sera pas aujourd’hui que Tarko pourra s’installer sur sa chaise longue avec des chips pour profiter du spectacle. Il balance sa tête de droite à gauche.

— Vous pouvez chercher la paix, mais j’crois pas qu’eux vous tendent la patte en retour.

Le mâle se redresse et s’étire. C’est vrai quoi, on parle des Etelkrus. Probablement la pire meute en termes de gentillesse. Néanmoins, le loup bleu et fauve entend l’argument d’Abysse. Les affrontements peuvent aboutir à des morts et il serait impardonnable que des innocents, qu’ils soient d’une meute ou d’une autre, perdent la vie à cause de la bêtise d’une minorité.

— Votre chef peut pas rencontrer l’alpha Etelkru pour régler l’problème ? il s’arrête et réfléchi, puis, il reprend. Z’avez un chef au moins ?

Si les Raeders sont aussi gentil que le dit Abysse, probablement qu’une rencontre peut désamorcer le conflit. Sait-on jamais. Mais Tarko n’est pas dans les petits papiers de cette meute. Il n’a aucune idée de ce qui a été fait et de ce qu’il reste à faire. Il y a de fortes chances pour que sa remarque tombe à l’eau car une discussion a déjà été lancé.

Alors qu’il réfléchi à la suite de leur conversation, Tarko observe son environnement, ça fait un moment qu’il est là à blablater et il n’a pas encore visité le coin. En plus la nuit approche doucement. Pas question de reprendre la mer maintenant ça serait trop dangereux. Une connerie par jour, pas deux. La traversée de la mer a été assez éprouvante pour lui servir de leçon.

— Dis, j’peux squatter ici c’te nuit ? Et s’tu veux bien, m’faire visiter l’île demain ? Après j’retourne sur l’continent et j’t’emmerde plus.

À faire du tourisme, autant profiter à fond de l’endroit. D’autant plus qu’il risque de ne pas remettre les pattes ici de si tôt une fois parti.

Toutes les informations s’impriment dans le cerveau du bleu et fauve. Le capitaine Raeder est une capitaine et il ne doit pas bouger son cul de là jusqu’à demain s’il veut pas se faire bouffer. Pas de problème ! Il ne prendra pas le risque de tomber en pleine nuit en face à face avec un autre pirate.

— Ça marche ! Dit-il avant de bailler à s’en décrocher la mâchoire.

Il n’est pas si tard pourtant. Le soleil commence à disparaître tout juste derrière l’horizon. Tarko tasse le sable sous ses pattes et s’installe confortablement. L’odeur du sel et les vagues qui roulent sur la berge offrent une ambiance douce et légère. Afin de remercier son hôte d’accepter sa présence pour cette nuit il pousse le poisson qui lui était à la base destiné vers Abysse.

— T’peux le manger j’ai pas faim.

En réalité ce n’est pas tout à fait vrai, mais il souhaite faire bonne figure pour éviter que le loup ne le balance auprès de ses supérieurs durant son sommeil. D’ailleurs, cela lui fait bizarre de se dire qu’il va passer pour la première fois de sa vie, une nuit hors du continent. Un fin sourire étire ses babines. Le ciel est le même que l’on soit ici où là-bas. Ces loups ne sont pas si différents de ceux du continent tout compte fais. les pattes repliées contre son ventre il perd son regard sur l’océan qui a manqué de le dévoré plus tôt. Au loin, il distingue vaguement la terre. Et dire que demain il devra repartir. Dommage.