C’était un lieu nouveau que Sheina n’avait qu’aperçut brièvement de nuit. Avant.

Aujourd’hui, c’était un refuge temporaire, pour ceux qui s’étaient battus et étaient tombés, pour les blessés. Pour Anita. La mère inquiète s’approcha d’un Désastre plutôt confiant, plongé dans ses pronostics. Pouvait-il la sauver ? Sheina ne pouvait que lui faire confiance, à lui, enfant de Pepper, disciple de Kiro, mais aussi, ami de ses enfants. La louve se coucha prêt du visage de sa fille, s’assurant qu’elle pouvait bien respirer, son museau proche de son oreille.

Lui parler.
Pour la maintenir consciente.

« — Ma Anita, je vais te raconter l’histoire d’une petite chauve-souris. Une chauve-souris qui aimait toujours courir, partout où elle allait. Elle voulait impressionner le grand serpent jaune qui régnait dans les marais. Lui montrer qu’il n’était pas le seul à être rapide et agile. Car elle le connaissait ce grand serpent, lui qui était comme un membre de sa famille, un serpent auquel elle aimait apporter des présents. Un serpent qui l’aimait elle aussi. Au point, que la chauve-souris voulut porter le jaune qu’il offrait à ceux qui s’en montraient digne. » Sheina marqua une pause, laissant le panseur poursuivre ses soins. « Alors, le serpent concocta une épreuve spéciale pour la chauve-souris, qui l’a réussi avec succès. La voilà, devenue égale au serpent. La voilà, belle et agile. Forte et courageuse. Te voilà, ma petite Anita, mon petit serpent. »

Alors Kiro, s’il te plaît.
Si tu m’entends.
Aides-la.
Aides-les.
Tes disciples.
Nos enfants.
Ceux sur qui nous devons veiller.

Anita, Anita...

On crie ton nom, jeune louve. On craint pour toi, douce louve.

Tu n’es pas seule.
L’as-tu été un jour ?

Oh, Anita…
Les ténèbres sont tombées sur toi, mais relève-toi, louve.
Marche dans la lumière.

Bats-toi.

Aucune prise sous des griffes qui s’agitaient mollement.
Rien… Rien d’autre que de l’air froid qui sifflait encore à ses oreilles. Sans jamais s’arrêter. Comme si elle volait encore, pourtant, pourtant… Même si son esprit a du mal à s’accrocher à quelque chose de tangible, elle se souvenait. Des dernières images. De la neige qui s’approchait bien trop vite d’elle.
De l’impact elle ne se souvient pas. C’est mieux ainsi. Elle n’était pas habituée à tomber, l’étoile filante, seulement à se relever.

Mais ses pattes cette fois-ci lui avaient fait défaut. Elle ne s’était pas relevée. Ne s’était même pas réveillée.
Les mots et les sensations avaient pourtant brisé les murs fragilisés de sa conscience prisonnière, perçant quelques trous irréguliers qui laissaient passer des bribes d’évènement. La panique de sa soeur, qu’elle aurait tant aimé rassuré. Les éclats de voix d’inconnus, rassemblés autour de son corps. Puis tant d’autres. Sa tante et ses encouragements, ses mères et leur chagrin qui lui ravageait le coeur bien plus que n’importe quel dinosaure. Ses amis… Holly et Dez, Dez qui à son tour lui rappelait Kiro. Elle aurait voulu sourire, voulu les atteindre.
Ne vous inquiétez pas. Je me repose un instant seulement. Je reviens.

Mais la douleur…

La douleur était omniprésente. Elle venait de partout puis de nul part, elle était insoutenable puis tellement banale, brûlante comme un brasier puis glaciale comme la morsure de l’hiver.
Et son cerveau têtu cherchait à la préserver de tout cela, à la détacher de son corps pour qu’elle n’en souffre pas.

On avait bougé son corps. Une purée d’informations brouillées continuait d’affluer sans qu’elle ne puisse les décrypter.

Assise dans l’antichambre de sa conscience, elle attendait... Mais pour le moment la porte demeurait close.

Sur le lit de fortune qu’on lui avait fait sur le sol du temple de Yurai, ses paupières frémissaient, laissant parfois entrevoir un éclat d’améthyste. Son souffle profond s’échappait de ses crocs serrés en un long sifflement entrecoupé de gémissements. Et quand s’éleva une voix qu’elle connaissait tant, aux douces intonations venant la caresser jusqu’aux plus profonds de ses rêves, elle suivit avec passion les paroles qui semblaient venir de très, très loin quand pourtant près de son oreille elle sentait presque la respiration du museau qui s’y attardait.
L’histoire prit forme, s’animant dans son esprit. Elle voyait la petite chauve-souris, le grand serpent, les marais. Son imagination insufflait la vie aux petits personnages et la divertissait de leurs multiples cabrioles.

Jusqu’à ce que… Jusqu’à ce qu’elle le voit, le serpent. Son Serpent. Et le jaune qui faisait sa couleur.
Elle vit le corps du serpent dans toute sa splendeur malgré ses yeux clos, brillant et s’enroulant autour de son comparse avant de venir glisser autour d’elle. L’étreinte lui rappela images et odeurs, elle pensa à Kiro, elle pensa à sa proposition, elle pensa à la Moere et à tous ses habitants. Elle pensa à tous ceux qu’elle aimait alors que dans son corps le pouvoir apaisant de son Dieu se diffusait, venin bienfaiteur.

Et sur ses babines c’est un léger sourire qui se dessina, serein et apaisé, défaisant la grimace de douleur qui avait froissé ses traits.

Un instant sa longue queue balaya doucement l’air avant de retomber en place, un frisson la parcourut, ses doigts se contractèrent comme pour attraper une présence.

Elle ne se réveillerait pas tout de suite, la jeune louve.
C’est plutôt un vrai sommeil qui vint délicatement la prendre, réel et réparateur, maintenant que le pire de l’orage était passé et avait roulé au loin.

Le combat terminé et les ressources ramassées, il était désormais temps de rentrer pour trouver un repos bien mérité.
Mais avant cela, Holly tenait à faire un détour au temple de Yurai, là où les blessés avaient été rassemblés, durant l'affrontement. Par ce qu'il y avait, parmi eux, quelqu'un dont elle souhaitait prendre des nouvelles, quelqu'un pour laquelle elle espérait, si fort, que les plaies ne soient pas trop graves... Ou du moins, pas invalidantes sur le long terme. Alors, sitôt la carcasse dépouillée, pour sa part, du moins, elle s'était hâtée de partir, rejoignant au galop les terres Nakhus puis l'Église aux Corneilles.
Elle s'attarda sur Désastre, à l'entrée du temple. Désastre qui avait hurlé, peut-être pour annoncer cette victoire là, de son côté.

Les leurs étaient saufs.
Un sourire sincère, franc, vint étirer ses babines.

- On a gagné. On a gagné ! Il est le seul mort, ce monstre. Tu pourras aller prendre ta part du butin, quand tu voudras. Il reste de la viande, de la peau... Ce que tu veux !

Ouais, c'était ça, ils avaient tous gagnés.
Un rire léger secoua ses épaules et elle pénétra à l'intérieur de la bâtisse, encore silencieuse, laissant se reposer les plus malchanceux.

Son regard balaya la scène, ces corps, couchés au sol, de loups inconscients. Les soins leur avaient, effectivement, déjà été apportés à tous. Doucement, discrètement pour ne pas trop déranger, la louve bleue se faufila vers Anita, encore endormie.
Elle semblait plus apaisée, moins en souffrance que ce qu'elle avait pu voir auparavant, quand bien même ses blessures nécessiteraient du repos et des soins rigoureux. Ce ne serait donc, probablement, pas demain la veille qu'elle viendrait avec eux en exploration. Mais pas le mois prochain non plus. Les plaies étaient, il lui semblait, moins graves que ce qu'elle avait pensé, sur le champ de bataille.
Un murmure franchit ses babines.

- Je savais que tu t'en sortirais. Tu es si forte.

Elle lui sourit et se plaça légèrement en retrait, afin de ne pas voler l'instant des retrouvailles à la famille de son amie.

Kiro.
Kiro !

Là, au travers des larmes, le sourire vint étirer les babines de Sheina. Kiro, l’avait entendu. Les serpents viennent aider Désastre et Anita. Les aident à guérir. Leurs enfants, n’avaient plus rien à craindre. La queue pointue de Sheina s’agite doucement, un regard doux posé sur le corps blessé de sa fille. Tout ira bien maintenant Anita. Tout. L’hurlement d’Alexandrine se fait entendre. C’est terminé. Le combat était bel et bien fini. Il n’y aurait plus de victimes pour ce tour-ci.

Pourtant…

Sheina ne pouvait s’empêcher de repenser à sa vision. Les loups géants. La glace qui se brise. Ce n’était pas le prédateur qui les avait attaqué, la louve le savait. Il y avait un danger autre, pas loin, auquel bientôt, tous devraient se mesurer. Mais en attendant…

Le museau se pose sur l’épaule d’Anita.
Pour la veiller.

Un regard toutefois, au panseur. Fils de Pepper.

« — Désastre. »

L’hybride hoche la tête en guise de remerciements.

Le regard de Sheina se pose sur la silhouette d’Hollyhock, venue prendre des nouvelles. Elle veille la prêtresse, sur son enfant blessé. Car rien de pire ne devait lui arriver. Rien de pire ne lui arriverait. Les yeux mauves étudient alors chaque mouvement de la Conseillère, par sécurité. Le bout des ailes repliées s’agite doucement, alors qu’une simple question fuse des babines de l’hybride.

« — Les autres ? »