Plic Ploc | Pick'

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Sh'Eym se trimballait sur la plage comme une âme guillerette. Aujourd'hui, son moral était au beau fixe. Un beau tellement beau qu'il en était éclatant et se déversait tout autour de lui comme une vague de vomi multicolore. Il trottait la tête haute, ses yeux verts brillants de gaité. Il avait envie d'embrasser chaque personne qui passait, d'illuminer les journées de chaque personne qu'il croisait. Il agrémenta son trottinement de guillerets sautillements. Sa mâchoire claqua dans le vide, et il ouvrit légèrement la gueule pour mieux sentir l'air iodé du large. Il faisait bon, ce matin. Un petit vent frais faisait onduler son pelage mi-long, le sable était frais sous ses coussinets brulants, et le bruissement des vagues glissait dans ses oreilles poilues comme une douce musique relaxante.

Le loup bicolore finit par arriver au bout de la plage sablonneuse, là où les vagues mangeaient constamment la grève. Il avança d'un pas. D'un autre. Une vague plus puissante que les autres glissa sur le rivage et lui mangea les pattes, lui tirant un sourire de satisfaction. Il sautilla, éclaboussant autour de lui. Le loup avança dans la mer, jusqu'à avoir de l'eau jusqu'au poitrail. Elle était fraîche. Ca faisait du bien... Il commença à nager doucement dans l'eau, battant des pattes naturellement, se dirigeant vers les îles. Des petites îles couleur du soleil qui flottaient, facilement accessibles.

Au bout de quelques minutes, il sentit la pierre sous ses pattes, et planta ses griffes dedans. Elles crissèrent, glissèrent sur la roche mais il réussit à se hisser sur la première pierre et s'ébroua. Il s'étira et se coucha, se roula sur le dos sur la pierre chaude, savourant cet instant de bonheur.

La tête aussi vide de pensées que le ciel ne l'était de nuages.

[Excuse c'est court mais je dois partir D : ]

Tatsu ne se sentait plus chez elle.

La plupart du temps, elle vaquait à ses propres occupations loin du camp Séide. Elle partait dès qu'elle se réveillait, ne prenant que très rarement le temps de manger quoique ce soit, et ne rentrait pas avant que le soleil n'ait disparu derrière les rocheuses. Jamais elle ne revenait sans rien, de peur de faire l'objet de remontrances, ce à quoi elle n'aurait très probablement pas bien réagi au vu des circonstances. Elle ramenait toujours la plus large portion de plantes médicinales possible. En cas d'échec, elle rapportait au moins un stock de toiles d'araignées pour pouvoir panser les plaies. Mais la vie était plutôt calme, depuis la disparition des Precursor. Il n'y avait pas eu l'ombre d'une escarmouche depuis bien longtemps, et c'était tant mieux. Au moins, Tatsu avait tout le temps et l'énergie d'apprendre, même si au final elle était réduite à le faire seule, vu que son mentor s'arrangeait toujours pour disparaître quand elle avait besoin d'aide.

L'amertume et la frustration ne la quittaient pas. Aussi, il lui était difficile de faire bonne figure devant les autres, pour qui elle ne ressentait plus rien, pas même la plus mince forme d'attachement. Elle s'isolait. Elle ne supportait plus le moindre contact avec eux. Elle les trouvait insipides, inintéressant, limités, rustres, étroits d'esprits. Ils n'étaient pas aussi intelligents qu'elle. Impossible de tenir une véritable discussion, et encore ! Il fallait en avoir l'opportunité, ce qui n'était pas donné. Alors, Tatsu menait son propre chemin et limitait ses intercations avec le reste du clan, même si au fond, elle souffrait beaucoup de cette situation qu'elle faisait paraître comme ce qu'elle avait toujours voulu faire de sa vie - en somme, elle était une pure adolescente.

Mais avec des problèmes latents bien réels.
Elle n'avait personne à qui en parler, et de toutes façons, l'envie lui manquait. Le silence et la solitude avait ça de bien qu'on n'avait à se justifier à personne. Ce jour-là, fatiguée de ses plaines et forêts habituelles, Tatsu était partie loin vers le sud, et ne s'était arrêtée de marcher que lorsque ses pattes la firent bien trop souffrir. Une odeur salée lui emplissait les narines, et lui donnait une vague nausée. Pourtant, la curiosité faisant son oeuvre, elle se dirigea vers la source de l'effluve et tomba en arrêt devant un époustouflant spectacle. Le sol en dessous d'elle disparaissait à pic. La roche à nue était fouettée par les vents. La plus grande étendue d'eau qu'elle n'eut jamais vu de sa vie s'étendait devant elle à perte de vue, et un sable très fin recouvrait le sol entre la falaise et l'eau. C'était très beau. Mais l'odeur l'indisposait réellement. Elle prit les plus courtes respirations possibles et se fraya un chemin vers la plage, déterminée à visiter l'endroit malgré tout.

Le contact de ses coussinets contre le sable la surprit, mais elle s'y habitua. Son regard était planté dans les vagues mourantes, dans l'écume qui se formait au creux des vagues, dans le reflet du soleil dans les eaux. C'était si magnifique ! Le coeur en paix, elle fit un nouveau pas vers son but avant de sursauter et de hérisser le poil. A sa droite, il y avait un loup. Gris, grand, svelte, qui se dorait tranquillement la pilule au soleil. Un solitaire. Il avait l'air pourtant très familier - comment était-ce possible ? Elle n'avait jamais fricoté avec ...

Ah. Si.
Chez l'Esprit de Noël, ce drôle d'énergumène qui l'avait transformée en Rengar. Elle l'avait " attaqué " ce jour-là, afin d'essayer de venir à bout du défi que la créature lui avait donné. Allait-il la reconnaître ? Comment allait-il réagir ? Elle n'en savait rien. Elle resta immobile, guettant sa réaction du regard, mais pour le moment, il n'avait pas l'air de l'avoir remarquée. Impossible de fuir pour autant ... Il ne lui restait plus qu'à lui faire face. Tatsu se maudit intérieurement avant de déglutir et de lancer une salutation d'une voix incertaine.

- Bonjour ...

Sh'Eym battit des pattes quelques secondes dans le vide, tout à fait heureux de vivre. Le soleil était tellement chaud, frappant délicatement sur son ventre où le poil était plus doux, plus délicat. Légèrement plus foncé aussi, dans son cas. Il ouvrit une large gueule, bailla, et roula doucement alors que la pierre lui massait agréablement le dos. En pivotant, allongé sur le côté, il se retrouva avec une petite louve bicolore sous les yeux. Il releva la tête, légèrement étonné de trouver quelqu'un ici. Des yeux couleur de glace, des épaules et des cuisses d'un brun chocolat fondant et le reste du corps d'un crème qu'on aurait voulu manger... Elle était tout à fait craquante avec sa moue extrêmement gênée. Il la reconnaissait : il l'avait croisé ce jour tout à fait étrange, au milieu de l'hiver, où cet esprit-loup était venu d'on ne savait où pour leur donner des défis particulièrement étranges.

Cette dernière, visiblement ensorcelée ou tout du moins légèrement obligée pour une raison que personne n'avait vraiment compris, s'était mis à le renverser et le chatouiller à mort - et elle avait l'air de s'en souvenir. Son air renfrogné, elle se sentait visiblement obligée de lui adresser la parole, mais ne savait absolument pas quoi lui dire. Sh'Eym se laisse glisser sur la pierre et plonger dans l'eau comme un gros poisson gris, ressortit la tête de l'eau et s'ébroua avant de se diriger doucement vers la louve. Arrivé sur la grève, il se secoua fortement, sans faire attention, et aspergea les environs d'eau salée.

"Salut toi ! Pas la peine de faire cette tête. On dirait que je vais te manger. Tu ne ferais même pas mon repas. Quel bon vent t'amène par ici ? Ce soleil magnifique, ces senteurs salées du grand large ?"

Il désigna vaguement la mer du bout d'une patte.

Un sourire était inscrit sur ses babines avenant, bon enfant.

[Voilà encore pas super fat long désolée ^-^ Mais j'aime bien ce RP : D]

[Aucun problème ! Moi aussi, il promet d'être sympathique :) ]

Il n'allait pas tarder à la remarquer, c'était une évidence.

Mâchoires serrées, la jeune louve attendit que le moment n'arrive. Elle le vit rouler sur son rocher, croiser son regard, et se glisser immédiatement dans l'eau. Elle plongea un peu plus les griffes dans le sable pour s'empêcher de céder à cette envie presque irrépressible de fuir. Qu'allait-il lui faire ? C'était un solitaire, elle était en droit de s'imaginer le pire d'un être qui n'était soumit à absolument aucune règle ... Il gagna le rivage bien plus vite que ce qu'elle ne s'était imaginé, et s'ébroua avant d'avaler la distance qui les séparait encore de quelques pas. Il s'adressa alors à elle d'un air absolument dégagé et parfaitement serein, ce qui la surprit beaucoup. Il avait même l'air amusé de son état de gêne absolue. Tatsu remua les oreilles, interdite, et l'écouta sans broncher. Elle ne put s'empêcher de sourire lorsqu'il fit allusion à sa petite taille et à sa maigreur - elle était en réalité une bien piètre proie pour un estomac affamé. Elle rejeta la tête en arrière pour dégager son regard de glace des quelques mèches qui venaient le gêner, et inclina la tête en signe de respect et de salut.

- Bonjour. Je suis tellement navrée pour l'autre fois, vous savez ... J'étais obligée. J'espère ne pas vous avoir trop indisposé.

Le vocabulaire et l'élégance du ton, s'ils avaient pu être appréciable chez un adulte d'un âge déjà avancé, étaient beaucoup trop en décalage avec le minois si jeune de la louve. Rien qu'à travers ses paroles, on sentait la différence, qui même si elle paraissait belle, était un fardeau pour Tatsu. Parler, jouer, n'avoir absolument aucune logique, comme n'importe quel louveteau, voilà ce qu'elle aurait espéré pour son enfance. Mais être adulte à la naissance ? Quelle félicité y avait-il à-dedans ? Elle dénoua les muscles de ses épaules face à l'hospitalité du mâle gris, et jeta un bref coup d'oeil vers la falaise. Elle secoua ensuite la tête de droite à gauche.

- Je n'ai pas fais exprès de venir ici, à vrai dire. Je voulais juste ... Mettre un peu de distance entre le reste de la meute et moi. J'ai atterri ici au fil de mes pas.

Elle tourna cette fois la tête vers la mer. Il se déroula un bref instant, puis elle prit une brève inspiration et sourit doucement. C'était sa première rencontre avec cet endroit qui sortait de l'ordinaire, et elle se sentait bien, malgré l'odeur très particulière de l'eau et de ses habitants qui continuait à lui chatouiller les narines. Elle ne doutait pas qu'elle finirait pas s'y habituer. C'était très, très différent de la forêt et des plaines qu'elle avait l'habitude de parcourir, mais le changement ne lui déplaisait pas.

- Je ne regrette rien. C'est magnifique.

Enfin, elle planta son regard dans celui du solitaire sans cesser de sourire. D'une expression parfaitement douce et suave qui la définissait si bien.

La jeune louve inclina doucement la tête avec respect à son arrivée. Quelle bonne petite. Sûrement élevée dans le respect des traditions... Il lui fallut une seconde pour savoir de quel clan elle venait. Séides. La senteur musquée et sombre de ces loups qui rappelait le coeur de la forêt, la marque de leur unité, les suivait partout. Il était facile de les reconnaître aux Brethen, qui avaient passé tant de temps au milieu des pierres que leur pelage ne pouvait se détacher de cette petite teinte rocailleuse. Quand aux solitaires, ils avaient rarement une attache particulière. Quoi que Sh'Eym ne doutait pas que son odeur à lui devait se teinter de celle, humide et profonde, de la forêt pluviale. Après tout, il y passait la majeure partie de son temps. Il huma l'air discrètement une seconde fois, laissant les odeurs l'envahir pour pouvoir les analyser. La petite louve en face de lui n'appartenait pas à une ascendance qu'il connaissait, tout du moins l'estimait-il. Par contre il pouvait reconnaître l'odeur fraiche du romarin, celle plus piquante de la ciboulette, et d'autres senteurs parfois plus... Dangereuses. Un fin musqué de ciguë ne lui était pas étranger. Elle devait souvent être en présence de ces plantes. Et vu son âge, elle ne devait pas encore faire partie des adultes du clan. Elle devait être apprentie. S'il avait du parier, il aurait parié sur les Savants. Ces loups qui manipulaient les herbes et les pliaient à leurs volonté.

La première chose que fit la louve, après l'avoir salué, fut de s'excuser. Rien que ça. Pour le jour avec l'esprit de noël. A ce souvenir, le loup gris et vert eut un léger fou-rire. Après tout, cette journée ne s'était pas si mal déroulée que ça ! C'avait même été plutôt intéressant... Une fois qu'il avait cessé de mourir la cage thoracique pulvérisée par quelques mètres de guirlandes. Mais la petite louve n'avait pas l'air d'en garder de très bon souvenirs. D'un mouvement de queue, Sh'Eym balaya ses paroles.

"Ne t'en fais donc pas, c'est oublié. A part si tu penses que je devrais avoir le droit de me venger..."

Sourire malicieux.

Il ne faisait pas plus que ça attention à la diction de la louve, sans même penser un seul instant que c'était plutôt étrange, pour son âge, d'avoir un tel vocabulaire. Après tout, lui-même en utilisait un qui en étonnait plus d'un. Visiblement, elle était tombée ici tout à fait par hasard... En fuyant un peu son clan. Sh'Eym, tout de suite, complètement avalé par son empathie sur-développée, pencha légèrement la tête sur le côté. Il arrivait souvent que les louveteaux ne se sentent pas à l'aise dans le contexte des clans. Cependant, pour eux, les possibilités étaient souvent rapidement limitées. Il se demanda ce que cette petite tête pourrait bien devenir. Elle n'avait pas l'air bien imposante - bien qu'il savait pertinemment qu'il ne fallait pas se fier aux apparences.

Un léger sourire apparut, pour la première fois, sur les babines de la louve alors qu'elle contemplait l'horizon salé. Sh'Eym le copia. Il appréciait le fait que la louve réussisse à aimer ce qu'elle voyait. C'était important. Après tout, c'était tout ce dont Sh'Eym se contentait depuis qu'il était solitaire pour faire son bonheur jour après jour.

"J'adore cet endroit. Il sent la liberté. La sauvagerie, aussi. On ne dirait pas. Souvent les jeunes couples viennent ici voir des couchers de soleil ensemble... Personnellement, je ne vois que les monstres dont l'océan recèle. Mais ils ne viennent jamais si près de la berge, ne t'inquiètes pas.

Ton clan ne te correspond donc pas ?"

Question fatidique, il le sentait.

Au fil du temps, Tatsu finit par oublier l'odeur étrange et dérangeante des environs. C'était comme si elle avait subitement disparu, et au fond, ce n'était pas plus mal.

Elle répliqua par un sourire gêné à l'allusion taquine du mâle gris. Elle avait eu tort de s'inquiéter autant, elle s'en rendait compte. Il n'avait rien d'un monstre, bien au contraire, il avait l'air très gentil. Toutefois, elle ne pouvait s'empêcher d'être méfiante : tout ceci pouvait très bien faire parti d'une ruse, destinée à la mettre totalement en confiance, pour mieux la piéger ensuite. Elle ne savait pas où elle allait chercher tout ça, mais ces pensées paranoïaques affluaient en continu dans son esprit, et même si elle tâchait tant bien que mal de les refouler, elles persistaient. Elle s'appliquait le plus possible pour les étouffer un maximum et les empêcher de troubler sa discussion avec un inconnu qui semblait pourtant parfaitement équilibré et civilisé.

Il lui parla de son amour pour les criques. Tatsu détourna à nouveau le regard pour le plonger dans les eaux. Il n'était pas étonnant qu'on s'attache facilement à un endroit pareil. C'était quelque chose de tout à fait unique, de tout à fait beau, où elle se sentait presque complètement sereine, ce qui ne lui arrivait plus ces derniers temps. Elle s'imagina un coucher de soleil en ces lieux, mais c'était au-dessus de ses forces. Tant de beauté ... Que n'aurait-elle pas donné pour avoir la chance d'admirer ce spectacle ! Elle sourit, d'une expression douce et presque mélancolique, qui n'avait pas sa place sur un visage si jeune. Ses yeux se fermèrent à moitié, dardant un regard tranquille sur l'horizon.

Puis la question la prit au dépourvu, et elle sortit de sa douce torpeur en sursautant presque. Ses yeux s'arrondirent, ses pupilles se dilatèrent, et un très léger frémissement parcourut son corps. Son cœur avait légèrement augmenté sa cadence, et son souffle se fit un peu plus court. Elle ne s'était pas attendue à ça. Que pouvait-elle bien lui répondre ? Elle aurait assurément pu se livrer complètement, que cela n'aurait strictement rien changé à sa vie. Le loup gris était un électron libre. Il n'était pas Séide, et ne le serait probablement jamais : il était trop ouvert, trop doux, trop libre, trop en paix avec lui-même pour en devenir un. Avec surprise, Tatsu se rendit compte qu'elle était en train d'envier à mourir un individu qu'elle ne connaissait même pas. Comment était-ce seulement possible ?

- Hé bien ... Commença t-elle, indécise. Disons que je me suis posé la question ...

Il y avait tant de choses qui n'allaient pas. Sur le plan personnel, l'absence d'un père, une mère présente mais souvent ailleurs, et concentrée, et concernée par tout, sauf par elle, un mentor qui n'avait jamais eu de temps à lui consacrer, une enfance pleine de solitude, d'incompréhension, qui avait mené vers une adolescence aigrie. Personne en dehors de son cercle très réduit de connaissances ne semblait avoir le moindre intérêt pour elle, en particulier les mâles. Son cœur se serra tellement qu'elle en eut presque mal, et presque aussitôt après, une vague glaciale de colère la submergea.

- C'est comme si je n'existais pas. Je suis là, pourtant, personne ne me voit. Si je restais ou si je partais, cela aurait le même effet. Ainsi, je me demande si je suis vraiment à la bonne place, où si je ne ferai pas mieux de partir.

Elle orienta les oreilles en arrière et les traits de son visage se tirèrent. Ainsi, sa ressemblance avec Valka était extraordinaire.

- Au-delà de ça, la mentalité de certains me répugnent. J'ai l'impression que tout un monde me sépare des autres. Nous ne pensons tout simplement pas pareil. C'est très compliqué ...

Ses mots se terminèrent en soupir, et elle cessa de parler. Ces révélations ne menaient à rien, de toutes façons. Il ne détenait pas la clé de ses problèmes, et ne pourrait pas l'aider. Lui n'avait aucune notion de ce que Tatsu traversait, car il était ce qu'elle ne serait probablement jamais.

Libre.

La jeune louve semblait fortement perturbée par la vie qu'elle avait actuellement dans son clan. Ses yeux filaient de l'horizon aux vagues puis à la grève, s'arrêtant quelques secondes, changeant de sujet. Sh'Eym s'allongea dans le sable fin, son poil court frottant contre les grains chauffés par le soleil qui brillait depuis le début de la matinée. C'était vraiment très agréable, cette sensation d'être en paix avec le monde, en paix avec ce qui l'entourait. A sa question, la louve en face de lui parut légèrement surprise, voir même désemparée. Après quelques secondes de réflexions, elle entama un début de réponse... Sh'Eym eut un sourire. Se poser des questions était le début de toutes choses, donc c'était déjà pas mal. Certains n'arrivaient même jamais là et restaient enfermés dans leur train train habituel toute leur vie, sans jamais remettre en question ni leur environnement, ni leur place dans ce dernier.

Un courant d'air glacial sembla passer dans les yeux de la jeune louve. Son ton était acide lorsqu'elle commença à déverser son mal-être et sa haine envers son clan, ses parents, le monde entier. Ses crocs paraissaient légèrement sous ses babines, un large pli au niveau de son museau et de ses yeux rehaussait sa haine, la faisait paraître encore plus noire et emportée. Sa rage teintée de tristesse perlait alors qu'elle parlait de sa solitude, de son envie d'être reconnue. Vue, aperçue. Son impression d'être transparente. Sh'Eym eut un léger sourire légèrement attristé. Lorsque ses oreilles se plaquèrent en arrière et qu'elle lâchait quelques mots encore, terminant ainsi sa tirade, Sh'Eym laissa quelques secondes passer.

Le silence s'installa doucement entre eux deux. Ca n'était pas un silence lourd, agressif comme parfois ceux qui s'installent entre deux êtres en colère l'un avec l'autre. Il s'agissait d'une simple pause, un arrêt dans le temps, celui du repos et de l'attente. Sh'Eym réfléchit quelques minutes, choisissant ses mots avec soin pour les offrir à la jeune louve. Lorsqu'il commença à parler, il se roula dans le sable, se mettant sur le dos, les quatre pattes en l'air. Comique.

"Tu as besoin de leur attention ? Personne n'est indispensable, et personne n'est vraiment... Là. D'ici quelques années, peut être les gens se souviendront-ils de toi ; où qu'ils soient et où que tu sois. Mais réfléchis. Dans trente, quarante, cinquante ans ? Est-ce que quelqu'un se souviendra de... De Suète, ou de Raw ? Et qu'en tireront ces individus ?
Peu importe que personne ne te vois, tu existes. Tu es toi. Là, maintenant, tu es présente, tu regardes la mer. Es tu triste ? Cette situation te déplait-elle ?
Si tu as besoin des autres, ce que je comprends, alors les sollicites tu assez ? Penses tu qu'ils ne te donnent pas assez de leur temps ? Si ils ne font que te tolérer, peut être ne sont-ils pas les personnes dont tu as besoin.
Malgré tout ce que l'on pourrait dire, lorsque nous vivons, nous sommes et serons à jamais seul avec nous même. Personne ne viendra réfléchir à ta place. Mais tu pourrais être aidée, dirigée, si tu trouves les bonnes personnes aux bons moments..."

Il ne savait pas si ce qu'il lui disait l'aiderait. Il lui posait plus de questions qu'il n'en répondait, mais après tout la nécessité n'était pas de trouver une réponse, la nécessité était de trouver les bonnes questions.

"Tu ne seras peut être jamais à ta place nulle part si tu ne le provoques pas. Ta meute ne te plait pas ; soit. Alors pars. Pars et va découvrir le monde, les autres modes de vies qui existent, et si tu ne trouves pas quelque chose qui te plaise, alors créée le. Créée ce monde dans lequel tu veux vivre, si c'est ta conviction.
Si c'est de compagnie dont tu manques, la vie de solitaire n'est peut être pas fait pour toi, on passe beaucoup plus de temps seul qu'on ne le pense. A part si tu vis avec quelqu'un, peut être. Mais tu peux toujours essayer : personne ne t'en empêchera...
Tu peux toujours aller voir du côté des Brethens, aussi. L'ambiance qu'il y a dans cette meute te sera peut être plus à ton gout, ils t'accueilleront sûrement. Après tout, ils furent eux aussi Séides un jour... Par contre je doute que tu puisses faire marche arrière après. Ou en tout cas, difficilement.
C'est un choix difficile. Mais ne te cache jamais que ce choix est tien, et que tu peux faire de ta vie tout ce dont tu te donneras les moyens."

Longue tirade. Sans réponses, quelques idées peut être... Sh'Eym n'était pas très porté sur le concept de la loyauté à un clan que l'on a pas choisi. Elle y était née... Et alors ? Celui qui nait de parents abusif doit-il forcément les aimer sous prétexte que ces derniers l'ont engendré ?

Faire un choix, c'était refuser les autres. Alors que l'on se tenait à la croisée des chemins, on pouvait tout faire. Le premier pas était toujours le plus difficile, alors que des passages s'effaçaient à jamais de notre vie.

Mais il ne fallait jamais oublier que ne pas faire de choix consistait en l'un des choix et n'était pas une fatalité.

La personne qui choisit de suivre un avis, de suivre un chemin ou de ne pas en suivre était dans sa responsabilité et ne pouvait rejeter sa faute sur les autres.

Si Tatsu avait commencé à se sentir bien plus à l'aise au contact du solitaire, son débit de parole l'effrayait progressivement.

Au départ, suspendue à ses lèvres, elle avait bu chacune de ses paroles, étonnée et heureuse de trouver quelqu'un prêt à l'écouter et encore plus, à l'aider. Après tout, il ne lui devait rien, mais il prenait sur son temps pour essayer de l'éclairer. Oui, Tatsu avait besoin d'attention : elle ne supportait pas d'être ignorée, de n'être qu'une ombre parmi les ombres. Elle avait besoin de se distinguer un minimum. Elle ne demandait pas la lune, juste que son existence soit avérée et reconnue, car jusqu'à présent elle n'avait pas vraiment l'impression que les autres la voient. Toutes les questions que le solitaire posait, au lieu de la guider, l'embrouillaient désagréablement. Oui, non, peut-être, c'était quoi la question déjà. Elle reprit ses esprits sur cette simple phrase :

Malgré tout ce que l'on pourrait dire, lorsque nous vivons, nous sommes et serons à jamais seul avec nous même.

Il n'était pas le premier à lui dire cela.
Elle avait commencé à absorber ce principe, difficilement. Il la terrorisait et l'attristait beaucoup, mais petit à petit, elle s'y faisait. Elle posa sur lui un regard pénétrant, et tâcha de se concentrer davantage sur ses dires, même si elle commençait à en perdre le fil.

Etait-elle à sa place dans la meute ? Elle aurait voulu. Elle aimait son clan, ses principes. Tout correspondait à sa façon d'être, à son caractère. Elle avait travaillé dur, et souvent seule, pour devenir Savante en l'absence de son mentor. Elle respectait beaucoup les dieux et admirait tout particulièrement Ao. Travailler, être fidèle, aimer les dieux : c'étaient des critères communs aux Séides et aux Brethens. Elle avait pensé être une Séide jusqu'à la moelle : se trompait-elle ? Ses principes étaient-ils vraiment les siens, où n'était qu'une impression, qu'un embrigadement ? Aurait-elle été plus heureuse chez les Brethens ?

C'était une question bien trop épineuse et bien trop compliquée pour qu'elle ne puisse seulement envisager de se la poser ...

Tu ne seras peut-être à ta place nulle part si tu ne le provoques pas.

Elle ne voyait pas comment elle pouvait faire plus chez les Séides. Tous ces efforts-là seraient-ils mieux reconnus chez les Brethens ? Est-ce que ça valait le coup d'essayer ? Si elle partait, il n'y aurait pas de retour possible, c'était inenvisageable. Et si les Brethens la rejetaient ? Elle se retrouverait complètement seule, sans rien. Vivre solitaire, ce n'était pas pour elle. Elle avait au moins cette certitude là. Elle voulait vivre dans une meute et devenir un élément dynamique, important, utile. Où pourrait-elle vraiment accomplir ce souhait ?

Elle serra les mâchoires, secoua la tête, et poussa un grand cri d'exaspération. Elle baissa les yeux, ses flancs se soulevant rapidement, comme si elle venait de courir pendant longtemps. Elle se redressa lentement et plongea un regard carnassier dans celui du solitaire.

- Tu parles beaucoup trop.

Sans y réfléchir, elle s'était mise d'un seul coup à le tutoyer. En lui posant toutes ces questions, il s'était frayé un étroit chemin dans son intimité. Il était en elle, désormais. Elle respirait fort, et elle s'était figée. Dans cette posture, elle faisait presque peur. On aurait dit une statue, immobilisée dans une expression accusatrice, cruelle, enragée et souffrante. Seul le mouvement de ses flancs la trahissaient.

- Et tes paroles ne font pas que du bien.

Elle ferma les yeux et soupira avant de les rouvrir. Elle se redressa, et abandonnant son abominable masque pour une expression plus neutre.

- Mais tu as parfaitement raison de soulever tout cela ... J'avais peur de me poser les bonnes questions. Maintenant, elles sont là, dans ma tête. Mais y trouver les justes réponses va me prendre bien du temps.

Elle s'assit, en se positionnant face à la mer, et laissa la contemplation l'envahir jusqu'à ce que le calme ne revienne en elle. Elle ne voulait pas quitter les Séides, mais si elle ne pouvait pas s'épanouir chez eux ... Alors peut-être tenterait-elle sa chance ailleurs. Tout dépendrait de commencer les choses - et les gens - allaient évoluer. Ses épaules se secouèrent sur un rire sec.

- Tu en as, de la chance ! Je ne pourrai jamais vivre en solitaire. J'ai besoin d'une communauté, d'un groupe pour me sentir entière. Mais toi ... Tu n'as pas à te poser toutes ces questions. Tu n'as pas tout ces problèmes. Je ne pourrai jamais te ressembler, mais en un sens, je t'envie. N'est-ce pas absolument étrange ?

Elle tourna d'un seul coup la tête vers lui, comme un rapace avisant sa proie.

- Et toi, alors ? Qu'elle est ton histoire ? Quels sont tes démons ? Ne me dis pas que tu n'en as aucun, j'aurai peine à le croire ...

A mesure qu'il parlait, elle se crispait. A mesure qu'il lâchait, l'une après l'autre, les paroles qu'il avait envie de lui donner, il sentait qu'il sapait de plus en plus ses bases. Ce en quoi elle essayait de s'accrocher sans y arriver. Mais Sh'Eym était impassible et assénait chaque mot comme un coup de semonce, sans chercher forcément à blesser la jeune louve, mais sans chercher non plus à l'épargner. Pour lui, il était important qu'elle reçoive ces mots, qu'elle en ait connaissance, quoi qu'elle en fasse après. Lorsqu'il arrêta sa tirade, elle haletait presque, son corps proche de la transe, et elle peinait visiblement à rester calme.

Ses yeux lançaient des éclairs, et elle découvrait largement les dents alors qu'elle se redressait pour le fixer, de toute sa hauteur, alors que lui se trémoussait sur le sol tel une proie particulièrement calme. Ainsi, il parlait beaucoup trop... M'en diras-tu tant. Son sourire s'élargit doucement. Elle ne l'intimidait pas. Oh, bien entendu, la jeune louve, bien que maigrichonne, lui aurait donné bien des soucis si elle avait choisi, maintenant, de lui sauter dessus pour tenter de lui ouvrir la jugulaire - après tout il faisait lui même partie de la catégorie poids-plumes. Cependant, il y avait bien longtemps qu'il s'était parti de la peur, et ça n'était pas une petite louve en colère qui allait ébranler son calme.

Elle rajouta quelques paroles, indiquant, justifiant sa posture et sa réaction, que ses paroles l'avaient, en quelque sorte, blessée. Il ne fit aucun commentaire. Ses paroles n'avaient pas eu cette vocation, bien qu'il comprenne qu'on en arrive là. Les crocs de la louve accrochaient légèrement les reflets du soleil, et étaient bien loin le bruit des vagues et le chant des rochers percutés par la houle. Elle ferma les yeux. Reprit contenance. Redevint le masque neutre qu'elle était auparavant, plus construit même qu'auparavant. Carapace qu'elle se construisait jour après jour, qu'elle pensait avoir besoin de se construire jour après jour pour pouvoir survivre. Illusion de l'esprit, mensonge aux autres et à soi-même, activité principale de n'importe quel loup vivant en communauté. Porter un masque, le masque des responsabilités, le masque de la joie, le masque de la fausse modestie, le masque de la bravoure, le masque de la peur, le masque... Masque.

Masque. Illusion. Vie en groupe. Carapace. Instinct de survie. Plus vous laissez de personnes apercevoir ce qu'il se cache en vous, plus ils ont de prises, plus ils ont d'influence sur vous, plus ils peuvent vous comprendre, vous faire du mal.

Vous aider.

Vous suivre. Vous conseiller.

Vous aimer.

La louve se redressa tranquillement, appréhendant les questions qu'il avait posé, les rangeant dans sa tête sans savoir qu'en faire. Elle regardait la mer. C'était une bonne idée. La mer, comme ça, donnait l'illusion d'être une bonne amie, immuable, douce, impossible à perturber. Qui ne bougeait jamais. Qui serait toujours là, inchangée. Constante.

Quelle illusion. La mer était sûrement bonne pour ce genre de pensées, mais à chaque fois qu'il la contemplait, les pensées de Sh'Eym se dirigeaient invariablement vers le côté sauvage, indomptable de cette étendue d'eau. Les profondeurs malsaines emplies d'esprit que les loups ne pouvaient pas même imaginer, les vagues plus hautes que des arbres, que des montagnes, qui s'ébattaient dans tous les sens, mangeant la grève et léchant le pied des arbres, malmenant la terre dans sa fureur de n'avoir pas ce qu'elle voulait. La mer était la personne la plus versatile qu'il connaisse, recrachant un loup vivant pour en avaler un autre à la place, sans raisons autres que sa volonté.

Sh'Eym aimait beaucoup la mer... Il la respectait. Elle était au delà de tous les êtres vivants, et dès qu'on quittait terre on signait un contrat avec elle, un contrat dont elle était maîtresse, un contrat qu'elle pouvait rompre à tout moment si l'envie lui venait. La mer était amante, femme et traitresse à la fois, douce et accueillante, vive, sauvage et impénétrable.

La louve eut un rire sec. Les paroles qu'elle lui livra ensuite lui laissèrent un léger gout amer sur le bout de la langue. Sh'Eym se redressa, prenant une position couchée sur le flanc. Elle enviait sa liberté, sa solitude, tout en sachant qu'elle ne pourrait jamais être pareil. Sh'Eym réfléchit quelques secondes à ce qu'elle disait. Etait-ce sa solitude et sa position qu'elle enviait... Ou simplement le fait qu'il ait trouvé un rythme de vie qui lui convienne, et qu'il n'en envie pas d'autres ; qu'il soit satisfait de cette place qu'il avait trouvé dans ce monde qui n'était celui de personne ?

Avant qu'il n'ait pu lui répondre sur le sujet, elle se tourna vers lui d'un mouvement brusque, se voulant intimidante, menaçante. Etait-ce dans un élan de jalousie, de rancoeur, qu'elle tenta de l'interpeler sur ses démons ? Sh'Eym ouvrit légèrement la gueule, comme s'il allait répondre, et se tut. Il posa la tête sur ses pattes avant, ignorant totalement la présence de la jeune louve qui n'attendait qu'une réponse, ne sachant quoi lui offrir. Son regard s'assombrit considérablement.

Devait-il lui conter une histoire, comme il en contait toujours à ceux qui lui demandaient d'où il venait ? Devait-il mentir, comme il le faisait toujours, créer un univers dans lequel tout allait pour le mieux, ou alors épique, ou alors fantaisiste dans le seul but d'alimenter un public ? Devait-il être honnête, pour essayer de l'aider ? Ou la question de la louve n'était que de pure forme, cherchant à voir si cette pathétique attaque allait réussir à le décontenancer là où son aspect de furie n'avait pas réussi ?

Et lui, Sh'Eym, hésitait.

Il ne savait pas. Il voulait lui répondre, à cette petite louve, que les démons n'effrayaient que ceux qui vivaient avec d'autres, et que la nature elle n'essayait pas de manger son prochain. Il pouvait lui dire que ses démons à lui ne risquaient pas de l'inquiéter elle. Il pouvait lui dire qu'il n'avait peur de rien, il pouvait lui raconter une autre vie, mille autre vies...

Mais il hésitait. Que répondre a cette petite louve bicolore qui ne craignait pour l'instant que le regard des autres ? Non pas qu'il ne dénigre cette peur, mais il est vrai qu'elle ne le touchait pas autant que... D'autres. L'éphémérité de tout être, qui le terrorisait plus que n'importe quoi et qui faisait qu'il se satisfaisait énormément de sa vie de solitaire où il ne faisait que croiser le chemin d'êtres et pouvait ne plus jamais les revoir. Au final, ces liens qu'il ne créait pas, qu'il n'arrivait pas à créer ne faisaient que lui donner l'illusion qu'il ne pourrait plus jamais rien perdre à cause d'une mort quelconque. Cette vie de reclus, de solitaire, n'existait que pour masquer son impuissance à se lier aux autres, à s'attacher aux autres pour pouvoir à chaque instant les perdre.

Au final, il ne faisait cela que pour masquer à ses yeux son impuissance face au destin. Incapable d'accepter ce dernier, il préférait trouver la paix dans ce qui l'entourait plutôt que chez ses pairs.

Ce qui en faisait un loup incroyablement seul. Un loup qui ne voulait pas prendre le risque de s'attacher, un loup qui adorait ses compères, et réussissait à s'entendre avec pratiquement n'importe qui, un loup avec des capacités sociales immenses, un loup extrêmement gentil et porté sur les autres... Mais un loup incapable de se départir de sa crainte de perdre ceux qui pouvaient l'entourer. Un loup avec un trop plein d'amour pour son prochain, mais incapable de le projeter autrement que dans une affection gentiment paternelle avec tout ceux qu'il croisait, tout en bloquant tout lien affectif possible.

Le pire, c'était qu'il était conscient, quelque part, de cette incapacité qu'il avait de se rapprocher des autres. De la façon dont il s'empêchait d'aller trop souvent aux mêmes endroits, de crainte de croiser les mêmes loups, de se terrer dans la forêt pluviale la majeure partie du temps, de cette pointe indicible de joie à chaque fois qu'il croisait un de ses congénères mais de son blocage pour toute interaction future.

Sh'Eym se rendit compte qu'il n'avait toujours pas repris la parole, alors que ça faisait plusieurs minutes qu'elle lui avait posé cette question.

Chacun son masque. Masquer ses peurs. Masquer ses envies, ses faiblesses. Essayer de se faire croire que l'isolement est une chose que l'on maîtrise et que l'on peut apprécier.

Ô, certes, Sh'Eym n'était pas un éternel insatisfait. Après tout, il n'était pas malheureux. Il n'était jamais malheureux. Mais dans sa vie aseptisée où il fuyait actions et relations, il s'était peu à peu, au fil des ans, enfermé dans un cocon ouaté où tout ne lui apparaissait que de façon floue. Il s'était peu à peu enfermé dans un mode de vie où il n'était jamais malheureux, mais où rien, ces dernières années, n'avait jamais vraiment fait battre son coeur, enflammé ses sens. Contempler, comprendre la nature lui procurait un plaisir indicible.

Mais rien n'avait jamais, ces dernières années, éveillé son désir, enflammé ses sens.

"Il ne faut pas se fier aux apparences..."

De quelques mots, de cette simple question qu'il ne s'était pas posé depuis des années, de cette simple remise en cause de son existence qu'il avait essayé de se cacher, elle venait de lui exposer tout ce qu'il avait raté. Et le pire, c'est que ce constat, qui commençait simplement à germer et naître en lui, comme une légère sensation désagréable, une légère boule au fond de son estomac, n'était pas assez violent encore pour lui vouloir changer sa vie. Il ne comprenait encore pas très bien cette sensation, ce sentiment. Ce blues, cette tristesse qui tout à coup l'envahissait, le saisissait et l'emportait avec lui. Une légère bouffée d'angoisse le submergea quelques secondes, et il hoqueta doucement.

Il ne savait pas quoi lui dire. Alors qu'il était, il y a quelques minutes encore, entièrement porté sur la louve, sa volonté de la comprendre, de savoir ce qu'elle était, qui elle était, de cette curiosité maladive qu'il avait envers l'esprit de ses semblables, de cette volonté de les comprendre et de pouvoir les aider ; il s'était en quelques secondes refermé entièrement sur lui-même, douloureusement obligé de se regarder, lui, comme il ne l'avait pas fait depuis des semaines.

Des mois.


Des années.


[Je suis désolée il n'y a pas beaucoup de paroles ^^"]

Les fameux démons ...

Dans le cas de Tatsu, ils étaient clairs, mais dans le cas du solitaire, c'était bien plus complexe. Pourtant, et la jeune louve l'avait très bien dit, il était évident qu'il n'en était pas exempt. Il pouvait faire le fier avec sa langue bien pendue, Tatsu avait beau être jeune, elle savait pertinemment qu'il n'en menait pas aussi large dans sa vie de tous les jours. Elle avait été particulièrement blessée et surtout agacé qu'il se permette de s'immiscer à ce point dans sa vie personnelle, et n'en revenait toujours pas de s'être laissée faire. Ca n'était pas prêt de se reproduire. Mieux encore, elle allait lui faire payer. Ainsi, sous des airs de question pure et innocente, avec une fausse intention de faire rebondir la conversation vers lui, elle l'acculait, le mettait au pied du mur, l'obligeait à faire face à sa situation à lui, qui n'était pas plus belle que la sienne, au fond, elle le savait parfaitement.

Être solitaire, c'était être libre : une chanson que les Séides connaissaient bien. Même si elle se trouvait alors au bord du gouffre et qu'elle ne savait toujours pas quelle existence était faite pour elle, elle n'imaginait pas vivre seule. Elle restait une louve, animal de meute : une vie seul avec soi-même, ce n'était pas une vie, ce n'était tout simplement pas concevable. Il fallait juste bien choisir son entourage. Une meute comme les Brethens ou les Séides, c'était sûrement trop pour elle. Mais un petit groupe, voir simplement un compagnon et des enfants, voilà un univers dans lequel elle aurait pu s'épanouir. Ou juste une bande d'amis. Mais lui ? Pouvait-il se vanter de posséder cela, ou quelque chose de similaire ? L'image qu'elle se faisait de lui était bien différente. Pour qu'il s'intéresse autant à sa vie, à sa pauvre vie complètement insignifiante, c'était sûrement que lui n'en avait pas.

Toute son amertume, elle la conservait pour elle, et toutes ces cruelles pensées, enfouies au fin fond de son esprit. Elle se contentait de le dévisager, ou plutôt, de le massacrer du regard, glaciale, se réjouissant sans en avoir l'air de le voir petit à petit perdre son masque de grand donneur de leçon et se recroqueviller petit à petit sur lui-même. Il avait perdu en assurance - elle en avait gagné. En fait, peut-être avait-elle gagné, tout simplement.

Lorsqu'il lui répondit, elle lui offrit un sourire. Le plus étrange et le plus indéfinissable des sourires. C'était un peu comme celui d'une mère bienveillante et condescendante au possible, qui sourit à un très jeune enfant qui n'a encore absolument rien compris à la vie. D'un autre côté, c'était un peu le sourire du prédateur face à la mort certaine d'une proie qui essaye vainement de lutter contre ses griffes. Elle pencha légèrement la tête sur le côté avant d'ouvrir la gueule sur de très brèves paroles.

- Loin de moi cette idée.

Elle se redressa sans cesser de sourire et prit une profonde inspiration. L'air était froid, mais toujours aussi revigorant. Elle braqua son regard sur la falaise rocheuse. Elle était si loin de sa présumée maison, et il lui fallait bien rentrer avant que le soleil ne décline. De toutes façons, elle n'avait pas spécialement envie de rester içi. Si la présence du solitaire l'avait un peu réchauffée au départ, désormais, elle l'emplissait de sentiments bien froids. Et comme Tatsu n'avait pas mauvais fond, elle ne voulait pas pousser la discussion trop loin au risque de le blesser. Même s'il l'avait bien énervée, et qu'elle aurait voulu lui faire ressentir ce qu'elle-même avait ressenti, lorsqu'il avait plongé dans sa vie.

Quelque part, peut-être était-il bel et bien passé par là à son tour.

- Peut-être bien que nulle existence ne vaut mieux qu'une autre. Tout ce qui compte, c'est de se construire son propre bonheur et d'arrêter de le chercher.

Elle se leva et passa tranquillement à côté de lui et s'arrêta en face de lui pour lui murmurer ses adieux. Elle le contempla droit dans les yeux, sans prétention, sans provocation. Ils étaient désormais quitte.

- Plus simple à dire qu'à faire.

Les premières paroles de la louve lui firent reprendre pied instantanément. La suffisance qu'il entendait dans cette voix fluette, cette suffisance qui transparaissait dans la façon dont elle le fixait, de haut, les yeux légèrement étirés, un sourire de chacal. Cette attitude étonna Sh'Eym. Se réjouissait-elle tant que ça ? La douleur qu'il avait ressenti à se replonger dans ses souvenirs - douloureux souvenirs de lorsqu'il n'était qu'un louveteau aux côtés de sa fratrie et de sa mère - et qui transparaissait sûrement dans la façon qu'il avait eu de baisser la tête et laisser sa queue frotter lentement sur le sol.

La louve se redressa. Toute la sympathie que Sh'Eym avait emmagasiné jusque là sembla se geler doucement. Il ne prenait pas mal ses paroles, le fait qu'elle lui expose ses idées. Mais il trouvait extrêmement désagréable ce sentiment de supériorité qu'elle ressortait de l'effet qu'elles produisaient. Alors que Sh'Eym parlait avec son coeur, avec l'envie d'aider son prochain et dans le but unique de lui permettre d'être, il l'espérait, heureuse dans un futur proche, il avait l'impression que, blessée, elle n'avait à la fois pas compris sa démarche mais essayait en plus de le lui faire payer.

Laissant ses pensées sombres de côté - il pourrait y revenir plus tard, il avait tout son temps pour ça - pour se concentrer sur la louve devant lui. Un léger voile sombre couvrait peut-être son regard, mais ses pensées étaient beaucoup trop soudaines pour qu'il les ait réfléchi assez et pour qu'il se perde dedans. Il n'avait qu'au fond de son ventre une boule qui lui disait que son bonheur de ces dernières années n'était peut être pas tout ce dont il aurait pu rêver, et que les joies, toutes les joies qu'il avait eu jusque là auraient pu être plus grandes encore. C'était comme si ses malheurs avaient disparu, mais ses plus grandes pulsions joyeuses aussi, pour ne laisser qu'une douce et apaisante musique de fond sur toute sa vie jusque là.

Il hésita dans ses pensées. Il n'appréciait pas du tout l'attitude de la louve, mais avant de la blâmer comme aurait fait tout un chacun, il s'arrêta quelques secondes pour songer à ce qui avait pu la provoquer. Il doutait d'un plaisir malsain de sa part - surtout alors qu'elle était hantée de tels démons. Il supposait que sa démarche ne lui avait pas plu du tout. Ce qui n'excusait pas non plus son attitude aux yeux du loup gris et vert. Devant son attitude prédatrice et semi-agressive, Sh'Eym lui tira la langue, retrouvant un semblant de vrai sourire. Il ne fallait pas trop le pousser, mais tant qu'on n'exagérait pas trop il restait quand même une personne particulièrement gentille, et n'estimait pas du tout que se faire marcher dessus était un signe de faiblesse. Il pensait plus qu'avoir besoin de marcher sur les autres en était une. Après tout, qu'avait-on à y gagner ? Il préférait vivre avec des personnes qui étaient heureuses qu'avec des personnes qui regrettaient de l'avoir croisé.

La louve semblait avoir, pour elle, effectué son devoir, et était maintenant beaucoup plus tranquille, acceptant à la fois le fait de l'avoir perturbé et le fait d'avoir été perturbé. Il espérait simplement qu'elle se s’assiérait pas simplement sur ses paroles pour les oublier conventionnellement.

"La vie en société n'est pas si facile, je pense. La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres, et comment être heureux ensemble si chacun n'a pas la liberté qu'il souhaite ?"

Il ne voulait pas la remercier pour ses paroles, mais après tout ça allait l'aider. Il voyait là ce qu'il essayait d'apporter aux autres ; un regard extérieur sur leur vie pour leur permettre de faire disparaître les œillères que tout un chacun portait envers soi. Sh'Eym d'un pas souple se leva, et dans un même mouvement s'approcha assez de la louve bicolore pour lui lécher doucement le coin du museau, avant de faire un tour sur lui-même, avec un léger sourire. Il ne pétait pas la forme comme avant, mais appréciait quand même cette rencontre et ce moment partagé :

"Tes mots vont m'aider, jeune demoiselle, mais personne ne devrait se réjouir de faire remonter chez son prochain les souvenirs sombres de son enfance ou ses peurs les plus torrides."

Il se rendit compte à ce moment qu'il ne connaissait même pas son nom, à cette petite louve des terres Séïdes. Et qu'il n'avait pas eu non plus l'occasion d'offrir le sien. Après telle discussion, c'était chose étrange à se rappeler.

"Tu peux m'appeler Sh'Eym. Nous aurons peut être un jour l'occasion de nous recroiser, avant que la mort fauche l'un d'entre nous !"

Il sentait chez elle, dans la façon dont elle regardait le soleil et les rochers au loin, qu'elle ne désirait plus cette compagnie. Il espérait qu'elle ne lui en voulait pas trop tout de même. Sh'Eym, sur ces derniers mots, tira une très large révérence à son interlocutrice, qui n'était pas le moins du monde moqueuse mais plutôt sympathique.


Il serait bientôt seul avec ses pensées.

Désormais, elle ne l'écoutait plus que d'une oreille distraite.

C'était comme si toute sa concentration avait été épuisée par sa longue tirade, qui avait remué en elle bien des choses, et posé encore plus de questions à son esprit déjà saturé par les interrogations les plus diverses. Toutefois, redevenue maître d'elle-même, elle attendit patiemment qu'il n'eut terminé de parler avant de manifester quoique ce soit. Finalement, il lui donna son nom, et elle ferma les yeux à demi. Elle et lui semblaient décidément bien déterminés à faire les choses à l'envers. Ça aurait presque été risible.

- Tatsu.

Elle tourna à nouveau la tête vers la falaise. Le temps était passé plus vite qu'elle ne l'avait imaginé. La lumière du jour était déjà nettement différente que lors de son arrivée, le vent bien plus frais et pénétrant, l'horizon plus orangé. Il était temps pour elle de rentrer, et de faire le tri dans tout ce qui venait de se dire. Il n'était pas dit qu'elle trouverait le sommeil, cette nuit-là. Elle se dressa sur ses hautes pattes très fines, s'ébroua, battit une ou deux fois de la queue pour en débarasser les grains de sables incrustés dans ses poils, et posa une ultime fois son regard or et glace sur le solitaire. Sh'Eym. Un nom qu'elle n'oublierait pas de sitôt, bien malgré elle. Elle ignora sa révérence et ne répondit qu'à ses derniers mots, d'un ton parfaitement placide.

- Nous verrons.

Elle ponctua ses paroles d'un très léger sourire, puis tourna définitivement la tête vers le nord, progressant à petites foulées vers la falaise de pierre qui la ramènerait vers les plaines familières, puis chez elle. A mesure que la distance entre elle et lui se creusait, elle se sentait de plus en plus sereine. Très concentrée sur son ascension, les griffes glissant contre la pierre couverte d'écume, elle crut un instant s'être débarrassée de tout ce qui la hantait depuis que le loup gris s'était incrusté dans son cerveau. Lorsqu'elle parvînt au sommet et que la douce caresse de l'herbe prit le relais sur le grès coupant, elle se rendit compte qu'il n'en était rien. Avec un soupir de profonde lassitude, Tatsu laissa tomber son masque d'assurance et redevînt la jeune louve indécise, perturbée et désespérée qu'elle était au fond. Rentrer chez elle n'était pas une perspective qui l'emplissait de joie, bien au contraire. Mais quel autre choix avait-elle ?

Un bref instant, l'idée de passer une nouvelle nuit seule lui traversa l'esprit. Mais elle se rappela aussitôt la tristesse qui avait habité les prunelles du mâle lorsqu'elle avait voulu en savoir plus sur son existence apparemment si brillante, et qui au final, n'était pas plus reluisante que celle qu'elle menait chez les Séides. L'hésitation passée, elle reprit la route vers la montagne.

Mais d'un pas très lent, très saccadé, comme si elle progressait à reculons.