Chaleur [PV Mildred]

Pendant des années, Mildred avait dormi seule.
Pas entièrement par choix - elle avait toujours aimé la chaleur d'une tanière familiale et le réconfort qui enveloppait chaque nuit passée serrée contre les corps de ceux qui constituaient son monde. La vie avait rapidement fait en sorte de la tirer brusquement de son confort quand la fin de son adolescence et le début de sa vie adulte furent passés loin de sa famille, un dôme divin les séparant.
Puis la suite n'avait été que décrépitude désordonnée mais certaine, et ces moments à accueillir le sommeil en compagnie d'un être cher s'étaient faits de plus en plus rares et irréguliers au gré des événements qui les baladait.
Jusqu'à ce qu'elle finisse définitivement seule.

Ce n'était que récemment que la tendance s'était de nouveau inversée et que sa couche n'était plus froide chaque soir.
Alors quand ce matin-là, encore embrumée par l'étreinte du sommeil dont elle émergeait à peine, Mildred sentit un corps contre elle... Elle n'avait pas de raison de s'inquiéter ou de se poser de questions. Par habitude, la louve commença même à s'étirer, découvrant son ventre crème, les yeux toujours clos.

Ce fut seulement au moment de prendre une profonde inspiration que son sang se glaça.

Un petit cri lui échappa quand ses paupières s'ouvrirent d'un seul coup pour lui révéler le visage inconnu - enfin, presque - qui la fixait à quelques centimètres, une seconde avant que celle-ci ne se mette à parler. Après une seconde supplémentaire de choc et de réalisation, un choc électrique se déchargea dans son corps et chassa les dernières vapes de sommeil qui l'enveloppaient encore pour la faire rouler plus loin et se redresser tant bien que mal sur quatre pattes tremblantes, le poil ébouriffé et les babines retroussées.

Mildred avait envie de hurler, de la mordre, de l'insulter, de demander des explications - mais malgré toutes ces options qui se bousculaient la gueule qu'elle avait ouverte et dont elle dévoilait tous les crocs restait muette tant l'incompréhension et le choc la paralysaient.
Le pire était peut-être l'air relativement serein de celle qui lui faisait face , comme si de son côté tout était normal. En même temps, c'était chez cette vermine qu'elle se retrouvait sans aucune raison et non pas l'inverse.

Quand Mildred finit par pouvoir siffler quelque chose, sa voix était bien moins assurée qu'elle ne l'aurait voulu et un peu plus aiguë qu'elle n'aurait du.

—   Qu'est-ce que - comment tu m'as amenée ici ?! Qu'est ce que tu m'as fait ?

Elle était en position de faiblesse et elle le savait.
Coincée sur leur île maudite pour la deuxième fois de sa vie. Il suffisait à cette sorcière d'appeler son clan de dégénérés pour qu'ils rappliquent et que se referme le piège - car cela ne pouvait être que ça, n'est-ce pas ? Un vicieux stratagème qu'elle ne comprenait pas encore et qui leur avait permis de l'enlever pour lui faire Moiro savait quoi.
Pas à pas la disciple de la Tigresse reculait sans lâcher l'ennemie du regard, le cœur battant et un grondement au fond de la gorge, mais elle buta bien vite contre un mur de roche.

Elle avait beau se tenir la plus assurée et imposante possible et puiser la force de faire face via le glowstick qui brillait à son cou, son regard ne pouvait que trahir que derrière la stupeur et la haine, la peur se taillait une place de choix.

La vermine savait bien feindre l'ignorance.
Ça lui rappelait la noiraude venue piller les terres d'Ao - sa seule défense avait été de prendre cet air pitoyable et de se faire passer pour innocente, et voilà que celle-ci s'y mettait aussi à sa manière, avec son air pincé et confus. C'était leur nouvelle technique pour les emmerder ?
Étaient-ils devenus trop faibles pour simplement laisser leur sauvagerie s'exprimer comme l'avait fait la monstrueuse hybridation marine qui l'avait attaquée la première fois qu'elle avait approché cette maudite île ?

Ses yeux d'argent effectuaient de rapides allers retours entre l'ennemi et le reste de l'espace à la recherche d'une stratégie à élaborer. La bleue lui coupait la sortie principale, mais il y avait peut-être quelque chose d'autre, une faille à exploiter, n'importe quoi pour ne pas rester coincée ici plus longtemps.
Puis la Raeder reprit la parole.
Les yeux de Mildred s'ecarquillèrent et son visage prit un air outré alors qu'à nouveau sa gueule se retrouva entrouverte et muette d'indignation. En cet instant, sa peur et son besoin pressant de fuir s'etouffèrent complètement dans la flamme ardente de révolte qui explosa dans sa poitrine et réchauffa ses joues.
Ses lèvres se plissèrent sur un rictus désabusé et elle fut secouée d'un rire mauvais.
Et entre ses crocs, elle siffle à nouveau.

—   Accepté ? Accepté quoi, au juste ? De suivre une tarée de l'océan dans ton genre jusqu'à ce trou puant dans lequel vous vous terrez ?

Rien que d'y penser, un frisson lui hérissa le poil.

—   Allons, soyons sérieuses deux minutes, très chère .

Je n'ai rien à faire ici, nous le savons toutes deux.
Se laisser aller au venin de l'insulte n'était peut-être pas la meilleure façon de se tirer de cette situation délicate mais en cet instant, Mildred n'y pensait plus. La seule évocation qu'elle ait voulu de son plein gré partager quelque chose avec une Raeder emplissait son corps de tension et elle ne pouvait pas le lui laisser penser. Il fallait rétablir la vérité.
Ces fragments de rêve, ils parasitaient son esprit aussi. Mais cela faisait maintenant un moment qu'il avait eu lieu, un moment qu'elle cherchait à en bannir les derniers souvenirs de son esprit.
Avant ce songe qui l'avait presque fait se sentir sale elle n'avait jamais vu cette louve, et cela lui avait parfaitement convenu de ne pas la connaître après non plus. Mildred était persuadée qu'elle n'avait pas croisé sa route hier non plus, et surtout, surtout... Certaine qu'elle ne l'aurait jamais suivie nul part. Pas dans son état normal.
Elle ne pouvait donc qu'en revenir à une seule conclusion.
C'était une machinerie odieuse et répugnante d'elle et de ses alliés pour la conduire ici.

Et lui faire quoi, s'ils ne cherchaient pas à la tuer ?

Une pensée brusque et répugnante l'envahit et lui donna la nausée. Peut-être que pendant qu'elle était inconsciente, la bleue en face d'elle n'avait pas été la seule à partager sa couche.

Son rythme cardiaque s'accéléra en même temps que sa respiration et elle sentit le goût amer de la bile au fond de sa gueule en même temps qu'une nouvelle bouffée de haine et de peur mêlées.
Toute moquerie la quitta et d'une voix devenue plus sourde, elle gronda.

—   Laisse-moi partir d'ici.

Elle se sentait maintenant terriblement mal.

Ses paroles avaient fait mouche, elle pouvait le voir.
L'expression sur le visage de la Raeder changea et elle vit chez elle aussi la colère commencer à naître.
Bien entendu, la haine ne pouvait que s'attiser en retour. Qu'est-ce qu'elle croyait ? Qu'ils allaient pouvoir la kidnapper et l'ensorceler en toute quiétude sans qu'elle ne se rebiffe ?! Ces affreux pirates méritaient chaque insulte qu'elle pouvait formuler et Mildred ne trouvait pas la lucidité de les regretter malgré les problèmes supplémentaires qu'elles allaient lui attirer.

Sans surprise, la frisée refusa de s'écarter pour lui laisser la voie libre. Mais si elle s'attendait à cette résistance - pourquoi s'echiner à la ramener jusqu'ici pour la relâcher si vite - elle n'avait pas anticipé, en revanche, qu'elle continuerait à nier et à jouer la carte de l'innocence.
Pire, à l'accuser elle d'une manigance en persistant sur sa volonté d'être ici de son plein gré.

L'indignation surgit de nouveau, l'inonda d'un brasier de colère qu'elle ne parvint à contrôler.
Alors elle explosa.

—   Es-tu complètement stupide ?!  Tout en moi vous déteste, mon sang comme ma couleur n'ont qu'une envie : être loin de vous et de cette île répugnante. Je ne serais venue ici à aucun prix, sauf avec une armée entière dans mon sillage pour me délecter de votre fin. Le comprends-tu ?

Alors même que les mots franchissaient ses babines, vifs et mordants, Mildred savait très bien qu'ils dépassaient sa pensée. Mais motivés par la détresse, la colère et le dégoût, ils fusaient d'eux-mêmes dans des jets de venin en même temps que des larmes nées d'émotions trop vives perlaient au coin de ses yeux.
Et quand elle vit la louve prendre une inspiration et lut le langage subreptice de son corps, quand elle comprit sans aucun mal ce qui s'apprêtait à suivre...
Son cœur s'emballa.
Une nouvelle décharge de panique déferla en elle et fit monter un grondement dans sa gorge, dévoila ses rangées de crocs et hérissa son poil.

Elle ne voulait pas voir plus de ces malades. Elle ne pouvait pas.

Son glowstick étincela et tout son corps se tendit alors que certaines des larmes se frayèrent malgré elle un chemin sur ses joues, son grognement entrecoupé de quelques sanglots secs qu'elle n'arrivait plus à retenir.

Et autour de sa tête, expulsés de sa chevelure par la force de l'aura rose qui s'échappait de son encolure, se levèrent les dagues en un cercle menaçant suspendu dans les airs, pointées vers la louve bleue.

En réponse à l'effusion de magie divine, née davantage des émotions puissantes qui la submergeaient par vague que de sa propre volonté, la Raeder laissa résonner sa voix. L'aboiement ricocha sur les parois de la caverne avant d'être libéré à l'extérieur pour se laisser porter dans l'air.
Là où il serait entendu par d'autres dégénérés à proximité, qui bientôt viendraient accourir dans leur direction.
Ce que Mildred voulait le moins au monde en cet instant.

L'activation incontrôlée de son pouvoir qu'elle ne savait maîtriser eu au moins un avantage certain : la pirate s'écarta de son chemin, menacée par les longues et fines dagues qui n'attendaient qu'une chose - pourfendre l'ennemie, source de sa terreur, danger à éliminer.
Toujours tremblante et ne réalisant pas tout à fait que venait de se créer une porte de sortie, Mildred resta immobile quelques secondes, ses pupilles dilatées rivées vers la lumière extérieure.
Avant de finalement bondir, le cœur battant, suivie par les lames en lévitation toujours positionnées en bouclier autour de sa tête.

Silhouette affreuse se découpant sur la pâleur du sable, elle vit la louve en train de revêtir son apparence monstrueuse - tellement similaire à cette autre louve hybride qui l'avait sauvagement attaquée tant d'années auparavant. Ils étaient bel et bien tous pareil.
Tous des monstres.
Et elle n'était d'ailleurs plus seule : du coin de l'œil, la disciple de Moiro repéra l'approche rapide d'un autre individu difforme ; un loup sombre dont le corps changeait rapidement pour se couvrir de plaques solides, mutant son apparence vers celle d'une créature des profondeurs. Et il n'était clairement pas là pour discuter.
La louve n'eut que le temps de contracter ses muscles pour subir le choc lorsqu'elle comprit qu'elle l'avait vu trop tard et qu'elle ne pourrait pas l'esquiver. La gueule de la chimère s'ouvrit, ses crocs se refermèrent autour de sa patte et Mildred s'efforça à gronder plus que glapir face à l'agression. Elle s'était déjà laissée aller à tant de marques de faiblesse - quand serait-elle enfin digne de la Tigresse dont elle avait maintenant la couleur autour du cou ?
Heureusement pour elle, la prise de l'ennemi était mauvaise et il lui suffit de bander ses muscles et de bondir dans une direction opposée pour s'arracher à l'horrible monstre, non sans une grimace de douleur à sa peau qui se déchira et un frisson de dégoût à l'odeur qu'il laissa sur elle.
Postée à quelques mètres d'eux, ses pensées défilèrent dans sa tête aussi rapidement que ses yeux bondissaient d'une silhouette à l'autre.

Il lui fallait agir vite avant que l'un des deux ne revienne sur elle.
Une partie d'elle souhaitait rester et se battre, leur faire goûter la colère de Moiro qui s'exprimait à travers les dagues tournoyant autour d'elle ainsi que déverser sa propre haine, contenue des années durant, et prendre sa revanche sur son passé. Pourtant... La louve se savait en désavantage. Ils étaient déjà deux contre elle, visiblement prêts à la mettre en pièces maintenant qu'elle ne se laissait plus faire à leur jeu de malades, et sans doute que d'autres viendraient encore en réponse à l'appel de cette lâche de pirate. Mildred devait se rendre à l'évidence.
Il lui fallait fuir.
La fuite aurait été une option aussi compliquée à appréhender que le combat si elle n'avait pas eu de ficelée à la patte cette pierre qui l'avait déjà sortie une fois de cette île maudite, en pareille situation critique. Une nouvelle fois, il lui fallait fonctionner.

Le regard défiant et sa résolution prise, même s'il lui en coutait, Mildred dévoila ses crocs aux deux hybrides des mers et rajouta encore un peu de distance de quelques bonds vers l'arrière.
Alors qu'elle leva sa patte blessée pour aller toucher la pierre à son autre poignet, ses yeux plantés vers eux étaient brûlants de haine et d'une résolution sourde.

S'ils osaient s'aventurer sur le Continent, elle ne reculerait pas cette fois. Comme cette noiraude qui avait osé souiller les terres d'Ao de sa présence, elle les chasserait par le fer et les crocs.

Dans un crépitement et une lueur bleue qui l'enveloppa toute entière, le Portoloin répondit à son appel et Mildred disparut.