Ceux qui restent ✡ Dough

Au sein du Castel, Désastre reprend ses marques.
Le pas est assuré quand il traverse les couloirs, il ne perd d'allure et ne marque d'hésitation dans les tournants qu'il prend. Il le connaissait trop bien pour l'oublier, comme si la carte précise de l'endroit s'était gravée sur chacune de ses pattes. Tant de temps passé à l'arpenter, tant qu'il ne pouvait s'y tromper.
Les habitudes se reprennent, la routine se réinstalle.
C'est presque comme s'il n'était jamais parti. Seul les acquis nouveaux, ceux qu'il n'aurait eu en restant là, rappelait l'expérience à ce millier de kilomètres.

Il s'est mis au courant des dernières nouvelles, n'avait eu vent que de cette accalmie en guise de deuil.
Il a reprit ses observations, réapprend à identifier les changements s'opérant sur chaque visage.
Certains ont changé, un peu. D'autres semblaient immuables, dans le temps et les événements.
Il actualise sa base de données, rafraîchit les images qu'il garde de chacun, met à jour leur quotidien.
Consigne, robotiquement.

Dans une concentration qui scelle son regard sur un point fixe, quelque part devant lui, Désastre se dirige vers sa prochaine tâche.
Il doit chasser, il aura bientôt faim. Il n'aime pas, avoir faim : le bruit du centre qui grogne le dérange.
Il ne veut pas non plus se servir en pitance sur le tas de gibier, ne se juge encore assez méritant pour se faire ainsi servir.

Entre le hall et le couloir, alors qu'il perçoit la lumière de l’extérieur par la vaste porte et espère que douce sera cette chaleur accordée aux rayons…
La tâche soudain est mise en suspend.

Un mouvement de recul, des omoplates qui se rapprochent et un buste qui se redresse. Des oreilles en avant, un regard qui se fige.
A cet instant, presque Désastre paraissait surpris de faire face au loup devant lui, au détour de cette jonction de chemins.
Il en était venu à stopper ce petit trot rapide pour ne plus qu’être immobile, à en oublier ce qu’il était parti faire pour ne rester concentrer plus que sur lui.

Dough.

Ce n’est pas qu’il l’avait oublié, ce n’est pas qu’il le croyait disparu en même temps que Pomme -c’est là, la dernière fois qu’il s’était vu : à cet enterrement où lui avait prit place entre sa sœur et cet oncle- ou de Pepper. C’est juste…
Juste que cela faisait plus longtemps encore que ses semaines de recueil dans des terres bien plus chaudes qu’il n’avait vu cette famille-là, cette famille à laquelle il n'avait pas même pensé.
Depuis le début des longs mois dans le froid, là où il n’aurait voulu se rendre si de choix il avait eu.
Oui, il croit que c’est là la dernière fois qu’il s’était vraiment vraiment vu, en dehors que dans l’obligation du funeste évènement.
Peut-être même avant encore.

Il n’avait jamais eu l’occasion de partager, avec cet oncle.
De recevoir, un peu plus. Quelques brides de réconfort, quelques paroles rassurantes, y avaient été déjà trouvés ; et pour cela lui conférait sans doute à tort une intelligence et une sagesse d’esprit qu’il aurait été le seul à lui trouver. Mais les moments manquaient, tant que de ses cinq ans il aurait pu compter et raconter le moindre d’entre eux.
Pepper ne l’avait jamais poussé à se développer avec eux.
Il devait y avoir une raison. Il ne la savait pas et prendrait peine à y suggérer une hypothèse.

Trouvait cela dommage : car il a vu, Désastre. A regarder les autres, la famille semblait rendre fort.
Il pense à Narcisse et à ses mères, à ses sœurs. Il y a des enjeux, une rage, qu’on ne dispose que par la présence proche de son sang.

Le mâle gris reste silencieux, ses yeux désaccordés toujours sur lui.

Il veut l'aborder mais il ne sait pas comment.
Il est maladroit, quand il s'agit de prendre parole.

Et dans cette posture qui se veut davantage se redresser, planté au beau milieu du passage, il ne trouve en même temps qu'il écarquille un peu les yeux que ce son étouffé à prononcer.

« Mmh..! »

Tu n'as pas l'air très malin, comme ça.
A ce stade, il n'aurait pas été bien compliqué de mieux faire.

Et que dire à cet oncle, qu'il n'a pas vu depuis si longtemps ? Désastre réfléchit. Il ne sait pas, à quel point il était proche ou non de Pepper, si sa perte l'avait affecté, ne serait-ce qu'impacté. Ce qu'il avait ressenti, durant les jours qui avaient suivi sa perte ; tout comme il ne savait ce qu'il avait ressenti ceux qui avaient suivi la perte de Pomme.
Peut-être le vide. Le sien avait été immense, pour Pepper.
Pour Pomme... C'était une fatigue, un peu étrange. Un sentiment de lassitude, qu'il n'aurait su expliquer. Ce n'était pas grand chose, mais ce fut là. Et ça resta, en cette fin de temps dans le Grand Nord.

Le regard se chasse sur le côté, visant un point derrière Dough, pour revenir sur lui lorsqu'il prit parole.

Bah alors gamin ? Quel genre de bestiole t'a bouffé la langue ?
...

Il ouvrit la gueule, Désastre. Un peu surpris, avant qu'il ne lui réponde. Cette éventualité ne l'avait jamais effleuré jusqu'à maintenant, c'était un vice qu'il n'aurait infligé d'instinct à un adversaire.
Bouffer la langue.
Des monstres en étaient-il capable ? Il referma la bouche, comme par précaution.

« N-Non. Je n'ai pas encore croisé de bêtes qui font ça. Je crois. »

Il n'avait pas appris à assez connaître celle du Nord, il ne pouvait totalement affirmer ne jamais avoir croisé d'ennemi de cette envergure.
...Et si il avait mal compris.
Et si, peut-être, l'oncle disait ça par rapport à cette langue coupée en son centre ?
Splittée. Comme celle d'un serpent. Comme celle de sa mère. Avant même qu'il n'obtienne son don de Kiro, ce Quetzalcóatl en lui.
Et s'il s'agissait d'une expression ?
Ah.
Les yeux bicolores observent les mimiques du mâle en face de lui, cherchant au coin de ses babines la réponse à ses hésitations.
Il n'était pas bon, Désastre, quand il s'agissait de phrase dont le sens n'était pas celui de la première compréhension. Qu'il fallait en deviner un autre, dont le rapport n'était pas toujours des plus évidents.
On ne lui avait pas appris de sens différent pour ce que venait de dire le fils d'Aka.

Il estima que de son statut de guerrier, avait donc dû entendre parler de bestioles de ce genre.
Même là-bas, loin d'ici...Il n'y en avait pas, des comme ça.

« Parce que tu en as déjà rencontré ?
...
Des bestioles qui bouffent la langue. »

Il a plissé ses yeux et penché la tête sur le côté, jugeant curieusement le loup plus expérimenté.
Il avait du voir beaucoup de choses passer, dans sa vie.
...
Il avait sans doute plus à lui enseigner qu'il n'y pensait.

Son rire est fort, couche l'oreille entendante contre son crâne quand l'autre menace de suivre le même chemin.
Mmh.
...
Il n'a pas dû saisir une expression, Désastre en est presque persuadé. Cela doit être ça, oui, pour susciter chez son oncle une telle réaction. L'air sérieux n'a plus du tout place, il ne persiste que cette gueule grande ouverte et cette gorge qui vibre sous l'éclat de sa voix, qui tonne en saccade et aurait pu menacer les murs de trembler.
Il se montre un instant incertain, suffisamment pour ne pas esquiver l'antérieur venu se glisser en haut de son cou, pour ne laisser que sa tête dépasser de sous le coude du mâle. Ses antérieurs à lui se fixe en avant sur le sol, alors que les postérieurs se tendent en arrière dans une inconfortable posture, creusant son dos et remontant ses reins.
Pris au piège dans un contact, dont il ne peut chercher à se défaire.
Il déglutit difficilement, plisse puis ferme les yeux lorsque l'épaisse patte vint frictionner ses cheveux ; semant le chaos et la désolation dans les mèches rouges de sa crête.
La babine relevée sur le croc en reflex retombe, dans un air plus impassible.
Soit.

Il écoute le mâle à qui il confère bien plus d'expériences et de savoirs (...), plisse davantage les yeux alors que leur différence de taille le force finalement à se redresser un peu sur ses pattes arrières pour ne pas mourir étouffé.

« Ah. »

Il était donc possible que cela arrive, comme il était possible que cela ne soit donc peut-être pas une expression, alors.
Il y réfléchit beaucoup, Désastre.
Sans doute un peu trop.

« C'est vrai... »
Qu'il est un sacré ?
« ...Que ça doit arriver. »

Parce que tout arrive.
Il a vu le monstre aux yeux tourbillons, celui de noir et d'yeux. Les dragons noirs, les monstres des glaces.
Un monstre qui arrache les langues...
« ...Il doit y en avoir à la maison hanté, à côté du cimetière. Mmh. »
Il réfléchit de plus en plus.
Ce n'est toujours pas une bonne idée.
« Je crois que les pattes des poupées qui y marchent seraient capable de ça. »

Illumination.
Conclusion.
Il allait dès lors se convaincre de cela.

La liberté est retrouvée.
L'oncle n'a pas insisté, préférant lui laisser davantage d'espace. Peut-être aurait-il dû le remercier, ou lui rendre pareil geste ? Il ne sait pas, Désastre, il n'a pas beaucoup reçu de ce genre de contact. Il n'en a pas beaucoup observé, non plus.
Au moins son absence de réaction fut compensée par les mots prononcés, suscitant un certain intérêt chez Dough.

Se rendre à la maison hanté. Ensemble.
Un d'ces quatre (pourquoi quatre ? et de quatre quoi ?).
Pour vérifier. Ah, cela peut donc dire...

« Maintenant ? »

Puisque l'idée est évoquée, ils sont désormais libre de la mener à bien et à bout. De partir tout de suite, de traverser les terres pour trouver le manoir.
Il sait, Désastre, où se trouve celui-ci. Il l'a déjà visité, une fois, avec Narcisse ; avait dit à Alexandrine qu'ils iraient, même s'ils n'y étaient finalement pas y aller. Il y avait vu celle que Pepper appelait ennemie, celle qui était son autre mère, ou avait pour volonté de l'être. Il n'avait jamais trop compris, comment un monstre pouvait décider d'une naissance.
Ils avaient aussi rencontrés une araignée. Elle était grande comme eux mais n'étaient pas hostile ; elle avait reçue d'eux un bracelet et une bille d'argile, elle avait joué un peu puis s'était éloignée.

Il se demande s'il la reverrait.
Il saurait la reconnaitre, il se dit.

Et Désastre de surprendre presque l'enthousiasme, qui se veut revenir un peu. Là, quelque part tout au fond. Mais là quand même.
Ce sera un bon moment avec Dough, comme ce fut un bon moment avec Narcisse.

« J'y ai déjà été, avec Narcisse. A dos de Quetzalcóatl, on y est vite. »

Il hoche la tête, tourne son corps vers la sortie.
Il est prêt à se transformer, à redevenir Serpent à plumes pour l'emmener ailleurs. Il lui suffirait de trouver place entre les plumes qui forment une couronne autour de sa tête, il y a assez de place pour s'y tenir et le voyage se ferait sans danger.
Ainsi, en un instant, il étendrait ses ailes et allongerait son corps.
Ainsi, en un instant...Ils seraient au manoir.