The Duet | Epreuve de glowstick

Ca y est. Elle l'avait enfin ressenti.
L'Appel.

Le temps s'était étiré avec une longueur infinie depuis qu'elle avait fêté discrètement sa première année. Elle savait que désormais, il lui faudrait guetter une force de l'instinct, quelque-chose au fond d'elle qui lui désignerait de quel dieu elle serait le disciple, quelle valeur elle représenterait aux yeux du panthéon divin. C'était son père qui lui avait raconté sa propre épreuve lorsqu'elle lui avait demandé. Il lui avait expliqué ce qu'il avait ressenti, comment il avait su un matin que le Raptor serait le dieu qui guiderait son existence. Il n'en avait pas été très étonné, déjà, et maintenant il ne s'en étonnait pus du tout au vu du don auquel il était alors promis. Elle lui avait confié qu'elle ne savait pas vraiment si elle croyait aux dieux encore, d'une voix basse et hésitante. Il ne l'avait pas rabrouée et lui avait simplement raconté qu'ils avaient été distants pour lui aussi, jusqu'à ce jour où ils étaient apparus sur la terre pour faire revenir la Renarde et où il avait vu de ses propres yeux chacun des divins, puis Mido au coeur de son temple. Des événements déjà anciens, mais qui avaient ancrés en lui la certitude de l'existence des ces entités supérieures. Ils étaient différents, ils ne pensaient ni ne comprenaient de la même façon que es motels, lui avait-il dit. Mais ils sont là et veillent eux, car les loups sont leurs enfants.

Morokei avait longuement réfléchi les jours suivants, tout en attendant que vienne la sensation. Puis l'impatience avait laissé place à une attente plus sereine et elle s'était mise à s'intéresser à ce que faisaient les "grands" dans le camp. Elle s'était doucement intéressée au travail silencieux et discret des Archivistes. Le compagnon de sa demi-soeur Romance en était un et elle l'avait quelques-fois accompagné au coeur de la grande bibliothèque qui se trouvait sous terre. Elle avait impressionnée par la quantité de livres qui peuplaient les immenses rayonnements et se demandait naïvement si, un jour, quelqu’un les avait tous lus, un par un, à la lueur mourante des chandelles qui illuminaient faiblement les grandes allées. Elle aimait l'idée de connaître beaucoup de choses, suffisamment pour pouvoir toujours prendre les bonnes décisions. Elle avait multiplié les promenades jusqu'à ce sanctuaire de la connaissance, jusqu'à ce réveil soudain au petit matin, avec cette impression qu'elle devait absolument se rendre à la Forêt Pluviale. Son coeur s'était mis à battre la chamade, car elle n'avait pas mis bien longtemps à émerger du sommeil pour comprendre ce qu'il lui arrivait.

L'aube était grise et rose lorsqu'elle était sortie à pas de loups du camp et s'était doucement dirigée vers la Forêt, la tête pleine de pensées dansantes et le coeur qui tambourinait sous ses côtes. La route lui avait paru longue, mais finalement elle était parvenue près des grandes cascades. Le paysage était magnifique à la lumière du matin, l'eau brillait en éclats vifs aux rayons timides du soleil. Au bout d'un petit moment de recherches, elle finit par trouver l'entrée de la grotte où se trouvait le Temple de Yurai. Elle n'y était jamais venu encore, et fut impressionnée par la majesté qui émanait des lieux.
Elle s'avança doucement vers l'autel. Elle ne savait pas comment s'adresser à un dieu, ni ce qu'il convenait de faire. Timidement, elle s'assit à quelques pas de l'autel et baissa les yeux.

"Bonjour, déesse Yurai."Murmura-t-elle après un instant de silence."Je viens vers vous afin de vous demander une place parmi vos disciples."

Elle ferma les yeux en espérant s'être correctement adressé à la Corneille.

A peine l'écho de ses parole se fut-il estompé à travers les profondeurs du Temple que, dans une lueur violacée, la déesse lui apparut. Il émanait d'elle une aura si forte, si belle, que la jeune louve sentit sa gorge se serrer. C'était la première fois qu'elle voyait vraiment une manifestation de ces cieux qui veillaient sur les loups depuis les cieux. Contrairement à d'autres de son âge, elle n'avait jamais été dans un temple encore, et n'avait jamais eu l'occasion d'apercevoir ne serait-ce qu'une moustache autre que mortelle. Et voilà que Yurai elle-même semblait se dresser devant elle, auréolée de lumière et son regard opalescent posé sur elle. C'était bien plus que tout ce qu'elle avait pu espérer pour ce jour si important - au fond, qu'avait-elle espéré exactement ? Elle n'en savait rien, tout s'était effacé de sa mémoire pour laisser entièrement la place au souvenir que serait ce jour, quelle qu'en soit l'issue.

La Corneille parla, lui donnant le corps de l'Epreuve. L'oreille de Morokei tressaillit de surprise. En y réfléchissant bien, c'était sans doute logique que l'épreuve de la Sagesse ne soit pas une épreuve physique ou quelque-chose de ce genre, mais elle ne s'était jamais posé la question de ce à quoi cela ressemblerait. Elle sentit une légère angoisse l'envahir au moment où Yurai termina sa phrase, prenant conscience que tout déprendrait des mots qu'elle dirait ensuite. Comme si toute son existence était suspendue à ses babines et à ce qui en sortirait. La pensée fugace que cette question devait en faire paniquer plus d'un passa dans son esprit. La pensée qu'elle pourrait bien être sur le point de paniquer la suivit rapidement, mais elle s'efforça de la repousser. Il n'y avait personne d'autre que Yurai et elle, personne ne la jugerait sur ce qu'elle répondrait. Seul le regard de la Corneille jaugerait sa sincérité et, sans doute, s'il y avait en elle quelques germes de la légendaire sagesse du temple Mauve.
Elle inspira profondément, sans chercher à se presser. Si sur certains aspects, elle possédait encore la candeur de l'enfance, elle avait appris plus vite que ses frères et soeur l'art de la patience et les vices de la précipitation. Elle s'autorisa même à fermer les yeux. Peut-être, pour elle, cela rendait-il l'épreuve moins compliquée et intimidante. Ou peu-être était-ce juste pour conjurer sa crainte de ne pas réussir.

Elle balaya les pensées noires qui l'habitaient et vida son esprit, n'y laissant que la question de la déesse. Qu'est-ce qui pouvait faire d'elle une enfant de la Corneille ?
Les premières idées qui lui virent furent plutôt les réponses aux questions inverses, à savoir, pourquoi ne pensait-elle pas convenir à un autre Dieu. Elle n'avait pas la force physique pour prétendre à celui d'Aka, cela ne faisait aucun doute, ni l'agilité qui l'aurait guidée vers Kiro. En somme, elle n'était pas faite pour être guerrière, chasseuse, de ceux qui arpentent et combattent au rythme des événements qui se déroulent sur leurs terres. Non, non, elle n'était pas une âme belliqueuse ou guerrière. Cela ne lui correspondait pas du tout, du tout. Quant aux autres dieu... la question était plus épineuse. Après tout, elle imaginait que peu de loups allaient spontanément vers Mido sans ressentir d'Appel et en s'auto-qualifiant de fort intelligent. Ou bien vers Dairo en se prétendant aussi rusé que la Renarde elle-même. Elle se fit des noeuds au cerveau, jusqu'à comprendre qu'elle ne partait peut-être pas dans le bon sens. Ou bien pas tout à fait.

Sans qu'elle ne sache trop pourquoi, les images de la grande Bibliothèque où elle avait passé bien des heures ces dernières semaines lui revinrent, comme pour lui indiquer quelque-chose. Mais la simple affinité qu'elle avait pour les livres et leur contenu, la symbolique de ce lieu lui semblait une bien futile raison de prétendre à la couleur de la Sagesse même. Parfois, elle se sentait même presque lâche d'aller se réfugier dans les lourds volumes en voyant combien travaillent dur les guérisseurs, les guerriers, les patrouilleurs. Et pourtant, elle sentait que c'était là que se trouvait sa place. Elle déglutit en silence, la bouche sèche. Sans trop savoir dans quel ordre placer cet amas de pensées, quelle combinaison en faire pour que cela donne quelque-chose de cohérent.

Alors la lumière se fit sur un recoin de son esprit auquel elle n'avait pas encore songé, qu'elle n'avait pas encore mis à découvert dans cette introspection aux allures d'évaluation morale. Sa peur. Elle repoussa tout d'abord cette idée, une légère honte pointant tout au fond de son être. Puis elle s'efforça de retourner vers elle malgré l'animosité qu'elle avait envers cette facette de sa personnalité. Elle la sentait depuis toute petite, et personne dans ceux à qui elle avait tenté d'en parler n'avaient su vraiment comprendre de quoi il s'agissait. Elle portait dans les tréfonds de ce qu'elle était une sorte de noyau de terreur, des peurs viscérales et vastes, qui la bridaient dans nombre des actions bénignes qu'elle vivait au quotidien. Elle avait peur d'oser, aussi. Et cela lui pesait comme une pierre sur sa jeune conscience.

"Je ne crois pas être digne de porter la couleur de vos frères et soeurs." Finit-elle par commencer, la voix légèrement enrouée, peu assurée. "Je ne possède pas la force des guerriers, l'agilité des espions ou..."

Elle hésita, puis termina :

"... ou la force d'esprit qui siérait à la Dragonne."

Elle se força à inspirer pour détendre légèrement ses muscles crispés et faire baisser sa tension, qui créait un méchant tremblement de sa voix à la fin de ses phrases. Cela fonctionna étonnamment bien d'ailleurs et elle se hâta de reprendre avant que l'impression ne disparaisse :

"Il me vient des peurs que l'intelligence et la force ne peuvent ni expliquer ni combattre. Je suis venue chercher près de vous quelque-chose afin de ne pas les combattre mais de les accepter et de pouvoir ensuite transmettre à d'autres... à d'autres loups plus jeunes quelque-chose de rassurant."

Elle avait peur de s'égarer en ne tenant pas les propos que la Corneille voulait entendre. Elle ignorait si celle-ci avait le pouvoir de suivre le fil de ses pensées, aussi partait-elle du principe que non et tentait donc de résumer un peu le tourbillon qui tempêtait sous son crâne. Avec maladresse cependant.

"J'ai vu chez certains une tempérance que d'autres appelaient de la Sagesse." Murmura-t-elle. "Quelque-chose qui n'utilisait pas la Force ni le Savoir brut, mais qui s'était éveillé doucement en eux. J'aimerais aussi le voir s'éveiller en moi."

Avec cette phrase, elle se surprit presque elle-même tant cela semblait une conclusion limpide après tout ce qu'elle avait tourné et retourné. Car oui, elle ne possédait pas pour elle les qualités requises pour devenir un enfant de l'Ours ou du Raptor, de la Renarde ou de l'Anaconda, de la Tigresse ou de la Dragonne. Elle se sentait comme un oisillon qui aspirait à devenir quelque-chose d'autre.
Un petit oisillon noir parmi les Corneilles.

La Corneille suivit sans mot dire le fil des pensées de la petite louve, qui mit un certain temps à lui répondre. Elle lut ces peurs dont elle parlait au fond de son esprit, et fut presque curieuse de la manière dont elle formulerait cet aspect de sa personnalité. Le plaidoyer qui suivit eut tout pour la satisfaire et elle inclina légèrement la tête. C'était là une bien atypique manière de venir lui demander une place dans ses rangs, mais après tout. Elle tiqua sur les derniers mots de la jeune louve. Ainsi donc, malgré son jeune âge, elle avait compris que porter les couleurs de la Corneille ne feraient pas d'elle quelqu'un de sage immédiatement, mais que cela serait l'oeuvre de toute son existence de mortelle.
Cela était convaincant.

"Tes motivations sont honorables, et ta perception déjà aiguisée bien que tu n'aies pas encore beaucoup de confiance en toi." Répondit-elle. "Va, emporte ma lumière et cultive cette sagesse, toi qui n'ignore pas que l'on ne peut y prétendre sans y consacrer un temps précieux."

Elle s'inclina au dessus de sa fontaine pour remplir un glowstick du liquide lumineux qui s'y écoulait.

"Bienvenue parmi les disciples de la Corneille, Morokei."

Elle adressa un sourire chaleureux à la jeune louve, puis son image s'évapora dans une brume luminescente. Comme si rien ne s'était passé.