→ Terre morte

Jagh s'était toujours senti plus proche du Raptor que des autres divinités. Peut-être parce qu'inconsciemment l'attrait pour la couler de Mido remontait à plusieurs génération de loup de la lignée dont il descendait sans le savoir. Alors quand les événements avaient commencé à ressembler au chaos à la Mine, et qu'une partie de sa meute avait suivit leur Alpha sans un mot, lui s'était retrouvé comme un abruti béat d'admiration pour cette trouée lumineuse au dessus des Mines. Il n'avait pas sentit l’irrépressible envie de suivre ses compagnons. Par contre, les tremblements de terres et l'endroit devenant réellement dangereux, il avait fini par s'extraire de sa torpeur pour survivre. Et loin de rester sans rien faire, il avait décidé d'aller quérir des réponses chez le dieu qu'il priait même sans glowstick, concernant les révélations du fameux Rengar-Ar'Okay. Il avait alors prit la route du Delta, aussi vite que ses capacités cognitives embrumées le lui permettaient. Le ciel restait d'un blanc pur et aveuglant. Jagh devait baisser le museau et fermer les yeux à moitié pour voir où poser ses pattes. Au début il avait cru que le manque de couleur était inhérent à ses nerfs optiques gênés par la lumière crue de la voûte céleste, mais à mesure qu'il avançait jusqu'au Delta Embourbé et que ses pupilles s'étrécissaient en une très petite bille noire dans un océan de miel, il comprit que ce n'était pas sa vision qui lui jouait des tours et bien le monde qui se fanait...

La verdure du marais devenait fade, l'eau pourtant vaseuse reflétait la couleur laiteuse du ciel. Un étrange sentiment dérangeait son coeur : celui de l'attente mêlé d'angoisse. Que se passait-il ?? Qu'allait-il encore arriver ? Il ne fallut pas longtemps à attendre que le sol se mit à rouler sous ses coussinets. Il cru à un séisme... Mais ce n'était pas violent, il ne ressentait pas la vague qui devait tout ravager. Des cercles dans l'eau lui apprirent pourtant qu'il ne rêvait pas, il y avait pourtant bien un mouvement sous-terrain ! L'air était comme suspendu, plus de vents, plus de bruissements dans les feuilles. Toute la création semblait retenir son souffle en attente d'une chute soudaine. Et le silence se fit plus présent, Jagh se sentit comme dans un nuage de coton, et tout autour, les couleurs mouraient. Un seul bruit vint déchirer les tympans du mâle blanc qui désormais apportait la seul touche de vert dans ce paysage habituellement couvert de plantes aquatiques et de vases, un craquement sec dans lequel se brisa la fontaine du Raptor. Jagh bondit alors vers les débris et vit avec horreur le liquide divin disparaître dans la terre déséchée. Il se rendit compte à ses instants que le Delta Embourbé n'en avait plus que le nom, car tout autour de lui il ne restait qu'une terre craquelée, morte et vide...

« Seigneur Mido... Que se passe-t-il ? Que vous arrive-t-il ?! »

Alors il hurla à la mort, parce que sur le coup, il ne voyait pas quoi faire d'autre que de plaindre le dieu Mido et appeler ses camarades à l'aide...

La terre tremblait sous ses pattes. Elle apercevait au loin de la fumée qui montait vers un ciel devenu plus lumineux que jamais, elle avait l'impression de sentir dans les entrailles de la terre le monde lui-même se tordre et se craqueler. Son esprit luttait contre l'espèce de torpeur bienheureuse qui s'était déposée en filigrane de ses pensées, en même temps que l'azur des cieux avait disparu. Les cheveux encore attachés en une lourde tresse, Morokei obliqua vers le Delta à l'écoute d'un hurlement déchirant.

Elle sortait d'une longue nuit à la Bibliothèque lorsqu'elle avait découvert ce qui se passait à l'extérieur. Comme à leur habitude, les brumes denses de l'île Fantôme avaient isolé du reste du continent ceux qui s'y trouvaient. Leur laissant une bien mauvaise surprise. Et visiblement, elle n'avait encore rien vu de ce qui se tramait. Elle avait voulu rentrer au camp, mais les tremblements terribles qui secouaient le sol et les roches qui s'écroulaient de la Jeune Cordillère l'en avaient détournée. Elle s'efforçait de se dire que sa famille et les autres Séides étaient en sécurité, qu'ils avaient trouvé refuge dans la Mine ou dans l'une des forêts. Chez les Brethens, pourquoi pas.
Il lui fallait garder au moins cela pour continuer. Ca et la pensée que cet étrange loup qu'elle avait croisé lors de ces nuits de pleine lune se trouvait lui aussi en sécurité, s'il existait. La volonté de le revoir était, il fallait l'avouer, l'une des choses qui la poussait à vouloir vivre encore. Elle avait bien peu sérieusement délaissées ses recherches sur les dieux et les glowsticks depuis quelques temps pour s'échapper dans d'épais volumes concernant la dame de la nuit, les créatures étranges qui avaient peuplé le continent, la magie de l'astre nocturne. Comme si elle voulait se plonger de nouveau dans l'une de ces rêveries où il apparaissait, rêve inaccessible, fantasmagorie sous le clair de lune.

Mais en cet instant, la réalité l'avait rattrapée avec une brusquesse rare. L'un de ses congénères était peut-être en danger, et elle n'avait pas d'autre but que celui d'aller l'aider. Désorientée face aux catastrophes qui enterraient peu à peu leur monde, elle venait de trouver une attache, soudainement émergée du chaos.
Elle irait au secours de ce loup.
Lorsqu'elle pénétra dans le Delta, elle crut d'abord s'être trompée d'endroit tant son visage avait changé. Il ne demeurait des étendues vertes qu'un amas de plantes séchées, mortes, recroquevillées sur elles-mêmes et jaunies bien trop vite pour que la cause ne soit naturelle. La terre était craquelée et poussiéreuse. Aucune vie ne semblait plus l'habiter. Même plus la lumière de la fontaine de Mido. Un frisson parcourut son échine.

Elle reconnut au loin la silhouette du loup blanc qui avait hurlé. Jagh. ll se tenait devant ce qui avait été la fontaine du dieux vert, et qui n'était plus qu'une vaste margelle fendue de toute part et vaguement plantée dans le sol. Elle ralentit l'allure en s'approchant, soulevant des petits nuages de poussière derrière elle à chacun de ses pas.

"Jagh ?" Appela-t-elle doucement pour ne pas le surprendre, et surtout sans savoir dans quelle état elle le trouverait.

Dans son esprit, Etheria s'était tue, comme sidérée elle aussi par ce qui se passait. Morokei s'avança avec précaution, et découvrit l'expression ravagée sur le museau du loup crêtée.

"Jagh, il faut partir." Murmura-t-elle, une lueur à la fois triste et inquiète dans le regard. "Il faut retrouver les autres."

Etait-il au courant de ce qui se passait ailleurs ? La vision des pans rocheux s'écroulant avec fracas des flancs de la montagne lui jetèrent un nouveau frisson.
Le monde devenait fou.

Une voix tira Jagh de sa complainte. D'abord lointaine, incertaine puis plus douce. Il s’agrippa à cette voix pour se défaire de cette torpeur douloureuse, pour pouvoir se libérer de cette impuissance culpabilisante qui lui bloquait les poumons. A bout de souffle, le mâle blanc ne pu répondre à sa consœur Séide. Il descendit simplement sur elle ses prunelles de miel tourmentées. L'environnement autour d'eux était devenu sec, vide, comme mort. La fontaine éteinte témoignait de l'asthénie des Dieux, ou de leur abandon peut-être ? La menace était-elle si inquiétante que même les Sept n'y pouvaient faire quelque chose ? La voix de la louve au pelage chocolat l'interpella une nouvelle fois. Il la regarda enfin vraiment, plantant ses yeux dans le regard affligé de Morokei. Les autres ? Les Séides. La meute. Leurs amis et leurs famille... Mais il n'y avait plus personne pour lui parmi le clan de sa mère. Il ne restait que Grimm, probablement bien à l'abri du déchaînement des éléments dans sa Bibliothèque. Il se rendit compte tout de suite de l'absurdité de sa réflexion. En plein tremblement de terre les nombreuses étagères, vieilles et lourdes, risquaient de tomber sur les Archivistes... Les précieux ouvrages, plus imposants et poussiéreux les uns que les autres pouvaient pleuvoir sur les loups et les assommer avant qu'ils ne puissent fuir ! Il ne restait à Jagh qu'un seul ami, il était hors de question qu'il le laisse seul dans cette épreuve ! Mais... Morokei aussi était un rat de bibliothèque... Les oreilles et le queue de Jagh se redressèrent et une lueur d'espoir raviva ses iris dorés :

« Morokei, as tu vu Grimm avant... ? Il est avec le reste de la meute ? »

Devenue attentif au reste de ce qui les entourait, Jagh sentit aussi les vibrations qui parcourait le sol asséché du marais, signe qu'ailleurs, le monde s'écroulait. Il s'ébroua vigoureusement, pour reprendre le contrôle sur son corps crispé. Il ne devait pas laisser la peur l'envahir. Jagh était un mâle fier et téméraire. Une vraie tête brûlée malgré son manque évident d'implication auprès des siens. Et puis il était en présence d'une louve, une femelle de tête plus que de muscles. Il se devait donc de la protéger des éléments, au mieux. Inspirant un grand coup, il avança de quelques pas vers la louve à la chevelure de neige, esquissant un sourire se voulant rassurant.

« Tu as raison, on va retrouver tout le monde. Je te suis. »

Pour assurer tes arrières, pour vérifier que tu arrives sauve auprès de tes proches. En cet instant où tout basculait, Morokei était son dernier lien avec la réalité brutale des évènements. En dépit de pouvoir être présent dans l'immédiat pour Grimm, pour son amie Noroi, son frère Heinrich ou encore quiconque ayant compter pour lui à un moment de sa vie -clin do'eil Thyara-, il serait là pour la brune. C'était un objectif tangible, palpable, qui lui permettrait de survivre un peu plus longtemps. Jagh posa un regard consterné sur les débris de pierre de la fontaine du Raptor avant de se retourner définitivement vers l'Archiviste. Baissant un peu le museau, penaud, il se résolut aussi à valoriser la venue de sa congénère qu'il avait oubliée de remercier.

« Morokei ? Merci d'être venue me chercher... »

Il était prêt à la suivre maintenant, jusqu’au bout du monde si elle le voulait, dans la mesure où cette limite semblait bien proche, ça ne l'engageait pas à grand chose finalement. Mais bon, bien qu'un peu aigri et solitaire, il n'allait pas empêcher la louve de retrouver les siens. Au contraire, il ne lui souhaitait pas toute les pertes qu'il avait subi, aussi retrouver la meute devenait primordial. Et puis quelque part, il se disait que Grimm aurait eu le bon réflexe et se serrait mis en sécurité...