Le goût de la Terre [azzinoth]

Le soleil se levait lentement à l'horizon, réveillant le monde dans une lueur pâle alors que déjà haut dans le ciel planait un rapace au cri strident. Au milieu de ces prairie, parcourant ces petites collines d'herbes rendues humide par la nuit, marchait une créature blanche n'appartenant pas vraiment à ce monde. Limule venait de l'Océan, la brise qui soufflait dans ses mèches noires n'avait pas la puissance des vents qui battait la terre maudite qui l'abritait, son odeur forte de sel et d'algues n'était que puanteur dans la subtilité de celles du Continent. Elle avait l'habitude du bruit contant des vagues qui venaient s'écraser sur le rivage, du cris assourdissant des oiseaux marins, du gargouillis des algues qui fermentaient à la marée basse, des carapaces qui se vidaient de leur eau. Ici, les sons plus calmes, une grenouille qui coassait au loin, le vibrement d'aile d'un insecte qui butinait, le son d'une alouette qui couvait, celui de l'herbe qui ondulait.
Elle avait un jour appartenu à moitié à cet endroit, sa mère venait d'ici, elle et Ajani était né ici avant d'être offert à l'Océan. Peut-être qu'elle aussi, aurait pu comme son frère, se faire rappeler par la Terre et trahir la mer mais bien avant lui, bien avant de se laisser amadouer par le Continent, Limule était devenu une ennemie de celui-ci. Au fond d'elle même, ce n'était pas qu'un seul monstre qui dormait, il n'y avait pas que celui qui pouvait être tué, il y en avait aussi un autre, un qui n'avait pas été choisi et qui pourtant, rappelait certaines nuits qu'il était bien là et qu'il existait.
Ça ne dérangeait pas vraiment la louve blanche, elle aimait les monstres presque tout autant que le Continent les détestait.

A un endroit, les collines s'affaissaient, formant un puits entre elle où dormait comme un océan plus petit et bien plus calme. Un bébé océan emprisonné par la terre et qui pleurait en une rivière à chacune de ses extrémités. Limule s'y approcha doucement, à l'approche de l'eau, ses pattes s'enfonçaient dans la boue donnant au pelage blanc une teinte argileuse. Ce n'était pas ça qui impressionnerait la pirate, fille de l'eau elle s'y enfonça pour nager doucement jusqu'à un petit rocher dans une zone plus clair. Elle ne s'y ébroua même pas une fois dessus, elle s'allongea simplement dessus pour venir laper la surface transparente de ce petit océan. L'eau avait un drôle de goût, celui des pierres et de boue. Sur Morne-oeil, l'eau qui se buvait était celle que leur donnait la pluie. Celle que l'on pouvait boire tout de suite avait un goût de poussière et de sel, le goûts des roches de l'île, celle que l'on gardait avait le goût des vieux tonneaux.
Et là entre ses pattes passa un poisson, il ne ressemblait pas à ceux qu'elle connaissait, ce n'était pas un poisson de la mer, mais il ressemblait encore suffisamment à ceux-ci pour que Limule sache sans aucun soucis que c'était bien un poisson, il en avait l'apparence générale. Alors, d'un geste vif et expert, elle plongea sa tête dans l'eau, refermant ses mâchoires sur l'animal qu'elle remonta. Un coup de crocs dans le petit corps frétillant, quelques perles de sang coulèrent sur sa langue et... ça n'avait aucun goût. Ou plutôt si, celui de la boue. Tout avait un goût de boue ici, limule n'aimait pas ça, elle n'aimait pas ce que donnait le petit océan.
Penchant à nouveau sa tête en avant, la louve blanche déposa délicatement et dans une grimace le poisson dans son eau. Blessé mais pas mort, il s'enfuit d'un coup de nageoire loin de la ^portée des crocs, laissant derrière lui, une petite trace rougeâtre de sa blessure.

Aujourd’hui encore, elle foulait de ses jeunes pattes les terres Lazuli, loin de qui que ce soit. Elle aimait se dire qu’elle vivait mieux seule, en simple compagnie d’Azzinoth, à se contenter de leur lien mental pour se tenir compagnie, mais régulièrement elle se prenait à espérer se faire ce que DeuxCornes appelait amis. Jusque-là, rien d’inquiétant pour une jeune louve en découverte de la vie, mais cela le devenait un peu plus quand son démon s’en mêlait. Ce dernier prenait un malin plaisir à saccager subtilement les rencontres qu’elle faisait, lui soulignant et appuyant tous les défauts des louveteaux de son âge, leur inventant des regards mesquins, des vices cachés dans leurs jeux innocents, de mauvaises intentions dans leurs cadeaux enfantins. Il lui rappelait qu’ils ne seraient bientôt que de petits lardons rampant aux pattes des dieux, lui expliquerait qu’ils la meurtriraient pour son apparence monstrueuse.

Mésange aujourd’hui arrivait à déceler certains mensonges quand ils étaient trop exagérés (cette vieille louve n’allait pas la poursuivre pour lui arracher les cheveux avec ses dents non, elle discutait tranquillement autour d’un casse-croûte avec une autre personne âgée…) mais les pertes de confiance à répétition dans sa jeune enfance l’avaient négativement marquée à propos de quelconques rencontres avec des gens de sa tranche d’âge.

Alors, malgré son envie de compagnie, elle errait avec celle de sa famille ou seule, s’autorisant quelques instants de bonheur simple quand elle jouait au Bois de l’Oubli et qu’Azzinoth dormait dans un coin de son esprit, rejouant les scènes mythiques que la Ruine leur avait contées à sa sœur et elle, égorgeant les traîtres inventés et mutilant les fourbes imaginaires.
En cette douce journée de fin d’été, elle avait décidé de tremper les pattes à la Vasque de la Lune, dans l’espoir de se rafraîchir et peut-être capturer une libellule ou deux.

Azzinoth était silencieux, sûrement occupé à ruminer dans un coin, tandis qu’elle s’approchait de la large étendue d’eau en trottinant joyeusement. Humant avec excitation les environs, elle grinça d’impatience ses grès contre ses fines défenses. Tant de choses à traquer ! Elle poursuivit d’abord une grenouille, puis chassa quelques libellules, avant de tomber sur la piste…d’un loup. Incertaine, mais curieuse, elle suivit la piste entre les joncs éparses avant d’en lire les traces dans la boue. Fines pattes, ce n’était pas un individu large ni lourd, peut-être quelqu’un de jeune ? Ou un nain. Ce serait amusant, d’épier un nain.
Trempant sans hésitation ses larges pattes dans la boue, elle se rendit néanmoins compte de son erreur quand elle se retrouva à moitié trempée et boueuse, à déraper dans la vase. Ses pattes et son ventre commençaient à prendre une teinte brune uniforme, rejoignant ses marquages bruns, salissant les quelques bracelets qu’elle commençait à acquérir et le foulard de son papa. Elle était un peu déçue, elle aimait beaucoup ce foulard, elle ne voulait pas l’abîmer plus qu’il ne l’était naturellement…alors elle eut l’idée de se baigner un peu dans l’eau de la Vasque, sûrement cela retirerait la boue. Barbotant avec quelques difficultés, elle ne se souvint de l’existence de sa traque que lorsqu’elle tomba nez-à-nez avec une jeune louve, plus âgée qu’elle ceci dit.

Figée de l’intérieur, sa panique réveilla Azzinoth, qui se rendit compte de la situation avec un léger effarement. Il laissait cette gamine seule cinq minutes et voilà qu’elle se trouvait en face d’une inconnue en se noyant à moitié dans une flaque d'eau…attendez, se noyant ?

Le démon s’introduisit dans son esprit s’accapara de force le contrôle quelques instants, juste assez pour faire perdre le rythme à la jeune louve qui avait déjà bien du mal à conserver son épaisse masse de poils hors de l’eau, et la couler à toute allure dans les algues et la vase du fond de la Vasque. Tout ce que Mésange ressentit dans les secondes suivant son bref blackout, c’était l’eau qui s’infiltrait dans sa gorge et sa truffe, et le son du rire sadique d’Azzinoth qui résonnait dans sa tête.

Bruit de barbotement alors que Limule finissait sa grimace. Entre les roseaux apparut alors un autre loup qui avançait tranquillement une patte devant l'autre, les yeux rivés sur elles alors qu'une épaisse tignasse flottait à la surface comme une algue accrochée à un bateau. La louve blanche observa s'approcher cet autre individu à la nage encore imparfaite qui efficace pour le moment... jusqu'au moment où il releva les yeux et cessa brusquement d'agiter ses pattes avant de rester à la surface, la tête disparaissant sous l'eau. Elle réapparue, et disparue de nouveau. Pour tout dire, la jeune pirate fut assez étonnée de la méthode, le plongeon était mal fait, ce loup allait avoir du mal à reprendre un position correcte et allait finir par avoir de l'eau qui rentre dans la truffe à y aller comme ça. Ils étaient bien étranges parfois, ces loups du Continent. Tout de même intéressée, elle s'était relevée pour regarder la forme sombre qui se dessinait sous la surface clair, la tête penchée sur le côté, la queue droite. Ce loup allait-il ressortir avec un poisson ? Comme eux faisaient comparativement dans l'Océan ? Limule aimait quand Sayuri ressortait de l'eau avec grâce et agilité, elle voulait voir ça ici aussi.
Quelques bulles perlaient à la surface, ondulant sur des petites vaguelettes provoquées par le remous en profondeur. Trois petites bulles, deux petites bulles, une petite bulle puis... plus rien ? Est-ce que l'inconnu était en train de se noyer ? Aucune bulle ne réapparu, répondant à la question intérieur alors Limule plongea. Ondulant avec aisance dans cette eau si calme, il ne lui suffit que d'une demi seconde pour arriver aux côtés de l'épaisse boule de poil verte, les pattes emmêlées dans les algues, cherchant à peine à s'en dégager. Un coup de croc par-ci, un coup de croc par-là, la louve blanche libéra la verte et brune avant de passer sous son vente, coinçant une des grosses pattes dans sa gueule avant de regarder la surface d'une impulsion sur le sol vaseux.
De retour à l'air libre, Limule glissa jusqu'à la berge, se séparant du loup lorsqu'il fut trop lourd à porter avec la sortie de l'eau. Elle tenta, en attrapant l'encolure, de le tirer un peu plus vers un sol plus sec mais la louve blanche devait être à peine plus lourde et mis à part traîner sur quelques centimètre le naufragé dans la boue avant d'y tombée elle même, elle ne fit pas grand chose.

« Vous êtes vraiment un peu nul pour nager, vous qui venez du Continent. »

Elle se coucha face au pauvre loup noyé, se rapprochant en rampant, ignorant la boue pour venir si près que sa truffe toucha la sienne, ses yeux bleus se plaçant au même niveau que ceux tout aussi bleus de l'inconnu. Dans cette odeur qu'elle connaissait pas, elle en reconnut une, presque effacée qu'elle aurait reconnu en n'importe quelle circonstance. Derrière elle, sa queue blanche remua.

« Oh, mais toi non plus, tu ne viens pas vraiment du Continent n'est-ce pas ? »

La panique se faisant peu à peu engourdir par le manque d’air, son corps bougeait tant bien que mal, mais Mésange ne savait vraiment pas bien nager. Un peu de jugeote lui aurait fait comprendre que le niveau d’eau n’était pas extrêmement profond, qu’il lui suffirait d’utiliser le fond pour se propulser, mais l’eau qui prenait de plus de plus de place dans ses poumons ne l’aidait pas à penser quoi que ce soit. Tout ce qu’elle entendait c’était ce rire, à la fois dément et très conscient de ce qui était en train de se passer.

Alors, elle sentit vaguement quelque chose la pousser, et ce ne fut que lorsqu’un nouveau contact avec quelque chose étant probablement le sol que son corps eut à nouveau le réflexe de la toux pour cracher les gorgées d’eau qu’elle avait avalées là où il fallait pas, passant de longues minutes à calmer la panique critique de son corps. Crachant, soufflant l’eau comme elle pouvait, elle n’eut jamais autant de soulagement à prendre des inspirations d’air frais.

« Vous êtes vraiment un peu nul pour nager, vous qui venez du Continent. »

Ce ne fut qu’à l’écoute de cette voix nouvelle que Mésange chercha à comprendre. Que c’était-il passé ? Elle s’était noyée, objectivement. Dans un étang, génial. Azzinoth ne riait plus. Pourquoi s’était-il tu ? Elle n’avait pas remarqué quand il avait arrêté.

Le regard de la jeune louve se posa sur son sauveur, ou sa sauveuse remarqua-t’elle après quelques instants. Elle avait tellement eu peur à peine quelques minutes plus tôt qu’elle n’arrivait pas à être paniquée comme d’habitude par cette présence, même si elle lui parlait, et qu’elle était si proche. Si…proche…encore plus proche…est-ce qu’elle était en train de- boop. Leurs truffes se rencontrèrent. Mésange eut un mouvement de tête interloqué vers l’arrière, se séparant de ce contact non-bienvenu.

« Oh, mais toi non plus, tu ne viens pas vraiment du Continent n'est-ce pas ? »

Elle souffla de la truffe, cette dernière la piquant encore affreusement après l’intrusion aqueuse qu’elle avait subie.

La louve vert d’eau ne savait trop quoi répondre, la discussion n’avait jamais été vraiment son fort. Mais cette personne ne venait-elle pas de sous-entendre qu’elle n’était pas une louve terrestre à l’origine ? C’était tout de même un peu cocasse, comme commentaire, dans cette situation. Mais cette espèce de sirène couverte de cadavres d’animaux inconnus semblait sous-entendre qu’elle, si. La curiosité triompha sur la timidité et la fatigue.

« Je ne pense pas avoir prouvé que j’étais plus poisson que louve. En es-tu un toi ? »

Elle ne voyait ni nageoires ni glowstick ayant pu l’expliquer, mais elle ne comprenait pas. En même temps, tout était différent chez cette inconnue : son apparence, son odeur, son comportement, le fait qu’elle ne recevait pas de commentaire d’Azzinoth.

En fait elle ne sentait plus la présence d’Azzinoth tout court dans sa tête, ce qui la perturba d’autant plus.

En réalité, ledit Azzinoth était terré au fond de son esprit, essuyant les conséquences désagréables d’avoir forcé le corps à se noyer ; mis à part la grande quantité d’énergie que cela lui avait coûté, il s’était lui-même noyé quelques instants, et un démon de son genre n’avait encore jamais ressenti ce genre de sensations. Celui de sentir la vie vous échapper. Son immense satisfaction d’avoir enfin poussé à la mort cette fichue enfant à laquelle il était rattaché de force avait surpassé le malaise au départ, mais maintenant qu’elle avait été sauvée il n’avait plus rien à savourer. Enfin, au moins avait-il enfin réussi à forcer sa présence sur celle de la gamine une fois, c’était une première.

L'inconnu recula vivement sa tête au contact des truffes, ce qui fit étirer un sourire sur les babines de Limule. Elle le trouvais marrant, la même, après réflexion plus poussé. Si Cendrillon prouvait qu'il y avait des mâles pas très mâles, celle-ci était a preuve que l'inverse existait aussi. Elle remua sa queue alourdie par un mélange infâme entre l'eau et la boue, lui faisant perdre comme sur ses pattes et son menton la couleur blanche de son pelage. Aussi curieux que cela puisse être, Limule n'en était pas le moins du monde gêner, elle avait déjà jouer dans des trous de sable mouvant  qui se trouvaient le long de certaines plage de Morne-oeil, c'était très salissant aussi. Beaucoup de chose sur l'île des pirate était salissante de toute façon, Limule n'était pas coquette de toute façon.

« Oh pas encore, ça arrivera bien plus tard. Les poissons qui dorment au fond de moi ne sont encore que des bébés, comme les tiens. »

Elle se releva sur ses quatre pattes, visiblement assez enthousiaste. La petite pirate blanche aimait rencontrer de nouvelles têtes, encore plus si elles étaient si semblable à elle. Ça la surprenait un peu de voir un petit bout de l'Océan aussi loin de lui, peut-être que c'était ça qu'Ajani était parti faire ? Peut-être qu'il rencontrait aussi un petit bout de l'Océan.

« Je le sais, je la sens, la toute petite odeur de sel que la terre essaye de cacher mais on est pareil. »

Prenant place à l’excitation précédente, un voile sombre vint couvrir la bonne humeur, Limule cessa de remuer la queue, son regard bleu s'accrocha à celui de la louve en face d'elle, aussi grande mais plus jeune, pas de beaucoup mais pour certains, la pirate était déjà bien adulte.

« Mais le Continent, il va te détester pour ça, à trop le provoquer, il va finir par se fâcher et tentera de te brûler. Céto, elle a donné une solution pour ça mais mais les dieux de la terre, ils vont faire semblant d'en avoir une aussi. Tu sais, ils aiment pas les monstres eux, alors si tu leur demande, ils les tueront pour toi.
Mais les monstres qui dorment au fond de nous, ils sont un peu nous même aussi, alors si quelqu'un les tue, est-ce qu'il nous tue un peu aussi ? »

Elle regarda un instant l'horizon, cherchant d'où elle venait, cherchant l'Océan protecteur qu'elle ne voyait pas dans cette cuvette, déjà, elle n'aimait plus ce bout de terre.

« Les monstres, je les préfère aux dieux, eux, je ne les aime pas trop. »

Les poissons qui dorment au fond de moi…malgré elle, cela évoqua Azzinoth à Mésange. Même si lui n’avait rien d’un poisson. Quand elle se concentrait à l’intérieur de sa tête, elle pouvait le voir, des fois. Il était grand, et ne ressemblait pas du tout à un loup, il avait des cornes, des ailes, et beaucoup de dents. Et clairement il ne faisait pas bébé.

Levant à peine la tête pour suivre le regard de sa sauveuse qui venait de se lever, Mésange ne savait quoi lui dire. Alors son ton changea, et elle se mit à lui expliquer des choses dont elle n’avait jamais entendu parler, mais qui pourtant résonnèrent tout de même en elle.

Quand elle lui disait que le Continent la détesterait, elle repensait à tous les louveteaux avec qui elle voulait jouer, mais qu’Azzinoth décrivait comme des gens ne voulant que son mal.
Ils n’aiment pas les monstres, eux. Ils les tueront pour toi.
Quelque chose remua en elle. Azz n’était pas très gentil avec elle, il l’embêtait souvent. Il lui disait des méchantes paroles. Il lui expliquait des choses qu’elle n’aurait pas voulu savoir. Imaginer s’en débarrasser…lui plaisait. Elle serait enfin libre de ses commentaires ! Mais étrangement ça l’effrayait un peu aussi. Car il avait toujours été là.
Mais les monstres qui dorment au fond de nous, ils sont un peu nous-même aussi, alors si quelqu'un les tue, est-ce qu'il nous tue un peu aussi ?
Ces paroles achevèrent de perturber Mésange.

Elle avait toujours fait une distinction relativement claire entre elle et Azzinoth. Il y avait sa voix à elle, et sa voix à lui. Elle avait une voix claire, féminine mais de plus en plus grave à cause de son corps qui évoluait. Lui, avait une voix…qu’elle n’avait jamais entendu quelqu’un d’autre avoir. Puissante, grave, sifflante, grinçante.
Et puis, il y a son apparence à elle, et son apparence à lui.
Quoique.
Elle était une louve, mais avait des cornes, des piques le long du dos, des grès qui dépassaient de sa gueule. Était-ce…parce qu’elle était partiellement lui ? Était-il une partie d’elle ?

« Les monstres, je les préfère aux dieux, eux, je ne les aime pas trop. »

Au moins étaient-elles d’accord sur un point. Elle pouvait donc continuer de lui parler, elle ne se fâcherait pas contre quelqu’un qui adorait les dieux.

« Je…ne suis pas sûre d’avoir tout compris. »

Se levant à son tour, Mésange reprit contrôle de son corps qui s’était calmé, et elle s’éloigna de la vase où elle continuait de s’embourber, cherchant à regagner le contact rassurant d’un sol solide.

« Je n’ai pas de poisson. Mais…j’ai… »

Subitement, elle hésita. Elle n’avait jamais parlé d’Azzinoth. Jamais. Elle n’avait jamais vraiment eu de contacts assez prolongés avec des gens autres que Méluciole ou DeuxCornes pour en parler, et eux ne posaient pas trop de questions. Généralement, c’était Azz qui l’empêchait de parler. Mais là, il était parti. Il ne saurait pas ce qu’elle dirait, il était loin au fond.

« J’ai… » fit-elle en chuchotant, comme timide, « …je crois qu’il y a un monstre avec moi. Mais ce n’est vraiment pas un poisson. »

Levant un regard angoissé vers l’inconnue, elle attendit sa réaction avec appréhension. Devait-elle vraiment parler aussi librement à une inconnue ? Pourtant, elle ne s’était jamais sentie aussi proche de quelqu’un qui n’était pas sa sœur que de cette inconnue.

Bien que la louve de la terre quitta la vase molle et  humide, Limule resta dedans, gardant ce petit plaisir de patauger dans cette boue trop humide, ses pieds se faisant avaler si elle restait trop longtemps sur place comme le sable que la mer venait lécher par petites lapes avant de l'engloutir. Elle s'amusa à laisser ses traces bien marquée là où ça se faisait plus solide, petite patte de loup qui venait de la mer qui ne coulait pas aussi bien que celles du continent. Elle écouta à peine sa compagne du jour dire qu'elle ne comprenait pas, Limule ne s'en inquiétait pas, on ne la comprenait pas toujours mais l'Océan un jour, lui expliquerait, lui où le Continent lorsqu'il la rejettera.
Cependant, elle dressa tête et oreille à l'évocation d'un mystérieux monstre qui était avec elle, un qui n'était pas un poisson, un qui semblait visiblement l'inquiété. La louve blanche quitta la boue qui avait souillé la quasi totalité de ses pattes, son ventre et son menton. Elle dépassa un peu la louve verte pour avoir ses yeux en face des siens, sautillant à reculons lorsqu'il le fallait.

« Oh ? Toi aussi une Bête te vole tes nuits ? Sur l'île, on est tous maudit pareil mais ce monstre là, je suis toute seule à l'avoir, c'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui en a un aussi. »

Elle remua la queue, le regard pétillant, et d'un bond elle se rapprocha à nouveau de beaucoup trop prêt de l'autre louve, c'était comme si le caïman sur sa tête allait venir lui manger le bout de la truffe.

« On se ressemble vraiment beaucoup beaucoup en fait ! Je me demande si celui qui vole les nuits essayerait de manger ton monstre ou s'ils seraient amis. Il mange vraiment beaucoup de chose le miens.»

C'était même un peu dangereux, il fallait faire attention, s'enfermer pour pas blesser les autres ou partir pour ne dévorer que le Continent. Pourtant Limule ne le détestait pas, lui qui était un peu elle, lui qui chassait la nuit, elle qui pêchait le jour.
Elle recula à nouveau, d'un pas, histoire d'être à distance plus respectable mais surtout pour ne pas avoir la truffe de l'autre louve lui souffler dans la sienne et vice-versa

« C'est l'ancien Capitaine qui me l'a donné. Je me rappelle plus trop ce qu'il s'est passé, c'était il y a longtemps mais Safran était drôlement en colère après et mon père m'a dit de pas trop en parler mais il ne s'est jamais rien passé de toute façon quand je le faisais. »

Elle eut un petit rire.

« Je ne sais même plus à quoi il ressemble l'ancien Capitaine Illidan, moi je connais surtout Kéran. »

Elle allait décidément de surprise en surprise avec cette louve. Elle parlait de beaucoup de malédictions, beaucoup trop par rapport aux gens que Mésange côtoyait chez les Lazulis, et était perdue face à toutes ses paroles où elle semblait s’identifier un peu plus à chaque fois.

« Comment ça toi aussi ? Le mien ne vole pas mes nuits non, mais il me parle beaucoup…le tien aussi commente tout ce que tu fais ? »

Les oreilles dressées sur la tête, Mésange était captivée par ce petit énergumène. Elles faisaient presque la même taille, mais la jeune maudite était persuadée que cette étrangère était considérée comme petite pour la moyenne. Elle se sentait même presque à l’apprécier, ce qui était assez nouveau pour elle, même si la blanche avait tendance à un peu trop se coller à son visage, dont Mésange repoussa d’ailleurs délicatement le crâne d’une patte.

Elle avait du mal à imaginer que quelqu’un d’autre puisse avoir un Azzinoth. Est-ce qu’elles partageaient réellement ça en commun ? Ça lui paraissait tellement improbable.

Puis elle parla de Capitaine, mais Mésange ne tiqua qu’au nom de Illidan, qui lui rappelait vaguement quelque chose. Etait-il une personnalité dont on lui avait parlé ? Elle n’arrivait pas à mettre la griffe dessus…généralement elle demandait à Azzinoth pour ça, mais il n’était visiblement pas près de revenir avant quelques heures. Tant pis, ça attendrait.

« Moi je ne sais pas d’où il vient, je sais juste qu’il a toujours été là. Je crois que c’est papa qui lui a demandé de m’aider à vaincre les dieux…je ne suis plus très sûre, il me racontait ses histoires quand j’étais très petite. »

Oh! Son monstre à elle, il parlait, ce n’était pas le cas de Limule et il fallait l’avouer, elle fut soudainement extrêmement jalouse. La petite louve blanche gonfla alors ses joues, un peu vexée contre le destin, comme si son air boudeur allait changer quoi que ce soit.

« Non le miens il parle pas »

Elle dégonfla ses joues dans un soupir pour tanguer de droite à gauche dans une moue toujours un peu contrarier

«  C’est pas juste, j’aurais aimé qu’il parle aussi, je n’aurais pas été toute seule lorsqu’Ajani est parti »

Et elle bouda encore un peu pour ne plus rien dire pendant une trentaine de seconde, se contentant de creuser des traces de ses propres pattes dans la boue, petits dessins de pattes rendues palmées par le mode de vie semi aquatique des Raeders.
Mais Limule restait ce qu’elle était, une louve plutôt bavarde dans l’ensemble et pas longtemps de mauvaise humeur pour quelques futilités. Alors elle releva rapidement la tête pour sautiller à nouveau vers sa nouvelle compagne, allant à son oreille comme pour souffler un secret.

« Le miens, je crois qu’il est un peu nul » dit-elle à voix basse avant de reculer et de hocher la tête d’un air entendu. « Mais il serait sans doute vexé de l’apprendre »

Forcément n’est ce pas? Une bête qui devenait monstrueuse sous la lune pour tout détruire et tout dévorer. Limule y était un peu pour lui dans tout les cas.
Puis la louve verte parla de son père, de l’aide que celui ci avait demandé au monstre de l’aider à vaincre les dieux et à ses paroles, la blanche remua légèrement le bout de sa queue. Enfant de l’ombre qu’on avait donné à la lumière, sa jeune compagne du jour au monstre qui parle n’était décidément pas au bon endroit, l’Océan lui ne s’embête pas à garder en vie ceux qui ne peuvent s’adapter à lui, il les tue à petit feu ou les noie. La petite pirate fixa à nouveau le regard de l’autre louve de ses yeux bleus.

« c’est une drôle d’idée de mettre les crocs de l’ombre à la lumière, j’ai hâte de voir ce que ça donnera. Nous on vit déjà avec les monstres, les frontières sont déjà établies.
C’est important qu’il y ait des ennemis aux dieux, l’opposition ça permet de garder l’équilibre mais chacun doit se démener pour gagner un peu plus sur l’autre »

Et à nouveau, trop tactile, elle vont presser sa truffe contre celle de l’autre louve. Elle la connaissait si peu et pourtant elle l’aimait déjà vraiment beaucoup, cette autre enfant qui était tout comme elle.

« Mais tu dois vraiment faire attention, ils essayeront de détruire qui tu es, de détruire ton rôle dans le monde pour te rallier à eux.
Je suis sure que c’est ce qui est arrivé à Ajani, il s’est fait avoir, il était plus Terre que Mer »

Elle remua la queue, plus légère derrière elle.

« Il te dit quoi, le monstre qui te parle? »[/b]

Mésange eut un peu peur d’avoir dit quelque chose qu’il ne fallait pas quand l’inconnue eut l’air un peu contrariée. Alors le sien ne parlait pas ? Était-ce si grave ? Je n’aurais pas été toute seule lorsqu’Ajani est parti. Oh, elle était donc toute seule…c’était pour ça qu’elle se promenait sur les terres Lazuli ? Elle n’avait personne à suivre ? Quoique non, elle avait parlé d’une île avec apparemment ceux qu’elle connaissait, avec plein de noms.

Elle leva cependant un regard de hibou vers la louve quand elle s’approcha tout près d’elle…pour clasher son démon. Mésange pencha la tête sur le côté, fixant la blanche qui semblait très sérieuse dans son propos. Elle ne voulait même pas imaginer combien de temps Azzinoth l’empêcherait de dormir ou se concentrer pour parler à quelqu’un, si elle disait quelque chose du genre.

La jeune Lazuli écouta patiemment le flot improbable de paroles de son vis-à-vis, mais fut surprise par son mouvement vif, et surtout de se retrouver à nouveau truffe contre truffe. Mésange tomba assise dans un geste d’évitement maladroit, un peu gênée par la proximité constante de cette nouvelle compagnie.  

« Je…ferais attention. »

A quoi ? Elle ne savait déjà plus trop, mais elle essaierait.

« Là, rien. Il est parti plus loin pour le moment. Mais…tu sais…Azzinoth est pas très gentil. Il fait exprès de m’embêter. C’est lui qui a essayé de me noyer tout à… »

Mésange s’étouffa dans un hoquet de surprise. Elle avait dit le nom d’Azz comme ça, à quelqu’un, à voix haute…c’était probablement la première fois. Et elle venait de se plaindre de lui. Est-ce qu’il n’entendrait vraiment rien ? Est-ce qu’il ne viendrait pas la punir plus tard ? Elle ne sentait rien…mais elle n’arrivait plus à savoir si c’était une ruse de sa part, ou s’il était toujours véritablement partie. Toujours était-il qu’elle ne se sentit plus très bien.

Limule hocha la tête. Oui, la louve en face d'elle ferait attention, elle le savait, elle pouvait lui faire confiance sur ça, elle n'était pas comme ceux du Continent. Au fond de la verte, dormait des monstres comme les siens, dans sa tête, on avait gravé une mission comme ceux des Raeders. Elle n'oublierait pas, elle était comme eux et un jour, elle viendrait sur l'île, la pirate le savait. Un jour !
Elle s'éloigna un peu de sa trop grande proximité pour s'étirer, amenant ses pattes loin en avant, abaissant tout son corps sauf son arrière train avant de faire toute le mouvement inverse. Ses oreilles pointèrent à nouveau vers sa nouvelle amie lorsque celle-ci prononça un nom à son tour. Elle eut un petit rire aux plaintes de la verte, comme si ce n'était que des désagréments minimes.

« Oui il faut apprendre à vivre avec eux, apprendre à les comprendre avant qu'ils ne finissent par nous tuer. »

Elle offrit un nouveau sourire, très amicale, peut-être trop légère comparativement au sujet de discussion.

« ça n'a rien de facile c'est sûr »

Puis, elle regarda l'horizon quelques instants, cherchant quelque chose, comme un bruit qu'elle seule avait pu entendre. Elle se dressa, corps en alerte, tendant l'oreille. Le vent souffla dans les colline, ébouriffant, froid et s’engouffrant dans son pelage humide et boueux. Une dernière fois elle se retourna vers la louve verte, une dernière fois elle plongea ses yeux bleus dans les siens.

« Il appelle, l'Océan, il a peur que je fasse comme mon frère et que je ne revienne pas ! »

Elle boopa à nouveau sa truffe avec la sienne.

« On se reverra, j'en suis sûre ! Nos destins sont si semblable qu'ils sont forcément liés ! Alors, à cette prochaine fois et n'oublie pas ! Méfies toi des promesses que le Continent voudra te faire »

Petit bond en arrière, puis un autre et rapidement, comme un fantôme de passage, elle disparue, avalée par les herbes hautes.