Au delà des frontières, des rêves solitaires | Solelio

J'ai besoin de te voir
Vas-tu rentrer ce soir ?

Le soir tombait sur le territoire Etelkru, après une journée qui avait été plus ensoleillée que de coutume. Le printemps commençait doucement à montrer le bout de son museau, même si le grand froid paraissait l'avoir légèrement ralenti. La Rougelande fonçait un peu plus chaque jour, quittant son pâle manteau hivernal pour revêtir son costume de feu. Les premiers bourgeons, fragiles, apparaissaient au bout des branches des arbres et sur les buissons. Et les proies ressortaient, permettant aux loups de souffler enfin après la saison la plus difficile. C'était peut-être pour ça qu'Elvaio avait fini par - enfin - se remplumer un peu. A mesure du temps qui passait, et ce surtout depuis l'obtention de son glowstick, il était devenu plus épais, plus musclé, et ressemblait plus que jamais à ses parents pour qui les aurait connus dans leurs jeunes années. Il avait l'allure et la haute taille d'Athelstan, le museau carré et les pattes solides de Nachos. Mais dans son regard brillait et brillerait sans doute toujours une candeur qu'aucun des deux n'avait jamais possédée.

Depuis quelques temps, il était sans cesse sur le qui-vive. Plus précisément depuis qu'il avait eu le bonheur de croiser Anita, revenue de l'expédition au nord et qui lui avait annoncé le retour prochain de sa soeur. Cela avait mis du baume sur son coeur meurtri par la perte de son père, et surtout lui avait donné une excellente raison de se lever le mati : pour l'attendre, et tout préparer pour que son retour se fasse au mieux. Alors il aidait les chasseurs afin que le tas de proies soit toujours bien garni, il aidait les patrouilles dans l'espoir de croiser au détour d'une expédition la silhouette aux cheveux de flamme de Solelio, il participait plus activement à la vie du clan qu'il ne l'avait encore jamais fait. Presque chaque soir, il allait prier Dairo en silence, pour qu'elle veille sur sa jumelle et la fasse revenir au plus vite près d'eux. Et ensuite, lorsqu'il rentrait se coucher au Castel, c'était en nourrissant l'espoir que le jour suivant serait celui de son retour.

Ce soir-là, il avait décidé de trouver une offrande pour la Renarde, et s'était donc tranquillement mis en chasse. Il laissait passer nombre de proies, car il cherchait quelque-chose de particulier, à la hauteur de la déesse. Un pelage magnifique, une vitesse incroyable, une attitude qui interpelait. Il ne savait pas exactement ce qu'il cherchait, mais il avançait à pas silencieux à travers les Dents de Roc, attentif à toutes le petites vies autour de lui, ne s'étant jamais senti aussi vivant et connecté à ces terres et à la meute.

• 4 ans et demi •
F A E I

Le voyage lui avait paru court, bien trop court. Après toutes ces lunes loin d'ici, tout ce temps passé dans un monde auquel elle n'appartenait pas, elle avait fini par craindre de ne jamais rentrer. Et maintenant que c'était bel et bien le cas, maintenant qu'Anita et son équipe l'avait trouvée et qu'enfin, elle reposait les pattes sur ces terres tant foulées dans sa jeunesse, une autre angoisse grondait en elle. Celle de ne plus rien reconnaître, celle que trop de choses ai changées, celle qu'elle n'ai plus sa place ici non plus. Elle avait peu parlé à ses comparses de route, de toute façon, elle n'avait plus la parole facile, n'ayant eu personne à qui parler à part quelques pierres, souches et totem d'Evan qui ne répondaient que dans son esprit malade de solitude. C'est donc le pas lourd et et le poil gonflé qu'elle passa la frontière Etelkru. C'est le cœur en miette et l'esprit en cage qu'elle revint là où elle était née. Passant par la maison d'Aka pour revenir à la maison, une odeur soudain, agrippa ses truffes et réveilla en elle une kyrielle d'émotions. Elle aboya alors :

« STOP ! »

Avant de détaler à la suite de cette piste fraîche. L’Équipée qui l'a ramenait chercha à la suivre, mais elle les en dissuader d'un grognement très bas. Elle assura avoir besoin d'un peu de temps avant de franchir les derniers kilomètres. On hocha la tête, et seul l'un d'eux resta dans le coin, en retrait, pour rentrer avec elle quand elle serait prête tandis que les autres iraient prévenir de leur arrivée. Soulagée, et pourtant toujours à cran, elle remonta la trace olfactive pour le voir. Enfin, après ces deux années d'absence. Qu'est-ce qu'il avait grandit. Qu'est-ce qu'il ressemblait à leurs parents. Son frère était loin de la grange gigue de son adolescence. Et il portait la lumière de la Renarde, comme leur mère. Prenait-il le même chemin qu'elle ? Non. Il avait toujours été doux lui, il avait toujours été son pilier de tendresse là où Nachos n'en avait jamais eu pour elle, la différenciant bien trop de son jumeau. Avant. C'est d'une voix éraillée par l'émotion et les joues déjà inondées, qu'elle appela :

«El... Elva ? »

Sa traque se précisa lorsqu'il aperçut, plus loin entre les pins, bondir la silhouette colorée d'un renard. Les loups n'en chassaient pas pour se nourrir, parce qu'ils étaient vifs et futés. Ils demandaient de la patience et de la technique, et n'avaient pas beaucoup de viande une fois achevés. Beaucoup d'efforts pour peu de récompense à la clé. Mais c'était un peu ce qu'il cherchait, quelque-chose qui sorte de l'ordinaire, quelque-chose qui soit remarquable à son échelle. Il se mit donc, truffe au sol, à remonter la piste laissée par le renard. Il s'efforça de ne pas se presser, de prendre un pas lent et discret. Dairo valait bien que l'on prenne le temps de réaliser une prestation parfaite. Les instants filèrent alors qu'il louvoyait lentement à travers les pins, les yeux papilonnant pour guetter tout mouvement coloré autour de lui, les oreilles frémissantes à chaque bruissement de branche.

Il capta l'approche de la patrouille sans y prendre garde. Elles passaient fréquemment dans les environs, et il sentit distraitement qu'ils portaient l'odeur des Etelkrus. Mais sa concentration s'effrita lorsqu'un effluve en particulier vint se préciser au milieu des autres. Il s'arrêta et redressa la tête, fermant les yeux, inspirant profondément pour s'imprégner des odeurs ambiantes. Son coeur, qu'il était parvenu à garder si calme pendant tout ce temps, s'emballa aussitôt. Sans doute avant même que son cerveau ne comprenne ce qui était entrain de se passer, parce que c'était ainsi qu'étaient les choses pour Elvazio. Il rouvrit brusquement les paupières et tourna sur lui-même pour chercher d'où cela venait. Sa logique s'envola, mais fort heureusement, il lui suffit d'un coup d'oeil derrière lui pour la voir.
Irréelle, flamboyante dans ce décors aux couleurs mornes, de pierre et de pins. Il se tint un instant bouche bée, sans pouvoir ni bouger ni parler, un tremblement agitant ses pattes tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes.
Solelio.

Puis soudain, l'explosion. Un raz de marée d'une joie immense et indescriptible s'empara de lui, et il laissa échapper un sanglot, tout en souriant, tout en se précipitant vers elle. Il n'hésita pas une seule seconde et s'élança pour l'étreindre, pour blottir sa tête contre ses épaules solides, qui sentaient encore le froid. Pour presser son poitrail contre le sien, comme si leurs deux coeurs jumeaux devaient se retrouver eux aussi.

"Sol... C'est bien toi... tu es vivante, tu es là, tu..."

Ses murmures se mélangeaient avec des rires et des pleurs, tout cela à la fois. Il était si heureux, si heureux de la revoir en vie. Il pressa un peu plus sa tête dans le pelage chocolat de sa jumelle et ajouta :

"Tu m'as tellement manqué..; J'ai eu si peur de te perdre..."

• 4 ans et demi •
F A E I

Un flottement. Une seconde de silence et de respiration suspendue. Un instant où son cœur sembla cesser de battre en attente d'un signe du jumeau dont le myocarde avait battu à l'unisson à un moment donné, alors qu'ils n'étaient encore qu'un seul ensemble dans le ventre chaud. Cette idée était-elle même plausible ? Réalisable ? Solelio se sentit idiote de penser à cela alors qu'en face, le mâle brun et orange laissait exploser ses émotions. La rouquine ferma les yeux en expectation du choc physique : Elvazio avait bondit si vite qu'il lui semblait impossible qu'il ne la percute pas avec force. Et pourtant non, sans doute avait-il contrôlé son élan, car c'est une étreinte effrénée mais tendre qu'elle reçue en lieu et place de la brutalité attendue. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais son frère la devança, avouant la peur, la peine, le manque en quelques mots, mais aussi le soulagement, la joie, la liesse de son retour à la maison. Les joues de la femelle s’inondèrent de larmes qu'elle ne parvenait pas à contenir. Elle retrouvait son jumeau, son autre moitié, et elle réalisait à quel point, en effet, il tenait à elle. Anita n'avait pas menti.

« Je suis tellement... tellement désolée... »

Dit-elle, la voix hachée alors qu'elle retenait ses sanglots.

« Tu m'as manqué aussi. »

Plus que tous les autres. Il avait été l'une des rares voix douces et aimantes qui lui avaient permis de garder un peu d'espoir.

Il sentit contre son pelage couler les larmes de Solelio, sans savoir s'il s'agissait de larmes de joie, de tristesse, de frayeur, ou bien un peu de tout ça en même temps. Lui-même ne savait donner de raison précise aux perles salées qui dévalaient ses joues, comme pour ne jamais s'arrêter. Il avait tant attendu cet instant. Il l'entendit s'excuser, et voulut lui crier qu'il était le plus coupable des deux. Mais sa gorge se serra violemment à cette pensée, au souvenir de sa conversation avec Anita. Conversation au terme de laquelle il avait plié, avait accepté le fait qu'il ne pourrait pas aider à sauver Solelio, qu'il ne serait qu'un poids inutile s'il s'aventurait là-bas dans le Nord. Qu'elle pourrait mourir à cause de lui. Même s'il avait fait la paix avec cette idée-là, elle restait une douloureuse cicatrice dans son coeur. La certitude qu'il était impuissant à aider la personne la plus importante en ce monde à ses yeux était une chose horrible. Mais il avait compris qu'il devrait vivre avec, depuis qu'il avait fait volte-face pour s'en aller du camp du Nord.

Il souffla dans ce pelage aux odeurs familières, et recula la tête en reniflant, rompant doucement leur étreinte. Leurs yeux si semblables se trouvèrent, chargés des mêmes émotions. Elle était ce reflet dans le miroir qu'il n'aurait jamais, plus fort, plus brave. La pensée lui vint que si ç'avait été lui, capturé dans le Grand Nord, sa jumelle serait venu le chercher. Peut-être qu'Anita aurait accepté, tout simplement. Mais même si elle avait refusé, sans doute Solelio aurait elle refusé de rester en retrait. Et elle n'aurait pas à souffrir pour le reste de sa vie de la honte d'avoir fait demi-tour. Il la fixa, les yeux emplis de larmes, sans trouver les mots pour exprimer ce qu'il ressentait à ce propos. Il eut soudain peur qu'elle lui reproche sa conduite, qu'elle le traite de lâche. Et elle aurait terriblement raison. Il baissa le regard sans s'en rendre compte pour articuler d'une voix un peu rauque :

"C'est moi... C'est moi qui suis désolé... Je voulais venir pour te chercher mais je..." Il releva les yeux vers elle, la gorge serré à rendre sa voix blanche. ".. J'ai compris que je ne pouvais rien faire et... Je suis désolé... Désolé d'être..."
Désolé d'être moi.

Ses dernières paroles furent pensées, alors qu'il crispait le museau, fermait les paupières, en une grimace de souffrance.

• 4 ans et demi •
F A E I

Elle n'avait pas imaginé recevoir tant de tendresse, même de son jumeau. Elle n'aurait pas supposé, vraiment, qu'elle eut peu manquer à ce point à son frère. Elle le voyait dans ses yeux humides, dans son air chiffonné, dans son attitude trop heureuse. Ahtlestan réagirait-il de la même manière ? Et Helga ? Elle savait déjà que Salazar et Rowena étaient partis -elle refusait de croire à la mort de son aîné, il valait mieux que ça- et se demandait si le grand fils de Nachos serait aussi content de la revoir. Quand Elvazio baissa le museau, elle ne comprit pas pourquoi il se mettait soudain en retrait face à elle. Ne savait-il pas qu'elle le soutenait toujours ? Non sans doute pas, à cause de sa longue absence. Et si ce temps perdu n'était pas.... Rattrapable ? Elle écouta les mots du loup aux longs cheveux flamboyants, et se sentit scandalisée en comprenant ce qui le chagrinait. Non. NON ET NON. Elle était seule à blâmer !

« Elva... Elvazio, stop. Je sais déjà tout ça, Anita m'a raconté. Merci mon frère. »

Elle ne pu s'empêcher de revenir fourrer sa truffe contre son épaule et respirer son odeur si rassurante. Elle avait à peine changée, plus musquée maintenant, son odeur d'adulte comparée à celle dont elle se souvenait. Elle n'avait jamais penser de mal de lui, et l'idée qu'il ne soit pas venu ne l'avait aucunement blessée. Parce qu'elle le connaissait et savait qu'à défaut d'avoir pu agir à ce moment, elle l'imaginait parfaitement bien prier tous les jours et soutenir les loups au Nord à travers de plus menus travaux mais non moins important. Elle connaissait son jumeau, elle savait au plus profond d'elle-même qu'il était un soutien, un pilier. Non un soldat au front. A contrario, elle avait eu un pincement au cœur en espérant que le fils aîné d'Athelstan, ou son père lui-même ai pu faire le déplacement au moins jusqu'au campement chez les Nakhus, pour son retour. Enfin cela avait une explication pour Salazar, et sans doute que le Conseiller avait-il une excellente raison également. Elle chassa donc ce nuage gris au dessus de sa tête à l'aide d'un sourire adressé à son frère.

« Je... J'ai besoin de toi, maintenant. Beaucoup... De choses ont changé et... Ces quelques jours au camp de base de la meute, là-bas, m'ont montré... A quel point j'étais... Perdue ? Décalée ? »

Jamais encore, Solelio n'avait pu être aussi franche sur son état mentale. Pas qu'elle ne trouvait pas les paroles pour définir ses angoisses, ses difficultés ou ses besoins, mais elle n'avait pu donner une confiance suffisante à aucun des Panseurs encore, et avait même eu du mal à livrer quelques ressentis à la fille de l'Alpha et de la Prêtresse. Anita avait été la seule, suffisamment solaire, pour lui inspirer un peu de sérénité jusqu'à maintenant. Elle savait qu'avec son jumeau, elle ne craignait plus rien et pouvait enfin libérer son mal-être. Il serait le seul, ça elle le savait, qui saurait l'apaiser vraiment et durablement.

Anita m'a raconté. Qu'avait-elle bien pu raconter ? la pensée était amère, douloureuse, car la vérité était qu'il n'y avait pas grand chose à raconter. Il n'était pas venu... et c'était tout. Elle avait sans doute eu bien plus de choses à raconter sur ceux qui avaient fait partie de l'expédition. Solelio revint chercher son contact, alors qu'il se trouvait démuni, incapable de chasser ces pensées qui le submergeaient, menaçant d'éteindre la flamme de la joie. Il n'arrivait pas à se réconforter en se disant qu'il avait prié, qu'il avait participé à la vie du camp en l'attendant, parce que ça ne lui paraissait pas assez... Vraiment pas assez. Puis il s'efforça d'inspirer doucement, d'écouter la voix de sa jumelle, cette voix qu'il n'avait entendu que dans ses souvenirs pendant si longtemps. Il ne se pardonnait pas sa faiblesse, et sans doute ne se le pardonnerait-il jamais. Mais une manière de se rattraper était sans doute de ne pas flancher maintenant. Elle avait parfaitement compris le poids qui pesait sur son coeur, mis il ne voulait pas qu'elle en soit aussi affectée elle non plus. Il renifla, inspira à nouveau, et rouvrit les yeux pour croiser son regard, et tâcher de lui rendre son sourire.

"Tu es toujours toi. C'est tout ce qui compte pour moi." Souffla-t-il en réponse.

Il n'avait aucune idée de ce qu'elle avait pu vivre durant ces lunes dans le Nord, mais il ne savait pas si le moment était vraiment opportun pour raconter tout cela. Ils devaient rentrer, elle devait retrouver ses marques, les odeurs et les loups qu'elle connaissait. Les choses aussi avaient bien évolué depuis qu'elle était partie. Le sourire s'estompa des babines du jeune loup alors qu'il ajoutait :

"Beaucoup de choses... ont changé ici aussi."

C'était ainsi qu'allait la vie, tous en étaient conscient. Le mâle chocolat lui-même avait beaucoup changé, même si ce n'était pas forcément visible au premier abord. Il avait fait des choses dont il se serait cru incapable, et même s'il n'avait pas mené d'expédition dans le grand Nord, à son échelle il avait accompli de petits exploits. Des loups étaient venus, d'autres partis. Et il y avait cette nouvelle qu'il devait lui annoncer maintenant, avant que quelqu'un d'autre ne le fasse, avant qu'elle ne le découvre par elle-même. C'était sa responsabilité de fils et de frère. Il déglutit, la bouche soudainement sèche, et finit par articuler :

"Sol... Père est... Il est mort, il y a une lune." Sa voix était serrée, en partie par la tristesse encore récente de cet événement, mais surtout parce qu'il aurait souhaité ne jamais devoir l'annoncer, ne pas devoir apesantir encore le retour de sa jumelle par cette mauvaise nouvelle. Il avait été son mentor, elle avait eu avec le Chevalier un lien plus fort qu'aucun de ses enfants de sang. "Je suis désolé..." Souffla-t-il, son regard bleu dans celui si semblable de la louve aux cheveux de feu.

• 4 ans et demi •
F A E I

Ses prunelles glacées ancrées dans leur reflet identique chez Elvazio captèrent un changement. L'étincelle de bonheur s'échappa pour laisser place à une peine lourde. Le cage thoracique de la rouquine se serra autour de son coeur, emprisonnant à la fois son rythme cardiaque et ses poumons. A ses oreilles pulsèrent un battement sourd, qui l'empêcha d'entendre quoi que ce soit d'autres, et sa respiration devint douloureuse, comme si elle luttait. La peur revint la faucher, vicieusement, et faire exploser dans sa tête toutes ses angoisses à peines repoussées. D'extérieur, rien d'aussi expressif : des oreilles couchées contre son crâne, un sourire effacé, un froncement de sourcils et une respiration basse, presque suspendue. Entre ses acouphènes soudain et la boule qui nouait sa gorge douloureusement, quelques mots la frappèrent. Père. Mort. Lune. Je suis désolé. Non. Non. Non. Quoi qu'il soit arrivé, ça ne pouvait pas être vrai. Après le souvenir faux d'Evan qu'on lui avait volé à coup de vérité imparable, maintenant Athelstan ? D'ailleurs quoi ? Qu'avait le Conseiller ? Elle déglutit, ravala tout ce maelström d'émotion au fin fond de son esprit. Elle cligna des paupières, elle ne comprenait pas.

« Qu... quoi ? »

Il y avait tant de tristesse dans le regard du brun. La femelle avait toujours pu lire en lui comme dans un livre ouvert, parce qu'il était son jumeau, parce qu'elle avait grandit avec toutes ses mimiques, parce qu'elle partageait avec lui un coeur. Elle était -avait été- la partie sombre et confiante, et son frère était le morceau de tendresse et d'émotions. Ils étaient, à deux, un ensemble. Elle le comprenait si bien, que là encore, elle ne pu nier longtemps l'évidence, elle ne pu ignorer encore ce que son cerveau faible et malade essayait de réfuter.

« Tu es... Sûr ? »

Athelstan était un membre immuable des Etelkrus, il était un pilier, il était une des fondations de cette meute, non ? Alors ce devait être une erreur. Non ? Non. Pas dans les yeux d'Elvazio qui ne laissait place aux doutes. Et sa question idiote qui remplissait l'air de sa débilité, de son manque de discernement, de sa folie. Son myocarde déjà fendu se brisa un peu plus et elle se colla contre son jumeau. Il n'y avait plus que lui maintenant. Le loup aux cheveux de feu était absolument tout ce qui lui restait dans ce monde.

Derrière eux, le soleil brûlait en s'éteignant, écrasait sa lumière sanglante contre l'horizon déchiqueté auquel ils tournaient le dos. De loin, ils étaient comme une seule ombre chinoise qui se découpaient sur le paysage silencieux. Deux moitiés qui avaient presque été un, bien longtemps auparavant. Et en cet instant plus que jamais, ils étaient semblables, ils étaient reflets. Plus que jamais le loup chocolat sentait combien avait été lourd le poids de la solitude, celui de n'avoir personne qui comprenait réellement sa douleur. Il se sentit pour la première fois... légitime. Lui qui était toujours trop émotif, lui dont le coeur se serrait trop vite, donc les yeux se remplissaient sans cesse de larmes pour des choses que les autres trouvaient trop futiles... Cette fois-ci il n'était pas le seul à se sentir dévasté, à ressentir cette vague impossible à arrêter qui débordait dans ses prunelles bleues. Océan salé, piquant, qui transportait toute sa douleur et la faisait dégouliner ses joues.

Et puis soudain, l'équilibre se renversa. Il sentit la louve s'appuyer contre lui, et sans doute pour la première fois, il se sentit devenir celui sur qui l'on comptait. Le pilier d'un instant, parce qu'il n'y avait plus que lui. Et face à cette minuscule responsabilité, il sentit soudain son souffle s'apaiser, son coeur ralentir un peu. Parce qu'il le fallait, non ? Il devait être là. Il ne devait pas tomber. Il posa son museau sur les cheveux de Solelio, que le soleil dont elle portait le nom enflammait. Alors que son esprit était envhi d'un grand calme, irréel, teinté de tristesse mais sans plus d'once de panique, sa voix murmura :

"Il ne reste que nous maintenant."

Nous, face au reste du monde.

• 4 ans et demi •
F A E I

En écho à l'apaisement physique de son frère, Solelio retrouva une respiration plus mesurée, une lucidité suffisante pour s'imposer le calme et laisser inconsciemment place à autre chose que la tristesse : une culpabilité sourde et vorace, sous les traits et la voix de Nachos qui, une nouvelle fois, trouvait raison d'apparaître dans sa tête pour la démolir plus encore. Même morte, la louve avait une emprise quasi totale sur sa fille. Le ton cinglant rendu trop réel par son imagination vint presque la giffler mentalement alors que c'était sa faute. Elle n'avait pas été là pour honorer le tricolore pour sa dernière cérémonie. Elle n'avait pas été là pour son père vieillissant, elle n'avait pas été là pour aider Elvazio et Helga faire face aux départs de Salazar, de Rowena et celui, plus définitif, de leur cher géniteur et Conseiller. Elle n'avait pas été là et avait trop probablement causé soucis au Chevalier, pesant alors sur son énergie mentale. De fait, elle était coupable d'être une des causes des malheurs d'Athelstan. Fille indigne, fille faiblarde. Peut aurait-elle dû se laisser mourir là-bas, dans le Blizzard. Ainsi elle n'aura pas été un poids pour ceux venus la chercher malgré les dangers, ainsi, elle n'aurait pas été si divisée entre ce monde qu'elle ne reconnaissait plus et celui où elle avait finalement évoluée. Pour rien. Les persifleries de Nachos résonnaient aux oreilles de la louve chocolat et piment, serrant son cœur et sa gorge comme si la femelle avait été bien en vie, en train de l'écraser sous son poids pour la dominer physiquement et mentalement. Elle n'était rien qu'un échec, une deception, une...

Le sensation du menton de son jumeau sur le sommet de son crâne eut pour effet de la faire revenir à la réalité. Son impression de suffocation se dissipa et elle se serra un peu plus contre le torse d'Elvazio, alors qu'une nouvelles foies ses joues étaient baignées de larmes. Par miracle, la présence de son frère semblait faire bouclier aux hallucinations auditives, au point que Solelio agrippa à ce contact pour ne pas couler, ne pas sombrer dans les abimes de son esprit torturé. C'était presque comme si revenir ici ravivait le fantôme de leur mère abusive. Mais cela, elle n'aurait pas même pu l'avouer à son frère de portée, car il ne connaissait probablement que le visage souriant et bienveillant de la mère aux petits soins pour son enfant mâle. Cela mettait forcément une barrière entre eux, et il lui faudrait du temps pour déconstruire ce mur érigé pour le protéger lui de cette part sombre de leur génitrice, et ainsi lui permettre d'entrer pour l'aider. Car s'ils n'étaient plus que tous les deux, Solelio n'avait plus que son jumeau pour espérer pouvoir soigner les plaies de son cerveau gangréné et pour peut-être se retrouver. Ou se trouver. Pour s'affranchir du passé et devenir quelqu'un d'autre, quelqu'un qui ne subirait plus les remontrances d'une image mentale passée, et surtout, pour offrir à Elvazio le retour de la soeur qu'il avait longuement attendue. Celle qu'elle n'était plus, mais qu'elle comptait redevenir.

« Et Dairo... »

Croassa t-elle au travers de ses sanglots, en essayant un pauvre sourire. Essuyant ses larmes nerveusement, elle fini par montrer de la patte la belle couleur orangée qui illuminait son frère en plus des derniers rayons du soleil.

Il avait la sensation que ses sens étaient décuplés, de sentir chaque infime changement dans l'attitude de sa jumelle. Ses muscles qui se crispaient ou se détendaient, son souffle au rythme incertain, ses yeux qui se plissaient lorsqu'ils pleuraient. Jusqu'à l'illusion de comprendre les battements de son coeur. Lorsqu'elle se serra contre lui, il demeura étrangement calme, étrangement détaché, incapable d'expliquer ce phénomène. Il avait l'impression qu'une âme plus sage avait pris le contrôle de ses pensées et faisait de lui - enfin - un loup comme on attendait qu'il le soit. Il souffla doucement, ne trouvant de mots à dire qui exprimeraient plus que son étreinte.

Lorsqu'elle désigna le tube coloré qui pendait à son cou de la patte, toujours blottie contre lui, une lueur chaleureuse emplit ses prunelles bleues. La période qu'il avait vécu depuis la disparition de Solelio avait été extrêmemnt compliquée, extrêmement sombre par moments. Mais là avait été une des lumières et un des principaux changements qui s'étaient opérés chez lui : se prouver qu'il était capable de faire quelque-chose, faire quelque-chose, et oser aller se présenter devant l'une des divinités Etelkrus. Il ne savait pas vraiment si cela lui avait donné le sentiment d'appartenance à la meute qu'il cherchait encore - sans doute pas - mais en tout cas ça avait eu le mérite de faire de Dairo une personne lui disant qu'il valait quelque-chose. Restait maintenant le long travail de convaincre son esprit, resté des années dans une idée complètement inverse, que c'était une réalité.

"Oui !" Répondit-il d'un ton un peu plus enjoué. "Ca n'a pas été... facile pour moi. je ne pensais pas que j'en serai capable."

Le ton était celui de la confession, celui qu'il adoptait si facilement avec elle parce qu'il n'était pas difficile de lui ouvrir son coeur. Qui pouvait mieux le comprendre qu'elle ? Il leva l'une de ses pattes avant et, après avoir réfléchi un instant, ses coussinets se mirent à briller et il dessina dans les airs une petit épée orange vif, semblable à celle que Solelio portait autour du cou. Une fois le dessin fini, elle tomba sur l'herbe avec un bruit mat et resta là, brillante comme un glowstick. Ce n'était pas un objet utile et la forme était encore un peu hésitante même s'il travaillait à améliorer son coup de pinceau. Mais il était fier de lui montrer ce qu'il savait faire - fier de lui montrer qu'il pouvait faire quelque-chose. Peut-être était-ce là un minuscule essai de s'arracher la culpabilité infinie qu'il éprouvait à n'avoir rien fait pour elle, perdue dans le Nord.

• 4 ans et demi •
F A E I

Elle se plaignait, elle avait le coeur en peine oui. Mais Elvazio ? Elle réalisa qu’elle n'avait que trop peu imaginé ce qu'il avait pu vivre, qu’elle n'avait pas assez pensé à ce qu'il avait pu ressentir. Evidemment que ça avait été dur. Evidemment que ça avait dû être une période invivable pour lui. Perdre sa mère, puis sa sœur, puis leurs demis-frère et soeurs -qui même s'ils étaient peu présents restaient de la sphère familiale- puis son père. Son monde avait dû s'écrouler, pierre après pierre et il n'avait probablement pu que regarder se déliter son environnement. Qu'avait-elle fait en le laissant seul, derrière ? Qu'avait-elle fait en ne réfléchissant pas à comment il vivrait son départ surprise ? La culpabilité qui déjà la rongeait commença à la noyer, enserrant ses poumons et sa gorge. Les mots de son frère la brisait un peu plus. Parce que tout ça était de sa faute. Pourrait-elle seulement s'excuser un jour ? Pourrait-elle seulement obtenir son pardon ?

« Pardonnes-moi d'être partie sans rien dire... »

Les larmes se séchèrent pour ne laisser que la haine d'elle-même et l'amertume dans sa gueule. Et en arrière-plan la voix de Nachos pour l'accabler plus encore. Vois, louve stupide, le mal que tu as causé à ton frère. Vois, louve misérable, la souffrance imposée à ton jumeau. Que pouvait-elle faire qui n'empirerait pas la douleur vécue ?

« Je sais que tu es capable de grandes choses. Tu l'as toujours été. »

Même s'il avait du mal à le voir, Solelio savait combien son frangin était un loup formidable. La preuve en était son présent, directement créé de sa patte grâce au don de Dairo. Le symbole était puissant, le cadeau d'autant plus. L'Epée du Chevalier, la lame flamboyante du guerrier qui défend et protège. Elvazio la voyait-il comme cela ? Voyait-il encore en elle l'héritage de leur père ? Elle qui pensait en avoir perdu tout droit de revendication. Elle toucha du bout des coussinets l’œuvre d'orange brillant, et fût surprise de sentir le contact solide de l'objet devenu réel. Son jumeau était donc créateur. Quelle force, quelle puissance lui avait été offert par la Renarde ! Si là n'était pas un aveu de confiance de Dairo ? Elle sourit à son jumeau, timide mais si heureuse pour lui, si fière de voir qui il était devenu.

A ses mots prononcés d'une voix entachée de chagrin, il réagit en lui donnant un léger coup de museau, avant d'appuyer sa joue contre la sienne. Comment pouvait-elle s'en vouloir d'être simplement partie, d'avoir fait ce qu'on attendait d'elle en tant qu'Etelkru. Ils n'étaient pas des loups à se terrer dans leur château, ceux qui faisaient la fierté de la meute. Bien au contraire. Il avait tenté de faire partie de ces loups-là, en s'en allant pour combattre le monstre. Mais ça n'avait duré qu'un instant, et la réalité l'avait bien rattrapé, l'avait bien vite renvoyé de là où il venait. Lui avait bien fait comprendre, par une voix douce et de beaux yeux violets, qu'il n'était pas de ceux dont les noms traverseraient l'histoire par leurs actes et leurs bravoures.

"Vous ne comptiez pas partir si loin, si longtemps." Murmura-t-il comme une certitude - parce qu'en réalité qu'il n'en savait rien, mais il était persuadé que si sa jumelle avait eu l'intention de partir plusieurs lunes, voire même plusieurs années, elle serait venue lui dire au-revoir.

Un jour peut-être lui demanderait-il de lui raconter comment les choses s'étaient passées là-bas, dans ces terres si lointaines qu'il ne pouvait même se les figurer, avec des dangers qui le réduiraient en miette sitôt qu'il les verrait. Mais les ombres qu'il voyait danser dans le regard de Solelio le dissuadaient d'en parler pour l'instant. Maintenant qu'elle était revenue, ils auraient tout le temps pour cela. Maintenant qu'il pouvait sentir son odeur, sentir son pelage contre le sien, que sa présence n'était plus une chimère mais une réalité. Avait-il seulement le droit d'y croire ? Il savait qu'en s'éveillant le lendemain matin, il se demanderait si tout ceci était bien réel. Il espérait tant que oui. Et s'il s'agissait d'un songe, il le ferait durer autant que faire se pouvait.

Ses mots le touchèrent, tout comme son sourire dans lequel il crut lire ne once de fierté, lorsqu'elle eût observé son modeste présent. Il ne put s'empêcher de sourire lui aussi, n'ayant pas besoin de mots pour lui exprimer sa reconnaissance. Il éatit facile de lire en lui pour qui le connaissait un peu, et c'était une chose sans doute évidente et immédiate pour Solelio. Ce point-là n'avait pas changé. Malgré les blessures de son corps et de son esprit, il savait que c'était bien elle qui était revenue. Il s'approcha d'un pas et souffla :

"Veux-tu rentrer à la maison avec moi ?"