Frustration | PV Aeva

Ces derniers jours, le temps avait été plutôt ensoleillé.

Il ne lui en fallait pas plus pour voir le bon côté des choses. L'herbe verte, le ciel bleu, et un soleil pâle et discret mais présent malgré tout, cela suffisait à alléger son coeur et à lui faire appréhender le jour suivant avec optimisme. Du moins, ça avait été le cas durant toute son enfance. On parlait d'elle comme une petite louve dynamique, douce, gentille, intelligente, vive, et toujours de bonne humeur. Respectueuse, assoiffée de connaissances, prometteuse. Si elle avait été autrefois flattée et emplie d'espoir, aujourd'hui, ces paroles sonnaient creuses, car elle ne lui apportaient rien. Aujourd'hui, le ciel ne l'aidait pas, gris, maussade qu'il était, combiné à une atmosphère poisseuse qui remplissait son esprit d'ondes négatives et penchait même à la faire un peu déprimer. Le poil hérissé sous la bruine immonde qui dégoulinait du ciel, les oreilles en arrière et la queue trainant dans la boue, Tatsu trottait, mâchoires crispées et regard noir, seule avec les plaines irisées de gouttes de pluie.

Toujours pas de mère avec qui passer du temps, toujours pas de mentor avec qui apprendre, alors que les deux intéressées étaient sensées répondre à l'appel, comme l'impliquaient leurs rôles, alors elle se retrouvait livrée à elle-même. Elle les avait longtemps attendues, mais désormais, elle cheminait seule, puisqu'elles ne lui en laissait pas le choix. Et en l'absence d'un père sur lequel elle ne pouvait pas se reposer, puisqu'elle n'en avait pas, Tatsu se faisait violence, même si c'était très dur pour elle. Malgré le temps désespérant, elle était sortie et avait mit le cap sur le Nasrin pour récolter un maximum de plantes utiles, tant que le sol était dégelé. Elle marchait avec précaution pour ne pas abîmer ce qui se trouvait sous ses pattes, ralentissant progressivement l'allure. Elle découpa d'abord de la camomille, qu'elle déposa en un petit tas dans un endroit sûr, contre une pierre. Ensuite, elle fouilla chaque recoin du jardin pour trouver de la prêle. Elle tomba par hasard sur quelques plants de tilleul qu'elle préleva avec soin, tout en s'assurant d'en laisser assez pour le renouvellement. Elle déposa le tout près de la pierre et marqua une courte pause, se redressa légèrement et balayant les alentours du regard.

C'était dans son habitude que de contrôler régulièrement ce qui se passait autour d'elle. Tatsu se méfiait beaucoup, et de tout. Son défaut d'intégration au sein de sa meute la rendait d'ailleurs bien plus défiante que d'autres. Parfois même tout simplement aigrie et soupçonneuse. Puisqu'elle avait été précipitée vers une certaine forme de solitude, Tatsu s'y enfonçait, au lieu de lutter contre elle. Petit à petit, l'enfant prodige devenait déviante. Elle s'enfermait dans sa bulle, côtoyait les plantes, dont le silence était appréciable, apprenait, créait, et ne demandait rien à personne. De toutes façons, elle n'avait rien à tirer de leur présence. Elle avait apprit à vivre sans elle, et s'en tirait plutôt bien.

Une vague d'aigreur emplit son coeur. Elle jeta un coup d'oeil à ses récoltes et fut submergée par l'envie de tout ravager à grands coups de griffes. Elle serra davantage les mâchoires et lâcha un grognement imperceptible lorsque quelque chose dans son environnement se modifia. C'était presque rien, mais elle l'avait senti. La jeune louve huma l'air et scruta les environs en ne bougeant que les yeux, complètement figée sur place et le souffle court. Elle n'était plus seule. Ce n'était pas là quelque chose qui, d'ordinaire, l'aurait effrayée.

Mais là, elle ne reconnaissait pas l'odeur qui saturait ses narines et faisait couler une sueur froide le long de son échine.

Cette louve n'était pas de son clan.

Tatsu était toujours figée sur place. Son pelage restait lisse sur son échine et ses yeux ne cillaient pas. Son visage ne reflétait pas grand-chose, ni hostilité, ni bienveillance particulière. En réalité, la jeune louve se sentait en danger. Elle était entrée dans les prémices de l'âge adulte, mais cela ne signifiait pas qu'elle avait acquis l'intégralité de sa force. Elle restait mince, tout comme sa génitrice, et n'était pas particulièrement douée au combat. A vrai dire, elle ne s'était jamais bagarrée de sa vie, même étant petite. Ce n'était pas le genre de jeu qui lui plaisait le plus. Alors, sa seule défense dans ce scénario restait de demeurer immobile, et d'attendre. Pour l'instant, il lui semblait que l'inconnue ne l'ait pas encore remarqué. Étrange. Elle aurait dû se montrer bien plus méfiante, sur un territoire qui n'était pas le sien. Les yeux de Tatsu se plissèrent légèrement.

Finalement, la louve tomba en arrêt lorsqu'elle eut remarqué la présence de sa cadette. Celle-ci ne remua pas. Son cœur battit juste un peu plus fort lorsque son regard croisa le sien. Elle la laissa s'approcher, plongeant petit à petit ses griffes dans le sol à cause de la tension qui commençait à la gagner. Elle ne semblait pas dangereuse. Elle n'avait pas l'air tout jeune. Mais elle restait très, très belle. Tatsu attendit. Elle s'approcha d'elle, et s'arrêta à distance respectueuse pour la saluer. Le vent souleva les cheveux de la Séide - un rayon de soleil illumina ses iris glace et or d'un éclat pour le moins déstabilisant. C'était comme si elle cherchait à sonder les tréfonds de l'âme de celle qui se tenait là. Elle ne lui répondit pas tout de suite, la jaugeant du regard en silence. Elle finit par enfin donner signe de vie, redressant le menton d'un cran et orientant très légèrement ses oreilles vers l'arrière. Elle l'observa du coin de l'oeil, à la fois méfiante et défiante.

- Tu ne devrais pas rester ici.

Elle fut surprise par la froideur et le ton lourd en menace qu'elle venait d'employer. Jamais elle ne s'était adressée de la sorte, à qui que ce fût. Elle déglutit lentement, et les plis de son front s'estompèrent quelque peu. Sa tête s'abaissa de quelques millimètres alors que sa gueule s'entrouvrait sur quelques mots supplémentaires.

- Je ne te ferai rien, tu dois t'en douter. Mais je ne peux pas en dire autant des autres ...

Si elle avait voulu, Tatsu aurait très bien pu l'attaquer. Lui faire mal. Peut-être même la blesser vraiment. Mais ce n'était pas son genre, ni même son rôle, d'ailleurs. Toutefois, elle devait bien admettre que n'importe lequel de ses camarades qui risquait de passer dans le coin n'aurait pas été si tolérant à son égard. Et l'odeur d'un intrus ne passait pas inaperçue. Elle fronça légèrement les sourcils et pencha la tête sur le côté.

- Tu es perdue ? Si tel est le cas, je peux te raccompagner à la frontière si tu le souhaites.

A bien y regarder, l'inconnue semblait aller bien mal.

Ce n'est pas comme si Tatsu en avait vraiment quelque chose à faire. Elle n'était pas la bienvenue ici, et risquait à tout moment de se faire attraper. S'attarder sur ses états-d'âmes n'était pas de son ressort. Mais malgré ses airs implacables, droits, sérieux, Tatsu se demandait vraiment ce qui avait pu l'amener à errer seule aussi loin des terres Brethens ... Elle lui parla de ses démons, et la jeune louve fut partagée entre la compassion et le désir de rester stoïque, et de ne pas se laisser démonter. Défendre les frontières, c'était la priorité de chaque Séide. Elle ne pouvait pas la laisser s'aventurer ici plus avant. Et en même temps, elle n'avait pas le cœur à la chasser froidement. Tout cela commençait à devenir relativement épineux et Tatsu sentit qu'elle perdait peu à peu le contrôle. Et ce n'était pas là quelque chose qui lui plaisait.

Elle demeura sur la défensive, mais l'écouta très attentivement. Il était clair qu'elle cherchait à s'échapper de quelque chose. D'un fardeau, d'un poids, dont elle ne pouvait pas lui révéler grand chose, puisqu'elle était une parfaite inconnue, et en plus de cela, une ennemie. Elle lui parla des pensées, ces fleurs magnifiques qu'elle avait voulu cueillir. Là, Tatsu était totalement perplexe. Ce n'était pas des proies, mais ça restait quand même du vol ? Elle serra les mâchoires. Ses paroles n'avaient aucun sens.

Elle acheva de se perdre lorsqu'elle évoqua son souhait de rencontrer un Séide qu'elle appréciait visiblement beaucoup. Tatsu étouffa un grondement. Jamais elle n'avait comprit que l'on puisse fricoter avec un clan adverse. N'était-ce pas dans les principes des Séides que de demeurer intègre, et ce au-delà des mots ? Sa propre mère avait de la famille dans le clan adverse, et cela l'amenait à faire preuve d'un peu plus de compréhension. Mais ça devait rester une exception ! Pourtant, ça ne semblait pas être la façon de penser de bien des loups de son clan. Restait-il donc encore le moindre principe ici-bas ? Elle plissa les yeux et orienta les oreilles vers l'arrière. Sans le vouloir, l'inconnue venait de toucher une corde très sensible qui balayait le peu de tolérance qu'il restait à Tatsu.

- Tu n'es pas censée avoir le moindre ami ici.

Elle étouffa un grondement et s'efforça de parler calmement. Son coeur battait la chamade, et tout son corps était tendu comme un arc. Elle était à deux doigts de céder.

- Nos meutes sont très distinctes. Elles ne partagent pas le même territoire, les mêmes principes, les mêmes valeurs. Ce n'est pas parce que notre ère est paisible que les frontières doivent être piétinées sans aucun égard. Essaye de t'en souvenir.

Elle baissa la tête sans cesser de la regarder. Ses épaules contractées roulèrent sous sa peau fine. Son échine était très légèrement hérissée.

- Je ne peux pas comprendre. Comment as-tu réussi à te lier à un Séide au point de " l'affectionner beaucoup " ? Tu as un ami, ici ?

En prononçant ces mots, Tatsu sentit un effroyable sentiment qu'elle ne pouvait définir lui traverser le cœur. Ça pouvait être tellement de choses : de la famille, un ami, un amant. Elle fut transie par un courant glacé. Non, ce n'était pas concevable. Séides et Brethens s'étaient alliés contre les Precursor, des liens avaient pu se créer. L'entraide avait été remarquable ... Mais ces fameux liens avaient dû être dénoués après le retour à la normale. Séides et Brethens ne pouvaient vivre ensemble. Tel était l'ordre des choses.

Cette fois, ça dépassait les bornes.

Tatsu rentra brusquement la tête dans les épaules et retroussa les babines sur un grondement de colère. Ses oreilles s'étaient rabattues contre son crâne, et la fourrure de son échine s'était hérissée. Pour qui la prenait-elle ? Pour qui se prenait-elle ? Pensait-elle donc qu'elle n'était qu'une ignorante ? Valka avait passé des heures et des heures à lui conter l'histoire de leur peuple, car la jeune louve s'intéressait grandement à ce qui s'était passé avant, et considérait qu'on ne pouvait pas appréhender le futur sans connaître le passé. Tatsu savait, et parlait en conséquence. Elle dévisageait la Brethen avec une hargne glaciale. Il s'en fallait de très, très peu pour qu'elle ne passe enfin à l'action et ne la chasse à coups de crocs. Elle avait beaucoup trop de culot, ça lui en donnait presque la nausée. La compréhension et l'indulgence avaient déserté Tatsu, désormais. Intégralement. Ne restait plus qu'une colère froide et une indignation indescriptible.

- Mais qu'est-ce que tu crois, Brethen ?! Je n'ignore rien du passé commun de nos meutes ! Mais le fait est que cette cohabitation appartient bel et bien au passé, et que les choses ont changé. Peu importe les liens que vous aviez avant, aujourd'hui, ils ne sont plus tolérés. Est-ce si dur que ça à comprendre pour toi ?

Ses babines se retroussèrent à nouveau. Ses griffes plongèrent dans le sol et remuèrent la terre. Elle abaissa légèrement la tête sans cesser de grogner. Sa patience était à bout. Comment osait-elle ? La jeune louve brune commençait à amèrement regretter d'avoir été si tolérante à son égard. Maintenant, l'étrangère se permettait de la prendre de haut. Elle savait parfaitement qu'elle était plus âgée qu'elle, mais ça ne changeait absolument rien. En fait, ça ne rentrait même pas en ligne de compte. Elle était une ennemie, sur ces territoires, et elle n'était même pas sensée être là. Qu'elle soit plus ou moins âgée, elle devait respecter les règles, et ce peu importait le passé qu'elle avait entretenu avec les Séides. Ça ne comptait plus. C'était de l'histoire ancienne. Tatsu était de ceux qui estimaient que les Séides avaient eu par le passé des principes bien définis, et qu'ils méritaient d'être remis au goût du jour. Car ces derniers temps, plus personne ne semblait pressé de les honorer.

- Les Brethens ont choisi de suivre leur propre voie, murmura t-elle, les yeux à demi fermés. Et il est grand temps pour eux d'assumer pleinement ce choix. Maintenant, va t'en. Et si je retrouve une seule fois ton odeur sur mon territoire, je te traquerais, et je te ferai regretter ton impertinence.

Elle s'attendait à moitié à ce qu'elle ne force le dialogue, ou qu'elle ne lui tienne tête à nouveau. Ça ne l'aurait absolument pas étonné - petit à petit, Tatsu commençait à voir clairement à qui elle avait affaire. Les yeux or et glace de la louve étaient plongés dans ceux de son ennemie, et ne cillaient pas. Elle l'attendait de pied ferme. Le cœur battant, elle réalisait un petit peu plus grâce à cette conversation à quel point les Séides avaient perdu en prestige. Si même leurs ennemis n'avaient plus le moindre respect pour eux, à se promener impunément sur leur territoire pour chercher des fleurs, c'était bel et bien qu'il était grand temps de changer la donne.

La Brethen répondit à son invective en hérissant le pelage de son dos.

La tension dans les muscles de Tatsu était si grande qu'elle crut céder à l'intense tentation qui circulait dans son âme. Tout son corps lui hurlait de passer à l'attaque, mais malgré la haine qui l'habitait, elle était retenue par sa loyauté comme un chien enragé par son collier à pointes : elle se trouvait dans la demeure de Moiro. La louve n'avait aucune affinité particulière avec cette déesse, mais la respectait assez pour ne pas oser la mettre en colère ou la décevoir. Lorsqu'elle entendit la Brethen jouer là-dessus pour l'empêcher de l'attaquer, elle répondit par un aboiement farouche et montra les crocs. Bien sûr. Cache-toi derrière les dieux. Ça te rend plus crédible.A vrai dire, elle ne l'entendait même plus. Son esprit était complètement embourbé. Sa vision se fit anormalement floue, alors que la silhouette de la Brethen parut se distinguer, comme si elle ressortait du paysage. Mettant cela sur le compte de la rage, Tatsu ne s'en formalisa pas. Elle l'entendit vaguement parler de droit de passage, mais d'autres voix se joignaient à la sienne.

Elle tourna vivement la tête sur la droite, convaincue qu'un autre Brethen l'avait rejoint. Mais elle était seule. Elle braqua son regard sur la gauche, puis derrière elle. D'où venaient toutes ces voix ? De sa poitrine montait une ardente lumière bleue. La panique faisait couler de grosses gouttes de sueur sur le front de la louve. Elle planta ses griffes un peu plus profondément dans le sol et essaya de démêler l’entrelacs épais de mots.

Traîtresse ...
Félonne ...
Justice ...

Désormais, le monde était réduit à la Brethen à elle seule. Le monde tout autour n'était qu'un néant sans couleur. La louve, elle, se découpait très nettement par rapport au reste et luisait d'une lumière rouge sang qui appelait Tatsu. Sans réfléchir davantage, la Séide prit appui sur ses postérieurs, prête à bondir. Elle fut prise au dépourvu par les plantes qui, d'un seul coup, se mirent à grandir, et giflèrent ses flancs. Instantanément, la douleur familière irradia ses cotes alors que ses ailes s'en extirpaient dans une giclée de sang. La disciple d'Ao se cabra de douleur alors que la Brethen s'enfuyait - elle la vit partir du coin de l’œil.

TRAÎTRESSE !
FELONNE !
JUSTICE !

- Tu ne t'en tireras pas comme ça ! rugit Tatsu.

Mais elle était trop troublée pour agir avec toutes ses capacités.
Ses mots, sortis de sa propre gorge, semblaient avoir été répétés par des dizaines d'autres voix. Pourtant assurée qu'il n'y avait personne d'autre qu'elle et la Brethen, elle balaya les alentours du regard avant de se jeter à sa poursuite. Elle puisa dans toute la puissance de ses pattes pour la rattraper, mais c'était trop tard. Elle était sous la protection de Moiro. Tatsu freina des quatre fers pour s'arrêter juste avant le temple et hurla sa rage. Les oreilles rabattues contre son crâne, elle fit brusquement volte-face et jeta par-dessus son épaule.

- Tu ne pourras pas te cacher éternellement sous son égide, femelle ! Un jour, je t'apprendrais où est ta place.

Puis elle s'éloigna, laissant sa fourrure retomber progressivement sur son échine. Une bourrasque de vent souffla dans son dos, et elle y prêta machinalement ses ailes encore sanguinolentes. Elle ne suffit pas à la faire décoller du sol, mais elle s'en aida pour prendre en vitesse au sol et s'éloigner du Nasrin au grand galop.

Elle avait deux mots à dire à quelqu'un en particulier.