Réflexions l P.V. Seo

Les heure s'étaient transformées en jours, et les jours en semaines. Le temps commençait à se faire bien long, et Alexandrine se demanda, avant son escapade, combien de temps avait-elle été séparée au maximum de sa famille. De son clan. Quelques heures, tout au plus. Une journée ou deux, lorsqu'elle partait chasser de grosses proies, lorsque des envies d'observation ou d'exploration la prenaient. Mais elle revenait toujours bien vite, que ce soit frustrée ou la gueule garnie du fruit de son escapade. C'était étrange. C'était une toute nouvelle vie.

Elle s'était bien vite rendue compte que, si elle lui était profitable à cet instant, elle n'en voulait pas. Son coeur le lui criait à tous instants, c'est de sa famille et de ses amis dont elle avait besoin. C'était eux, que son corps voulait voir. Contre eux, qu'elle voulait se lover. Elle voulait revoir leurs têtes, leurs sourires. Elle voulait voir MamAnette écarquiller les yeux, Sheina faire sa mine sévère et morigénante, Floyd hurler, Narcy l'observer avec un sourire en coin affecté, Tita lui sauter dans les pattes. Holly rougir un peu (elle l'avait compris, qu'elle avait été bien bête jusque là).

Elle allait mieux. Elle était capable de le sentir. Elle avait fini par attraper une bonne partie des questions qui flottaient autour d'elle, et d'y apporter réponse. L'une après l'autre. Tranquillement. A son rythme. Certaines se retrouvaient repoussées de la patte, maintes et maintes fois, jusqu'à ce qu'une rencontre permettait de la remettre sur le tapis, d'en trouver une solution. Pas toujours la solution, mais une en tout cas qui se trouvait assez satisfaisante pour être gardée jusqu'à la prochaine fois. Jusqu'à la prochaine réponse, qui la satisferait plus.

J'ai le droit de changer de réponse.

C'est une réflexion qu'elle avait eu du mal à avoir. Comprendre, et accepter le changement. Elle ne serait pas la même personne toute sa vie. Elle n'était pas sa meilleure version d'elle-même. Elle était pleine de défauts. Elle en perdrait, petit à petit. Elle en perdrait. Elle en gagnerait d'autres, qu'elle devrait chasser à nouveau. Mais, ah ! N'était-ce le propre de leur espèce ?

Elle avait compris beaucoup de choses, en étant seule. En observant sa vie, ce qu'elle en avait fait. Son enfance, ses réactions. Ses relations. Elle avait été, une enfant. Elle était, une enfant. Elle avait pris tellement, tellement de décisions parce qu'elle le souhaitait sans jamais réfléchir au pourquoi, focalisée sur son but et incapable de relativiser ce qu'elle voulait devenir. C'est ça, que MamAnette avait voulu lui faire comprendre. Qu'elle avait cru comprendre. Et pourtant, qu'elle avait été... Bête ?

Mais elle ne devait pas s'accabler. Ca aussi, elle l'avait un peu compris. Elle avait toujours fait les meilleurs choix qu'elle avait pu, compte tenu de son savoir de l'époque. Elle avait toujours fait ce qu'elle pensait être bien. C'était déjà ça. Elle avait échoué, parfois. Et ses échecs... La minaient. Elle avait cru avoir appris à se relever. Les laisser derrière elle. Et pourtant ils lui embourbaient les pattes comme des kilomètres de boue, épaisse gangue mortelle. Elle les trainait, et devait s'en débarrasser un peu au moins. Désastre ne le savait pas, mais il l'avait aidé autant qu'il lui avait fait mal, assénant ses mots comme des coups de croc dans sa chair, ouvrant son coeur à nu pour y placer cette bombe qu'elle avait du laisser éclater, loin d'ici.

Et dont les scharpnels imprimaient sa peau et son esprit de mille cicatrices qui enfin se mettaient à se soigner.

Elle allait mieux.

Tu ne dois pas vouloir devenir cette seule personne.

Ah ! Que cette question l'avait hantée. Elle était toujours la première à revenir le matin, et la dernière à partir le soir, l'absolvant du repos tant cherché. Et elle tournait. Et elle observait, de ses yeux ronds, de ses yeux sombres, fous. Elle avait failli la rendre folle. Elle avait réfléchi, tant, autour de cette question. Elle comprenait que depuis tout petite elle avait cherché à être cette seule personne. C'était ancré dans son corps, ancré dans son âme, ancré dans son modèle qu'était Anette.

Anette qui était cette personne.

Anette qui s'écroulait alors qu'elle tenait le rôle vaillamment. Parce que nul ne pouvait être cette personne. C'était tout simplement impossible.

C'est pour ça.

C'est pour ça qu'ils étaient une meute. Pour que chacun veille sur son prochain. Pour que chacun ait sinon une, dix épaules pour se reposer. Pour que les fils qui s'entrecroisaient entre les âmes se tissent pour devenir noeuds et cordes inviolables.

Elle ne deviendrait pas cette personne. Elle deviendrait l'un des maillons de ce filet, accomplissant sa tâche, celle qui lui serait évolue. Ce qu'elle pourrait porter. Elle devait...

Lâcher prise.

Un peu. Ne pas juste afficher cette détermination brute et sans faille, si ignorante, mais mesurer l'impact qu'elle pouvait avoir, mais aussi. Que les autres pouvaient avoir. Elle ne rendrait pas la meute plus forte en étant un maillon indestructible au contraire. Elle le serait en s'ouvrant aux autres et en les portant au sommet. Non pas à travers elle. Mais à travers eux. De la même façon que sa mère voulait l'élever vers le haut à travers son mentorat. De la même façon que Pepper élevait son fils (quand bien même elle rejette nombre de ces choix qu'elle était en âge de comprendre), de la même façon que Pepper élevait ses apprentis.

Vers le haut.

Car la qualité d'un filet ne se mesure pas à la force de ses points, mais à la faiblesse du plus lâche de ses liens.

Elle grandissait. Elle voyait le schéma, avant de se voir elle. Et contempler le schéma permettait plus facilement d'y trouver sa place. Elle avait grandi dans une génération à qui on avait promis la lune. Tous, ils étaient ces special snowflakes qui heurtaient la désillusion en comprenant que le monde ne tournait pas autour d'eux. Mais ils pouvaient le façonner. Le pétrir. L'arranger. Le plier, ensemble, à leur volonté.

Dans une des multiples grottes du Gouffre aux Rapaces, l'une de ces cases abandonnées par les Lazulis, Alexandrine pétrissait la terre.

Elle allait mieux.

Il était temps de rentrer.

Le paysage était plutôt désolé, et elle le vit arriver de loin. Lui, silhouette solitaire, plus rabblée et sèche que dans ses souvenir, moins ronde. Plus âgée. Lui aussi avait grandi pendant ces quelques mois qu'ils ne s'étaient pas vu, car un seul coup d'oeil lui avait suffit pour identifier Méridor, le loup à l'armure dorée. Le loup avec qui Holly- elle ne préférait pas y penser. Une pointe de tristesse lui chatouilla le ventre. Il ne savait probablement pas - et n'avait aucune raison de savoir. Alexandrine ne se ferait pas vecteur de ces informations.

Alors qu'il approchait à portée de voix, elle se redressa et sourit, aimable, oreilles pointée en avant, son corps tout entier respirant la sympathie.

Douche froide, alors que le loup noir et doré lui offre quelques froides paroles, avant même qu'elle ait le temps de le saluer. Elle fronce les sourcils.

Surtout ici.

Que voulait-il dire ? N'avait-elle pas le droit de se balader sur ces terres, les avait-il clamé siennes de nouveau ? Son sourire disparaît et ses traits se font durs, ses muscles se tendent sous sa peau et elle fronce les sourcils. Il ne faut souvent que quelques paroles, pour faire oublier la stature d'Alexandrine. Mais cette queue vipérine qui claque derrière elle avec vivacité ponctue la silhouette d'une gargouille monstrueuse, taillée pour la bataille.

Elle se détend, alors qu'il fait des efforts pour l'accueillir plus gentiment. Elle lui tire la langue, se fait moins menaçante.

J'me suis perdue. C'est sympa chez vous. Et toi, qu'est-ce que tu fais encore là ?

Pourquoi n'es tu pas parti, pourquoi es-tu encore seul, ou pourquoi n'es tu pas venu chez nous alors que l'occasion t'a été offerte plusieurs fois ? Elle ne coupait pas les cheveux en quatre, Alexandrine.

Ses retrouvailles avec Holly s'étaient presque déroulées sur le même schéma. Sa froideur qui glace les sangs mais la fleurie avait su passer outre pour l'enlacer. Ce ne serait le cas avec Alex. Il la regarda. Elle était plus imposante. Plus effrayante. Il eut presque un mouvement de recul mais le stoppa. Il lui faisait face puis il lâcha un nouveau soupir. Il connaissait la situation d'Alex. Il savait qu'elle avait quitté les terres Etelkrus peut de temps après la déclaration de la Fleurie à son égard. Il savait beaucoup de chose et il s'était montré froid. Il se sentait bien sot. Il s'approcha d'elle et même s'ils n'avaient jamais été tellement affectifs entre eux, il lui donna un coup de museau sur l'épaule, comme s'excusant pour son comportement.

Ses oreilles s'agitèrent en l'entendant parler d'une perdition et de la sympathie de l'endroit. Il regarda autour d'eux. Le gouffre avait changé, il était plus agréable à vivre, il fallait l'avouer.

« Tu es là bienvenue ici. Tu peux même dire que cette alvéole est tienne !

Son ton était plus affectif. Il n'y avait plus vraiment de Lazulis vivants ici. Elle pouvait disposer de cette cavité comme elle l'entendait. Comme un jardin secret. Un endroit de repli.

« Je voulais finir ce que nous avons tous commencé. Mettre un dernier point d'honneur en quelque sorte .  

Il lui fit un sourire timide.

Au prix visible d'un effort son attitude changea du tout au tout, et il alla même jusqu'à l'effleurer de son museau, quand bien même ils se connaissaient peu. Cela ne mit pas beaucoup plus à l'aise Alexandrine, elle qui portait ce secret qu'elle ne pouvait lui dire. Il n'avait pas le droit d'être gentil avec elle - il n'avait pas le droit d'être si gentil avec elle. Elle ne le méritait pas - pas de sa part.

Elle jeta un coup d'oeil à l'intérieur de l'alvéole, et sourit.

Un peu proche du sol et étroite à mon gout. Mais peut-être que j'en choisirai une, merci bien.

Elle en aurait besoin. C'était une bonne idée.

Elle agita une oreille, alors que Méridor trouvait de nouveau cette attitude timide qu'elle lui connaissait. Plus franche. Moins effrayante, venant de lui. Quoi qu'elle ne le suivait pas, cette fois-ci :

La reconstruction des terres ?

Elle qui n'observait jamais rien, de son attention de papillon, prit le temps de détailler Méridor d'un oeil acéré. C'est vrai qu'il n'était toujours pas bien gros, Méridor, mais il n'avait plus cet air de lévrier efflanqué qu'il arborait à leur première rencontre. Il vivait peut-être un peu mieux, mais surtout il s'était musclé. Il était plus sec et noueux, moins maladif. C'était une bonne chose. Alexandrine hocha doucement la tête, observant les alentours. Elle avait tant parcouru ces terres, ces dernières semaines...

C'est du beau travail. Tout va pouvoir renaître, encore mieux qu'avant.

Son regard se perdait maintenant dans l'ombre de la gorge où ils logeaient. Elle réfléchit à sa question, répondit avec soin.

Tout n'a pas été simple au clan ces derniers temps. Beaucoup... Beaucoup de morts.

Certaines attendues, d'autres non. Toutes difficiles à accepter. Elle sourit.

Mais il faut bien vivre.

Elle ne trouvait pas les mots pour répondre à la question vague de Méridor plus que ceux-ci. Elle agita toutefois une oreille :

Que vas-tu faire, maintenant que la reconstruction est achevée ? Créer une nouvelle meute ?

Ce serait légitime, s'il avait tant donné à cette terre. Elle n'oubliait pas l'invitation d'Holly, elle n'oubliait pas les demi-mots du passé. Mais ne souhaitait pas l'influencer. Elle voulait l'entendre le lui dire, s'il le voulait toujours. S'il voulait rejoindre les Etelkrus. Elle ne pouvait se permettre de ramener au clan une personne seulement à demi sûre d'elle.

Tu me vois chef ?

Elle réfléchit à sa question de manière plus large que pour la situation donnée. Qu'est-ce qui faisait un bon chef ? Anette et Pepper, assurément, étaient de bonnes chef. De merveilleuses alpha, les meilleures. Qu'est-ce qui faisait d'elles cela ? Leur force ? Elles étaient fortes, oui, mais ça n'était pas avec leurs muscles qu'elles réglaient les problèmes du quotidien. C'était avec leurs esprits, leurs réflexions, leur complémentarité et leur amour pour la meute.

Méridor possédait-il ces qualités ?

Elle ne le connaissait pas beaucoup, mais elle pensait que oui. Après tout, il avait coordonné le renouveau non ? Ca n'était pas rien.

Ses babines s'étirèrent et elle gloussa :

Ben sûr que tu pourrais être chef. Mais ça a l'air chiant d'être chef.

Beaucoup de responsabilités, beaucoup de travail tout ça tout ça. A sa mention des Etelkrus, les oreilles d'Alexandrine s'agitèrent.

Alors comme ça, tu veux toujours venir chez nous. D'accord, je peux te ramener si tu veux. Mais tu as intérêt à préparer ton discours. On entre pas chez nous comme dans un moulin.

Elle gloussa. Elle, chef ? Chef de quoi, chef des pucerons peut-être ? Même pas chef des lézards de la Moere, ça c'était sa soeur. Non, elle prendrait à la limite les cailloux des Dents de Roc. Voilà, chef des cailloux. Des trucs faciles à protéger, des trucs qui ne bougent pas et qui ne peuvent pas mourir, voilà. Elle se redressa et étira ses muscles, baillant à s'en décrocher la mâchoire.

Allons-y, donc, monseigneur Méridor !

Et, sans demander leur reste, ils s'en allèrent vers les terres Etelkru.