Ce n’était à la base qu’une simple visite.

L’envie l’avait prise dans la nuit, de prendre son envol au-dessus de l’océan, de laisser les rayons de la lune caresser sa peau nue, alors qu’elle avait la sensation de pouvoir toucher du bout des griffes les étoiles dans le ciel. Là-haut, avec le bruit des vagues, elle avait l’impression de voler aux côtés d’une amie emportée par l’océan, il y a de ça encore peu. Une amie qu’elle avait pleuré, qui avait été si chère à son coeur.
Une amie dont-elle avait l’impression de sentir la présence ici.
Les ailes se gonflent avec le vent, la laissant planer ainsi, dans les airs. Qu’elle aurait aimé voir la scène de ses yeux. Ces mêmes yeux qui auparavant aveugles seulement de jour l’étaient devenus aussi de nuit. Un pouvoir qui avait usé son corps.
Jusqu’à la fin.

Mais cela n’avait été qu’un maigre pris à payer, en contre-partie de cette vie.

Et le vol terminé, les migraines qui jamais ne la quittent et la fatiguent tant, le museau vient chercher la chaleur d’Anette, alors que le souffle chatouille les oreilles de la disciple d’Aka.

« — Je veux y aller. »

Un chuchotement.
Retourner voir Kiro, le remercier, lui demander de veiller sur sa famille. Par nostalgie aussi. Revoir ce qui fut des années durant sa maison, là où ses enfants avaient été conçus, là où ils avaient vu le jour et grandis. Là où certains avaient prétendu à la couleur de l’Anaconda.
Et la tête de la chauve-souris reste là, appuyée contre le museau d'Anette, attendant.

M'accompagneras-tu ?

Déjà, l’aube.
Et le chemin entamé vers ce temple si longtemps fréquenté. Sheina essaye de ne pas montrer la douleur en son crâne, sa queue pointue se balançant, alors qu’elle donne des coups de museaux à sa compagne, affectueux, taquins aussi, comme lorsqu’elles étaient plus jeunes. Avant que tout ne commence entre elles.

Il y a tant de choses que Sheina aurait voulu dire, mais comment ?

« — Merci. »

De m’accompagner.
De m’avoir emmené à la plage.
D’avoir tout laissé, pour être à mes côtés.

Puis l’air des marais, les insectes, la présence de Kiro que l’hybride perçoit. À travers ce lien entre prêtresse et dieu qui jamais ne s’était brisé.
L’odeur du fils. Celui absent dernièrement à cause de sa mission, qui semble fatigué et sent la suie. Une griffe de la mère vient toucher la joue de Narcisse. Ce garde le silence.  
Alors que déjà l’odeur d’une autre parvient à Sheina. Ça accentue encore plus les migraines, toutes ces flagrances.

L’odeur du fils.
L’odeur de la compagne.
Celle de sa fille ?

Un contact appuyé à Anette. Une demande silencieuse.

Allons-y ensembles.

Un sourire, alors qu’elle s’engouffre dans le temple, pour y rejoindre la fontaine.

Sous ses coussinets, Sheina sent les rebords de la fontaine. Des années auparavant, elle se revoyait venir ici après la mort de ses parents pour obtenir son glowstick, revenir pour devenir la prêtresse, vivre ici, y élever ses enfants. Rien n’avait changé au fil de toutes ces années.
Absolument rien.
Les griffes viennent effleurer l’eau de la fontaine, alors qu’un sourire aux babines, Sheina se tourne vers sa compagne.

Tu m’as tant donné Anette. Ces dernières années de bonheur.
Ensemble nous avons bâtis quelque chose que nul ne pourrait défaire, une famille plus forte que n’importe quelle menace.
Une famille qui bravera n’importe quelle tempête.
Toi et moi serons la bougie qui éclairera leurs ténèbres.

« — Je t’attendrais, la lune ne peut être sans son soleil. »

Une larme de joie.
Alors que ses ailes se referment sur Anette, son museau venant se glisser contre le sien.
Elle en oublie presque la douleur de ses migraines, Sheina.
Parce que sa famille était là. Anette. Anita. Narcisse. Kiro.
Les autres eux, étaient dans son coeur, jamais loin.
Son amour, ses amours.

Oui.
Il lui semble entendre les chants au loin, alors que sa tête se pose doucement sur l’épaule de sa compagne.
Elle sent le coeur de la disciple d'Aka battre.

« — Je vous aime tellement, n’oublies pas de leur rappeler. Je veillerai sur vous. »

Mais toi Kiro, veilles aussi sur eux. Veilles sur eux, comme j’ai veillé sur toi, sur nos disciples. Sur notre famille.
Protèges-les mes trésors.
Mes si précieux trésors.
Parce qu’ils sont tout pour moi.
Veilles sur eux.
Par amour pour moi.

C’est là, ma dernière volonté en tant que prêtresse.

« — À jamais. »

Les mots n’auraient suffit à décrire tout son amour.
Puis les ailes s’abaissent, doucement.
La lumière du glowstick s’éteint progressivement.
Et un dernier soupir s’échappe de sa gueule.
Un sourire aux babines.

Ce n’était à la base qu’une simple visite.

Ce n’était qu’une journée comme les autres.
Passée à parcourir le marais, à naviguer sur les terres, à sillonner les boues colorées. Ses empreintes désormais marquaient la terre dans la direction de l’Arbre, là où elle faisait en sorte de toujours se retrouver, au moins une fois par jour quand elle n’était pas en vadrouille. Elle ne rentrait pas à chaque fois, mais… Juste être autour, imprégner le lieu de sa régulière présence suffisait.

Ce n’était qu’une journée comme les autres, pourtant à mesure que ses pas la rapprochaient de la silhouette torturée du grand arbre masquant le temple, elle sentait quelque chose… De différent. De pas tout à fait comme d’habitude.
Un peu comme si le fond de l’air n’avait ni le même gout, ni la même odeur que la veille.
Et une bouffée de mélancolie la saisit, sans qu’elle ne se l’explique, bien plus forte que ces vagues sentiments qui quelques fois ces derniers mois l’embarquaient de force en passagère.

Se pouvait-il que ces choses-là se sentent ?
Qu’elle sache, au fond ; dans son sang, dans son esprit, ce qui l’attendrait au bout du chemin ?

Cela n’aurait rien de si surprenant, au fond.
Elle était née de sa chair et elle partageait tant de choses avec elle.

Mais ses pattes, bien qu’elles furent ce soir un peu plus raides et un peu plus lourdes, la portèrent vers l’Arbre malgré tout.
Elle y sentit flotter l’odeur de sa mère, plus forte que d’ordinaire. Ses mères, en réalité.
Ses pensées se firent joyeuses, mais son coeur déjà était triste.

Elle savait, elle sentait.

Sourire aux lèvres elle continua de se rapprocher.

Mais elle savait, elle sentait.

Et sa poitrine se comprimait douloureusement, cage qui petit à petit venait étouffer son coeur, ses poumons.
Mais elle ne pouvait pas reculer. Et elle ne le voulait pas. Elle ne le ferait pas.

Sa silhouette alla à la rencontre de l’Arbre et se laissa absorber.
Plus aucune commande n’était nécessaire ensuite pour qu’elle continue de descendre, qu’elle se rapproche des faibles voix qu’elle entendait en contrebas et de ces odeurs qui lui emplissaient la truffe. Et son coeur qui tambourinait à n’en plus finir.
Le tableau qui se dévoila à son regard lui parut être aussi beau qu’il n’était déchirant, plongeant mille dagues dans ses flancs et dans son échine. Il y avait la dernière étreinte, il y avait les derniers mots, il y avait cette même disposition que ce jour pas si lointain sur la plage, sauf qu’ici… Ici, c’était pour de bon.
Le voyage sans retour qu’elle savait approcher trouvait ici son départ.
Anita contemplait l’une des personnes qui lui était la plus chère poser patte sur un invisible navire dont les voiles l’emporteraient loin d’elle, loin de tous les autres, et elle ne pouvait absolument rien y faire, et pourquoi voudrait-elle y faire quelque chose, de toute façon ?
Cette souffrance sur ces traits, elle l’avait vue. Cette fatigue accumulée, elle l’avait vue.

Ce repos, elle y avait droit, sa mère.
Un difficile mouvement la tira vers l’avant. Elle tremblait.
Son sourire ne l’avait pas quittée, malgré tout, malgré la peine qui creusait des sillons dans son visage et le tordait d’une affliction lisible - mais malgré ses crocs qui s’enfonçaient dans ses lèvres et malgré les larmes qui s’échappaient de ses yeux pour retrouver le sol humide, il n’y avait rien d’autre qu’elle souhaitait offrir à sa mère pour son dernier envol.
Tout contre la sienne vint se loger son encolure, quand elle expira son ultime souffle et que tout redevint silencieux.
Elle tremblait.

Pendant un instant qui s’étira vers l’infini, sa gorge fut trop nouée pour exprimer quoi que ce soit d’autre que les discrets souffles gémissant qui s’échappaient malgré elle pour accompagner ses sanglots.
Avant que quelques mots ne parvinrent à se former, si faibles, si tremblants eux aussi.

— Je t’aime, maman. Je t’aime.

Et elle s’en voulait un petit peu, de céder ainsi à cet océan de tristesse contre lequel elle s’était pensée capable d’ériger un solide barrage. Parce que sa mère n’aurait pas voulu la voir dans cet état, parce qu’elle méritait…
Silence. Elle ne méritait que son honnêteté la plus totale, celle qui lui avait appris à ne pas mentir. Et Anita la lui offrait, dans les sentiments purs de ces pleurs qui sans honte inondaient ses joues, dans son corps agité de spasmes qui se pressait contre celui de sa famille. Elle ne voulait pas se détacher, pas se dire que c’était la dernière fois qu’elle sentait contre elle cette si familière stature.

Il le faudrait, pourtant.
Et apprendre à continuer la vie sans la lumière d’un phare que tout enfant voudrait éternel.

Ce soir, un astre s’éteignait dans son ciel. Dans leur ciel.

Que faisaient-elles ici ? Elles qui habituellement ne quittaient plus la plage ? Narcisse hésite, ne sait pas si il doit les suivre ou les laisser.
Pourquoi hésites-tu Narcisse ? Voyons, tu ne vois pas ?
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Un rire qui résonne dans l’esprit, pour seul réponse. Le doute. Que devait-il voir ?

« — Maman ? »

Une voix pleine d’hésitations, alors qu’il s’arrête à l’entrée du temple. Attendant quelques minutes. MaSheina avait-elle une chose importante à confier à Kiro ? De sa position, il reconnaît la voix de sa mère, puis il y a un silence. Un sentiment étrange. Narcisse descend jusqu’à la fontaine… et y voit MaSheina contre MaAnette. Cette dernière pleure.

Et il voit le corps être étendu sur le sol.

Et il se sent mal Narcisse, il a encore plus chaud, il a l’impression que tout s’effondre. Ses griffes crissent contre la roche, alors qu’il recule, sentant alors le froid des murs heurter son dos.
Non. Non. Non. Non.
C’est pas vrai.
C’est pas possible.

De longues minutes, il demeure ainsi, ses yeux ne parvenait à quitter le corps de sa mère. Dans son regard de la tristesse, mais une forme d’incertitude. Il ne voulait pas y croire. Il s’y refusait.
Il sent Anita, il la voit étreindre le corps.
Lui-même s’approche, d’une démarche qu’il ne reconnaît pas.
Il donne un petit coup de museau à MaSheina, pour la faire réagir. Il insiste, répète plusieurs fois le mouvement, mais les membres restent inertes.
Tout semble bourdonner à ses oreilles.

Tu peux pas partir maman, tu peux pas nous laisser. On doit encore passer de longs moments sur la plage. Je veux encore t’entendre rire. Je veux encore écouter le son des vagues à tes côtés.
Je ne veux pas te perdre.
Je ne peux pas te perdre.

Et les yeux dorés fixent la silhouette du reptile se pencher au-dessus de celle qui fut sa prêtresse. Les nombreuses racines qui apparaissent de la fleur et dans le mur retranscrivent alors ce qui fut l’histoire de Sheina. Narcisse et leur premier à s’en approcher, le corps tremblant. C’était plus facile de se détourner de la réalité. Une patte se lève, se pose sur les dessins, les effleurent, s’arrêtent sur ceux représentant ses mères, lui et ses soeurs tout juste nés.

Et le front se pose sur la roche, alors qu’il a du mal à respirer.

« — … ne pars pas maman… »

Il oublie les autres.
Il ne pense qu’à elle en cet instant.
N’arrive pas à penser au reste.

C’était comme un cauchemar, dont-il voulait se réveiller à tout prix.