A toi, maman [PV Holly]

-Iris-

Le voyage chez les nakhus s’était terminé, bien trop court. Iris avait pu revoir son amie Maps, comme prévu, ainsi qu’explorer l’incroyable bibliothèque que gardaient le clan pacifiste. Il avait même revu Emilitia, la demi-démone qui s’acharnait à croiser sa route malgré leurs différences notables. Le tout lui avait laissé un goût amer d’incomplet en gueule : son projet allait être plus difficile que prévu. Il était rentré avec Désiré, mais avait pris congé de lui en entrant sur leur territoire. Il avait à penser. Seul. En marchant, le soleil d’été darde ses rayons cruels sur le pelage court de son dos, augmentant l’inconfort de sa marche. Il se met à haleter, régulant sa température, et très vite, le rythme de ses pattes heurtant le sol l’apaise. Il avait toujours aimé la solitude, car elle le laissait être lui-même, entièrement.

Il se dirige d’un pas militaire vers la Rougelande, où au printemps il était parvenu à faire pousser une unique pomme d’or, qu’il n’avait montré à personne. Un rare succès dans ses projets, une certaine fierté même d’avoir réussi l’agitait lorsqu’il se rendait pour la voir, mais une inquiétude, aussi : il ne fallait pas qu’elle pourrisse. Il avait eu une idée en la voyant, et il fallait absolument la garder entière jusqu’à leur prochaine exploration dans les Profondeurs. Avec ce soleil, elle risquait de pourrir, et il avait décidé de trouver un moyen de la conserver avant que Sakura et lui ne partent pour de bon.

Avait-il peur ? Il ne savait pas. Les avertissements et ce qu’il avait vu l'avaient convaincu que passer la porte vers le plan des démons était un ticket sans retour. Des monstres puissants y habitaient, et il était réaliste : il ne pourrait pas lutter contre eux. Mais sa curiosité le démangeait au point que le plan devenait une obsession : à quoi ressemblait-il ? Quel type de puissance possédaient les grands démons y habitant ? Comment était le ciel, l’air, y avait-il des âmes perdues servant les puissances de là-bas ? Sans cesse, il renonçait à y aller, et sans cesse, il cherchait un moyen de contourner le problème. Ce n’était plus rationnel, et cela l’inquiétait : son obsession n’était plus saine. L’avait-elle déjà été ?

Arrivé à l’endroit où était gardé sa pomme, il avise les environs. Elle était conservée dans un recoin sec, enveloppée dans un torchon, non loin de sa bouture qui vivait toujours. Il continuait à l'entretenir, dans l’espoir que l’année prochaine elle produise encore des fruits, mais avait peu d’espoir. Il se saisit de la pomme, la regarde briller d’un oeil neutre. La pomme de la discorde, le fruit du péché primordial qu’il allait à présent utiliser avec quelques gouttes de sang interdit. Un doute le prend : il cherchait à repousser les limites de leur monde, convaincu que les passages étaient là pour une raison et cherchant à les exploiter, et il allait probablement se brûler les ailes à vouloir continuer. Il y avait une forme de désespoir, dans l’idée de continuer dans cette idée folle au prix de sa vie, car depuis toujours la vie lui avait été difficilement supportable.

Mais plus maintenant. Il se met en quête de bois pour construire un coffre, un abri des vers et de l’humidité pour sa pomme. En regroupant les branches, ses pensées s’échouent naturellement vers sa promesse à lui-même, celle d’aller voir maman pour tout lui dire. De ça, il avait presque plus peur que de sauter dans l’autre plan. Il avait toujours eu peur du rejet, plus même que la mort ou les blessures, c’est pourquoi son identité était restée aussi longtemps cachée. Pourtant, il en était sûr à présent : c’était ainsi qu’il voulait vivre. Il voulait qu’on lui reconnaisse ce droit d’être lui, sans questions, sans conditions. Sur les branches, la patte se serre en même temps que sa poitrine. Et si elle le rejetait ?

Il commence à fixer les morceaux de bois entre eux, les gestes plus saccadés, plus violents. Il ne savait pas ce qu’il ferait, si elle n’acceptait pas qu’il change. Si elle pensait à une maladie, si elle l’accusait de vouloir lui faire du mal, ou simplement si elle avait l’impression de perdre sa fille et de gagner un inconnu à la place. Que ferait-il ? Il serre un nœud, un peu trop fort, et la corde casse d’un coup sec. Il la regarde tomber au sol, la gorge serrée. Si elle ne l'accepte pas, alors il partira. Il ne pouvait plus vivre dans le déguisement qu’était devenue Iris, et le forcer encore un peu serait comme un arrêt de mort. Une mort sans gloire, sans combat, sans honneurs. Une mort par asphyxie lente, une mort par manque de soleil, une mort par oubli.

Ses pattes se font un peu plus douces lorsqu’il reprend la corde et se remet à l’ouvrage avec application. Il se rassure, après cet étal d’anxiété : sa mère l’avait toujours aimé, profondément, et de ça il en était certain. S’il lui expliquait correctement, alors elle comprendrait, et accepterait. Elle comprendrait qu’il était enfin heureux, vraiment heureux, et qu’il n’y avait qu’ainsi qu’il voulait vivre. Elle comprendrait qu’elle n’avait pas perdu sa fille, qu’il était le même, au fond, simplement plus … Lui. Un sourire fugace vient soulever ses babines. Il se voyait petit, sensible et pleurnichard, à courir après Nirvana et Ibéris en quête de leur approbation. Cela n’avait pas beaucoup changé, au fond. Cette fois encore, il viendrait leur dire la vérité, et chercher à être accepté. Mais cette fois, il n'hésitera pas à les éloigner s’il le refuse. Il avait déjà trop sacrifié de son bonheur.

Son coffre est terminé : il reste maintenant à le garnir. Dedans, il y met des herbes éloignant les insectes, ainsi que du sel trouvé dans les réserves du château. Et avec ça, il se demande : comment le dire à maman ? Comment lui expliquer, avec les bons mots ? Il se sait mauvais orateur, plutôt silencieux et bien trop souvent paralysé par ses émotions, cette fois-là ne ferait pas exception. Alors qu’il termine de remplir le coffre et d’y disposer la pomme pour la cacher, à l'abri, il se décide : il le ferait à l’écrit.

Il range son coffre, le cachant au creux du terrier abandonné qu’il avait déjà repéré et se remet en marche vers le Castel. Sur le chemin, il organise ses pensées, se répète les idées qu’il veut transmettre, fait une liste méthodique des points à aborder. Lorsqu’il arrive devant le Château, il se sent prêt à coucher sur le papier ce qu’il veut lui dire. Il prend une plume et un morceau de papier, et part s’isoler dans l’une des salles du Castel. Il aura besoin de solitude.

Maman,
Je t’écris parce que certaines choses sont moins faciles à dire, même à sa mère. D’abord, ne t’inquiète pas de cette lettre : je vais bien, je ne pars nulle part et je t'aime, toujours. Elle ne concerne pas Ibéris ou Nirvana non plus, ni même personne d’autre que moi, et ne devrait être lue que par toi seule, je te le demande.

Depuis toujours, j’ai su que quelque chose n’allait pas, chez moi. Tu ne l’as peut-être jamais remarqué, ou bien tu pensais que c’était simplement l’adolescence, mais j’ai toujours souffert de mon corps. Ce n’est jamais passé, et encore aujourd’hui, j’en souffre. J’ai compris avec le temps que ce n’était pas que ça, que c’était plus grand que seulement l’apparence, que c’était ma place, mon identité que je peinais à accepter. Je n’aimais pas qui j’étais. Je détestais devoir être Iris.

Cela n’enlève pas nos moments de joie, ni l’enfance heureuse que j’ai vécue. Cela n’enlève pas l’amour que j’ai reçu, et je t’en suis reconnaissant. Tu m’as donné tout ce que tu pouvais, sans condition. Tout ce dont j’avais besoin, et même plus. Cette souffrance était la mienne, et tu n’en était pas la cause. Et parce qu’elle venait de moi, c’est moi qui devait en trouver la cause : tu n’aurais rien pu faire de mieux, maman.

Cette cause, je l’ai trouvée. Elle te paraîtra sûrement étrange, inquiétante peut-être, mais s’il te plaît, lis cette lettre jusqu’au bout avant de te faire une opinion. Si tu m’aimes, alors tu le feras, je le sais. Je suis un mâle. Je ne suis pas ta fille, mais ton fils.

Peut-être que cela te rend confuse : quand je suis né, mon corps était femelle, et il l’est encore. Moi aussi, je l’ai été, confus, pendant longtemps. Mais plus je m’imaginais comme une femelle, plus je me sentais mal. Plus je souffrais. A l’inverse, lorsque je m’imaginais vivre la vie d’Ibéris, ou de Dough, ou de Kestrel, je ressentais une envie profonde qui dépassait la jalousie. Je voulais être un mâle. Je ne voyais pas ma vie autrement.

Je n’ai jamais compris pourquoi j’étais différent des autres, et peut-être que je ne le saurai jamais. Si tu te demandes “pourquoi ?”, je n’ai pas de réponse. Mais je sais que vivre comme un mâle me rend infiniment plus heureux. Depuis que je l’ai accepté, je me sens épanoui. Je suis heureux, maman. J’espère que tu t’en réjouis. Je sais que la maman que je connais ne veut que le bonheur de ses enfants, et le mien passe par ici.

Si je te le dis, c’est parce que je ne veux plus vivre dans l’ombre. Cela fait plusieurs mois que je le sais, et que je le cache. Plusieurs mois que j’ai passé à me renseigner, à essayer différentes choses, à me poser des questions, plusieurs mois qui m’ont convaincu que c’était le bon chemin pour moi. Je veux vivre comme le mâle que je suis. Je veux que tu m’appelles ton fils, et ,peut-être, que tu me donnes un autre nom, si tu l’acceptes. Je veux que le clan entier le sache, sans que ça ne soit un sujet de dissension. Je voudrais que la transition se fasse aussi simplement que pour la naissance d’un nouveau né.

J’aimerai qu’après avoir lu cette lettre, nous parlions ensemble. Je suis prêt à répondre à toutes les questions que tu auras, tant que tu es prête à m’écouter. J’aimerai te rassurer, aussi : je suis toujours la même personne, le même enfant que tu as mis au monde, élevé, aimé. Je suis toujours etelkrus, disciple d’Aka, Bouclier. Je suis toujours moi. Et me connaissant, tu sais que je suis anxieusement en train d’attendre ta réaction au Castel. Prends tout le temps qu’il te faudra, je t’attendrai. Je t’aime, et cela ne changera jamais, je te le promets.

Iris


Il relis, rature et corrige pendant longtemps, mais finit par avoir une lettre soignée qui le satisfait. Le stress est devenu plus puissant à présent, et il sent ses pattes trembler lorsqu'il se dirige vers leur tanière. Il pose la lettre fermée sur la couche de sa mère, simplement annotée de son nom, et repart, flageolant. Il n’y avait plus qu’à attendre, maintenant.

1814 mots
PS : Lezeis tu peux lire à partir de la partie en italique, si tu veux t'épargner le début ;)

-Iris-

Il attendait, comme promis, au Castel. Il avait pris avec lui un jouet de pierre poli par les pattes de son enfance, et le faisait nerveusement tourner entre ses doigts. Contre ses tympans, le son régulier de son coeur trop rapide qui l'empêche de penser. C'est peut-être pour le mieux : il écarte tel un Bouclier les pensées parasites. Celles qui le font douter, celles agitent ses insécurités, ses peurs les plus profondes, ou plutôt sa peur la plus profonde, celle d'être rejeté par sa propre mère, son socle dans la vie. L'attente se fait longue, ou bien trop courte, et lorsqu'il la voit enfin, son souffle s'arrête.

Il pense mourir, un instant. Et comme l'Araignée ne vient pas, il se dit que peut-être il survivra. Alors, il se redresse, et soudain, il est contre elle, et elle l'enserre de ses pattes. Il retient son souffle. Puis expire. Elle l'aimait toujours. Il avait beau avoir quatre ans passés, ces mots là viennent mettre en suspens un instant ses angoisses. Il était toujours son enfant. Elle n'avait pas dit son fils, mais ce n'était pas grave. Il pose son front contre son poitrail, s'enveloppant de son odeur, de ses poils, et respire.


Si fort. Il prend une grande inspiration, chassant les larmes qui venaient perler à ses paupières. Et enfin, un sourire vient étirer ses babines, un grand sourire, qui se propage le long de son cou jusque dans son ventre et le font pouffer d'un rire léger et mouillé, qu'on pourrait prendre pour un sanglot. Il renifle, et se ressaisit : il se redresse doucement, le regard baissé, comme s'il n'osait plus regarder sa mère de peur d'y lire de la pitié, ou autre chose que de l'acceptation dont il avait tant eu besoin. Il inspire de nouveau avant de reprendre un air plus neutre, plus composé.


Il était là pour elle, pour lui faire comprendre et lui prouver qu'il le serait, heureux.

-Iris-

Sa mère relève son menton, et il pose son regard dans le sien, remarquant qu'il était mouillé, un peu. Elle était fière de lui. Elle était fière de lui. Une fois encore, il sent les larmes lui monter aux yeux tant le soulagement est intense. Elle l'avait appelé fils, et lui n'avait jamais réalisé à quel point il avait besoin de l'entendre ainsi. Il était aussi fier de lui qu'il l'était de sa mère, et de leur famille. En ce moment, maman était son meilleur support, et ses mots se gravaient dans son coeur d'un amour inconditionnel.

Il n'y avait que le nom, alors, qui pouvait être un problème. Iris n'y avait pas pensé plus que cela, sentant seulement confusément qu'avec son nom féminin, il ne parviendrait pas à être pris au sérieux. Après tout, quel mâle avait un nom de fleur aussi féminin ? Il pouvait y réfléchir un peu plus, savoir que sa mère y était ouverte était d'ors et déjà suffisant. Il relâche un peu ses épaules lorsqu'elle lui passe une patte dessus, et répond :

Il ne parvient pas à terminer sa phrase. Qu'ils l'accepteront ? Qu'ils en auront quelque chose à faire ? Encore une fois, il hésitait à avoir de l'espoir, alors qu'il avait été tellement déçu, et qu'il les avait autant déçu également. Mais ils avaient le droit d'être au courant, avant les autres. Ils étaient sa famille, et malgré tout, ils étaient de ceux qu'il aimait le plus profondément.

-Iris-

Un doux sourire vient fleurir sur les babines d'Iris, alors que c'est une Narcisse qui fait la même entre les pattes de sa mère. Iris tend une patte précise pour toucher la fleur. C'était vrai. Son nom pouvait également être masculin, s'il le choisissait. Il hoche lentement la tête. Alors, il resterait Iris, comme il l'avait toujours été. En un sens, cela facilitait les choses. Il serait moins difficile à expliquer un simple changement du "elle" au "il", sans passer par un nouveau prénom. Il prend une grande inspiration, avant de parler :


Il sourit. Un vrai sourire, un sourire heureux et soulagé, un sourire qui montait depuis sa poitrine jusque dans ses yeux. Un sourire comme il n'en avait jamais fait avant, il avait l'impression. C'était une étape de plus vers ... Quoi ? Il ne savait pas. Mais pour une fois, il suivait son coeur.