Un accident ✡ Dough

Le temps de son créneau de panseur était venu.
Désastre s'était levé de sa place, enroulé en une boule compacte au fond de sa grotte, réchauffé par le feu d'un foyer et celui de Sourire. Les muscles engourdis et la mâchoire s'ouvrant pour bailler, il avait quitté son antre après avoir avalé plus que mangé une proie (un lièvre qui avait revêtu le pelage blanc de la neige, débusqué au fond de son terrier) pour prendre la direction de la tanière où il était temps qu'il exerce les soins aux patients qui en auraient besoin.
La journée se voulait organisée, évidente.
Il n'avait pas prévu de déroger à cette routine à laquelle il tenait beaucoup.

L'odeur du sang est très présente.

C'est ce qu'il se dit, Désastre, lorsqu'il franchit la tanière.
Elle restait souvent en fond, cette odeur, conséquence des blessures fraiches qu'on venait faire suturer et panser ici. Elle était ici diluée, lavée, sans doute pansée, ancienne sans trop l'être. Quelques heures. Elle se mêlait à celles des plantes, plus présentes encore, celles qu'on sentait exclusivement lorsqu'on ne prenait le temps de la dissociation.
Son museau est précis. Il a l'habitude de la traque. Il sent tout, il prend le temps, justement, de cette dissociation. Maîtriser son environnement a quelque chose de rassurant, pour lui. Il prend connaissance de la sueur de l'effort, des effluves chimiques des maladies, de la peur, de la douleur.
Encore, le sang.
Il reste focalisé là-dessus.

Parce qu'il en est de son devoir...
Il va voir celui qu'il la porte.
Pour apaiser les douleurs et prendre le relais d'autres panseurs, pour avoir connaissance de l'état de chacun.
Parce qu'il en est de son rôle...
Il est panseur.
Il soigne.

Il ne l'aura pas soigné lui.
Lui.

« Dough. »

Il s'est arrêté face à la cavité où on l'a mit, lui. Il s'est arrêté et il l'a regardé, un instant, avant que son nom se prononce d'une voix qui s'étrangle et qui monte d'un octave.
Lui, il est là, allongé et blessé.
Lui, il est là, blessé et amputé.
Il ne s'est pas trop ce qui le prend. Une inspiration forte qu'il bloque soudain, nette. Il s'étouffe presque avec elle, avec cette inspiration forte et soudaine, oui.
Et il le regarde, lui.
Il n'arrive plus à détacher les yeux du moignon bandé, de cette patte qui manque.
Il n'arrive plus non plus à prendre une autre inspiration, même si elle est forte et soudaine.

C'est
beaucoup
trop
difficile.

Il ne sait pas gérer ce qu'il voit, il n'a pas conscience des émotions qui montent et qui l'envahissent.
Il pense beaucoup à lui, aussi, il occupe toute sa tête. Dough se rappelle à lui comme le corps de Pepper au cœur arrêté et l'image est violente. Il est attaché, à Dough.
C'est ce qu'il reste de famille véritable, celle qui l'aime et qu'il aime.
Et il est là
Il ne l'a pas soigné.
Il aurait pu mourir.
Il est amputé.
Il ne l'a pas soigné...

« Qui t'as fais ça ?! »

Le timbre est un inhabituel sifflement qui oscille entre désarroi et colère certaine.
Il le fixe toujours, Désastre. Il ne parvient pas à faire taire ni les pensées qui viennent en boucle, ni ce qui monte en lui et ce qu'il ne comprend pas.
Il ne l'a pas soigné et on ne l'a pas appelé, et maintenant Dough est amputé.

Quand il redresse la tête et qu'il croise son regard, à Dough, quand il voit ses yeux vitreux de celui qui supporte une douleur trop grande, de celui qu'on assomme par les plantes
Il n'est pas à même de le savoir et il ne fixe plus qu'eux, plus que ces yeux, avec les siens qui s'écarquillent et sa gueule qui s'entrouvre pour mieux reprendre son souffle, ou plutôt une inspiration de cet air trop lourd qui peine à remplir ses poumons et le fait suffoquer.
La vision l'empêche de bouger
Ses quatre pattes sont droites et immobiles, elles le restent même quand l'oncle cherche à se lever.
Il réalise soudain ce que sait que d'être touché en plein cœur, le sien bat si vite dans sa poitrine et lui aussi l'étouffe.
Arrête ! Arrête de vouloir te lever ? Tu ne vois pas, qu'il te manque une patte !

Le panseur aurait pu lui dire, de repenser sa façon de se mouvoir. De déporter son poids là où il lui restait encore deux pattes, de se redresser avant de reprendre l’équilibre avec la patte devenue seule.
Mais en ce présent instant
...
Il ne pensait pas à ça, Désastre.
Il pensait à ce moignon et aux yeux vitreux de son oncle, au fait qu'il aurait pu le perdre là, au fait qu'on ne l'avait pas appelé, pas prévenu
Au fait qu'il était amputé
Il n'admet pas ce qu'il se passe.
Il ne tolère pas cette patte en moins.

« Un crocodile ?! »
C'est un glapissement étouffé, poussé juste avant qu'il ne referme ses babines tremblantes.
« C'est lui, c'estluiquit'asamputé?! »

Et comment se battra-t-il encore, le disciple rouge, l'épée, le frère fort de Pepper ?!
Et qu'adviendra-t-il de lui ?
Pour lui il a peur.
Il s'est préparé à beaucoup de situations, Désastre. Il s'est toujours basé sur cette base de données accumulées, sur ses expériences, sur ses raisonnements. Il s'est construit un fonctionnement en se basant sur les autres, il s'est laissé construire une mécanique
Mais aujourd'hui rien ne marche et il n'a plus patte sur lui.

Alors que le bruit des griffes contre le sol rocailleux agite l'oreille entendante de soubresauts désagréables, alors qu'il respire trop fort dans son effort, alors qu'il a comme du sable dans les yeux qui le force à les plisser...
Il faut qu'il s'efforce, son oncle.

« NE ME TOUCHE PAS »

Il a crié, il s'est agité et il s'est brusquement retiré du contact insupportable, qui laisse sur sa peau des fourmillements incessants. Il s'est reculé quand l'oncle, enfin, a réussi à s'avancer pour venir face à lui.
Assis.
Sur trois pattes.

« CA NE PEUT PAS ALLER »

Pourquoi, pourquoi est-ce qu'il ne réalise pas ?!
Qu'il aurait pu mourir ?! Qu'il n'a plus que trois pattes ?!
Pourquoi est ce qu'il l'oublie ?!
Désastre ne comprend pas.
Cela le frustre davantage.

Ses yeux se plissent, de douleur, de peine et de colère,
quand il parle
des mots qu'il ne comprend pas, qui s'emmêlent, qui ne font plus qu'un et ilnediscerneplusrien.
Il sent l'inspiration suivante gonfler plus fort ses poumons et l'étrangler avec, Désastre, il émet un hoquet par manque d'air et recule brusquement d'un pas par l'affolement que cela provoque.
NonermDocm'soignéprèslcroco.
Croco revient, ça veut dire crocodile.
Il recule brusquement d'un pas et il tape contre l'étagère, l'ébranle, il tremble. Le fracas d'un pot qui tombe et éclate le fait papillonner ses yeux plissés,
il est profondément dérangé.

Le castel avait toujours été bruyant et il avait appris à lui faire face,
aujourd'hui tout le dépasse.

Il tourne la tête, à gauche à droite, des petits mouvements rapides, brefs, bloqués. Il garde les dents serrées et le souffle court, expire avec peine ce que contient à peine sa poitrine.
Tout est serré, il est à l'étroit. Il se sent coincé,
Les crocodiles, ce sont les crocodiles le problème.
Sa patte se ramène à sa tête et il baisse celle-ci, détourne le regard pour ne plus voir, appuie de ses griffes et
Il respire fort, son oncle, ou c'est peut-être lui qui respire trop fort et trop vite.
C'est insupportable, tout ce bruit.

Et dans un dernier regard, de douleur, de peine et de colère,
Devant la menace des pattes qui s'écroulent, Désastre a ce dernier mouvement brusque qui lui fait faire demi-tour.

C'est encore une fuite.