Ces souvenirs qui ne sont pas nôtres | Wymond

Il n'y avait pas d'arbres sur cette terre, pourtant quelque-chose dans l'air avait changé avec la venue de l'automne. Peut-être était-ce le soleil qui se cachait de plus en plus tôt et se levait de plus en plus tard, peut-être le goût du vent devenu un peu différent, ou l crachin qui revenait de plus en plus souvent recouvrir le paysage d'une pellicule grise. Dell n'était pas certaine de pouvoir y mettre de justes mots, mais elle sentait au fond d'elle que les choses avaient changé depuis quelques temps. Mère lui avait raconté que bientôt les forêts prendraient la même couleur que les parures qu'elle portait sur son pelage et dans es cheveux ; elle avait hâte, d'une certaine manière, de découvrir cela. Elle osait s'aventurer de plus en plus loin désormais, maintenant que l'enfance s'en allait pour laisser place à l'âge plus étrange et inspirant qu'était l'adolescence.

Ce matin-là, l'aube était d'un gris coloré de rose, bien moins vif que d'ordinaire, mais suffisamment pour qu'elle s'adonne à l'une de ses activité favorites : traquer les petits morceaux de vitrail perdus parmi les ruines et les herbes sèches qui y poussaient, aux premières lueurs du jour. Elle cherchait tout particulièrement ceux, rares, qui avait la forme d'un losange ou d'une feuille d'arbre. Elle en avait déjà un petite collection dans son coin de la tanière familiale, soigneusement triés par couleur. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait en faire ; lorsqu'elle était enfant elle n'y réfléchissait pas vraiment, et maintenant qu'elle grandissait venait l'envie de créer... quelque-chose avec tout ça. Mais elle n'avait pas encore trouvé quoi, et la réflexion allait son petit bonhomme de chemin dans son esprit.

Alors qu'elle franchissait d'un pas tranquille une arche de pierre, dernier vestige de ce qui avait dû être une porte, une odeur familière vint lui chatouiller les narines. Elle s'immobilisa et parcourut les alentours du regard, en attendant que le coupable se montre.

La foulée lourde et enjouée de Wymond résonna lorsque sa silhouette jaillit non loin pour se précipiter vers elle. Fidèle à elle-même, la louve resta de marbre et se contenta de le regarder approcher, les oreilles à demi rabattues et le regard fixé sur son frère. Elle inclina légèrement la tête sur le côté lorsqu'il lui montra les graines qu'il plantait. Elle garda pour elle la remarque que si rien ne poussait sur ces terres désolées, sans doute celles-ci ne le feraient pas non plus, et se contenta d'afficher un demi-sourire qui se voulait encourageant. Elle savait que le grand adolescent ne le prendrait pas mal ; il était plutôt sympathique malgré son côté un peu bourru et sa perpétuelle gaieté enthousiaste, et ils se connaissaient bien.

Soudain, le soleil qui perçait à l'horizon se refléta sur le côté, et les yeux de la louve se décrochèrent de son frère pour suivre la lumière. Elle illuminait un grand vitrail dont la quasi totalité était brisée ne laissant que les armatures métalliques qui le soutenaient et quelque dents de verre coloré autour. Le morceau de bâtiment qu'il décorait à l'origine n'était pas complètement effondré ; il y avait encore des murs de pierre blanche, rendue grise par les cendres et la terre stérile des alentours ; elle apercevait des dalles sur le sol ; peut-être même une partie du plafond, pas encore effondrée.

L'âme aventurière de l'adolescente se réveilla aussitôt, et elle lança :

"Ca te dit d'aller explorer là-bas ?"

D'un geste du museau, elle désigna le morceau de bâtiment éclairé par le soleil levant.

Elle emboîta le pas à son frère alors qu'il élançait sa lourde silhouette dans la direction qu'elle avait suggérée. D'un petit trotp plus modérée, elle passa derrière le mur qui contenait le squelette du vitrail. Ses yeux s'accrochèrent un instant aux morceaux de verre qui hérissaient certains côtés, et la tentation d'y poser la patte pour voir ce que cela ferait lui effleura l'esprit. Mais elle résista et son regard revint sur Wymond, qui était de l'autre côté. Hm, sa question était difficile. Non seulement elle n'avait aucune espèce d'idée de la taille que pouvait avoir eue la construction désormais en ruine, mais en plus elle n'avait pas vu suffisamment de choses pour se fair eune vraie échelle.

"Peut-être... Plusieurs arbres ?"

Il en avaient croisé des arbres, lorsqu'ils étaient très petits et qu'ils étaient venus jusqu'à cette terre avec Mère. Depuis ils avaient peu bougé, mais elle avait le souvenir de quelque-chose de vraiment grand. Peut-être ce vitrail brisé dont le contour était toujours debout faisait-il cette taille d'ailleurs. Elle ne savait pas trop - et bizarrement cette impuissance éveilla une sorte de frustration quelque-part au fond de son esprit.

La voix de Wymond la sortie de ses pensées. Elle se retourna pour le suivre, et découvrit avec un mélange de stupéfaction et d'émerveillement le vitrail qui n'était pas entièrement brisé. Cette fois-ci, les carreaux colorés étaient intacts sur une bonne moitié, laissant deviner une partie de l'image qui y avait été dessinée. Les yeux clairs de Dell le détaillèrent méticuleusement, alors que sa queue remuait doucement de droite à gauche derrière elle, trahissant son excitation. Elle se figea en revanche lorsque le rayon de lumière vint frapper les vitre colorées et les plonger soudain dans une ambiance complètemnet différente. Elle retint son souffle. Etaient-ce des loups qui avaietn créé une si belle chose ? Pourrait-elle, avec tous ces petits fragments qu'elle ramassait, redessiner un aussi beau vitrail pour illuminer la ruine où ils vivaient avec Mère et sa fratrie ?

Elle vit Wymond observer ses pattes et les nuances que ces nouvelles couleurs créaient dessus. Elle, elle observa son frère, et surtout combien ses cheveux clairs attrapaient toutes ces nouvelles teintes pour transformer sa chevelure en une cascade de couleurs et de lumières.

"Comme c'est beau." Souffla-t-elle.

Au même moment, un coassement résonna au-dessus d'eux. Elle sursauta, arrachée à sa contemplation, et leva le museau juste à temps pour voir un oiseau noir se poser au sommet du mur qui soutenait le vitrail. Puis darder sur eux son regard impénétrable.

Il y avait dans la spontanéité des remarques de Wymond quelque-chose de candide qui le rendait attachant et donnait envie de sourire, même si Dell ne le faisait pas toujours. Pas souvent. Elle avait parfois l'impression qu'il n'y avait pas vraiment de filtre entre ses pensées et ses paroles, parfois elle trouvait ça un peu bête, parfois amusant, et souvent un peu touchant. A la remarque de son frère, elle déplia légèrement son aile, attirant un instant le regard vif de leur nouveau compagnon de jeu.

"Il en a même deux. Il peut voler." Souffla-t-elle en réponse.

Parce que c'était une chose bizarre que de n'en avoir qu'une, semblait-il. Il y avait peu d'animaux autre que leur petite famille et quelques loups de passage à la Plaie du Monde, et pourtant avec les semaines qui passaient Adellphe avait bien noté que si n'avoir qu'une aile était complètement banal dans sa fratrie, ça ne paraissait pas être le cas de la plupar des autres créatures. Même certains loups ailés qu'elle avait aperçus en direction des terres Nakhus en avaient une paire. Pas juste une comme elle. Hm.

Son attention fut attirée à nouveau par Wymond et relégua ces réflexions dans un coin de son esprit. Elle aurait bien le temps de se poser toutes ces questions plus tard. Ses yeux clairs observèrent avec un air amusé son frère s'aplatir devant l'oiseau noir et imiter le cri un peu rauque qu'il avait émis. L'animal lorgna sur lui un regard indéchiffrable. La queue de Dell remua derrière elle de gauche à droite alors qu'elle s'avançait pour venir se poster uste à côté de Wymond et murmurer :

"Celui qui arrive à le suivre le plus longtemps a gagné !"

Une étincelle malicieuse passa dans son regard, et elle lança un jappement en direction de l'oiseau, tout en bondissant vers lui, l'aile déployée. Effrayé, le volatile s'en fut à tire d'aile. Elle accrocha ses yeux sur sa silhouette foncée, qui jurait sur le ciel clair, et se mit à courir dans les ruines pour le suivre. Avec un peu de chance, l'effet de surprise lui donnerait de l'avance.