Grandir et évoluer ✠ Athelstan

Elle grandissait, Pepper.
Cette constatation avait sauté aux yeux du grand loup tricolore quelques temps auparavant, lors d'un temps plus calme de leur entraînement où ils s'étaient contentés de discuter simplement. Un petit pincement au coeur accompagné d'un grand sentiment de fierté l'avait envahi alors que son regard vairon lui avait révélé que sa jeune apprentie était en passe de devenir une adulte bien plus tôt qu'il ne l'aurait cru. Si elle avait gardé cette fougue qui paraissait guider chacun de ses actes - et qui l'attendrissait un peu, il fallait bien se l'avouer - elle était devenue bien plus posée et réfléchie. Sans avoir la langue dans sa poche, elle était devenue plus polie, plus assurée dans ses paroles. Plus adulte, même si ce n'était pas facile à admettre.

Cela faisait longtemps déjà qu'elle parlait de son voeu de devenir disciple de la Renarde, comme la chère Dame Lucie et son frère, le prêtre de Dairo. Toutefois, elle n'avait jamais clairement évoqué de volonté de s'y rendre, aussi le tricolore laissait-il les choses se faire. Il doutait fort qu'elle soit trop timide pour le lui annoncer, aussi n'était-elle peut-être pas encore prête. Oh, il était bien conscient de ne pas l'avoir préparée à attendre un signe divin pour se présenter à la déesse, puisque lui-même n'en avait pas eu besoin. Comme bien des moments forts de la vie, il y avait quelque-chose au fond d'elle qui lui dirait, le moment venue, qu'il était temps d'écrire une nouvelle page de son destin. En attendant, elle continuait d'animer son quotidien au gré de leurs conversations, des entraînements, des patrouilles. Ce jour-là ne faisait pas exception, en tout cas pas jusque là.

Ils se trouvaient ce soir-là, à la fin d'une belle journée, en haut des Falaises Littorales. Les prémices du crépuscule teintaient le ciel de couleurs pastels et chaudes, et faisaient naître des reflets flamboyants sur leurs pelages. Les embruns qui passaient la barrière rocheuse venaient parfois gonfler leur fourrure en leur apportant les effluves d'un monde qu'ils ne visiteraient sans doute jamais. Il s'y arrêtèrent un instant, non loin du chemin qui descendait le long de l'à-pic pour aller jusqu'au temple de la Renarde. Ils ne l'avaient encore jamais empruntés, et le Chevalier se fit la réflexion qu'il lui faudrait sans doute accompagner Pepper au moins une fois. Non pas qu'il doutât de sa débrouillardise, mais dans l'excitation du grand jour mieux valait avoir tous ses repères. Il repoussa la pensée du faux pas qu'elle pourrait faire et des conséquences terribles que cela aurait, parce qu'il n'avait aucune envie d'imaginer cette possibilité.

La voix de la petite louve bleutée l'arracha à cette pensée sordide et il posa le regard sur elle. Postée non loin du bord, elle se tenait au-dessus de l'entrée du temple, face à l'immensité de la mer. Sa question le surprit, sans toutefois le prendre de court. Il s'approcha de quelques pas pour laisser son regard se perdre dans la mer, et après avoir réfléchi un instant répondit :

"Il me semble que je n'avais pas encore trois années révolues. C'était après que les dieux soient descendus sur la terre pour transformer le continent, les Etelkrus étaient tout juste nés, tout comme l'était le temple actuel d'Aka."

Les souvenirs vinrent danser devant ses yeux, qui furent envahis de nostalgie. Athelstan était l'un des derniers loups nés avant que le monde ne soit pratiquement détruit par Cronos, puis rebâti par les Sept. Un jour, il serait l'un des derniers à avoir même simplement connu cet ancien monde, qui avait vu se naître sa famille avant que les changements ne la brisent. Il n'éprouvait plus qu'une légère tristesse en y songeant, car tout cela était désormais bien loin. Chacun avait fait son petit bout de chemin, chacun avait rendu fière leur lignée. Il eut une pensée pour ses parents, partis depuis bien longtemps, en se demandant s'ils se doutaient que leurs enfants deviendraient de si grands loups. Peut-être que la réponse était que tous les parents voyaient de grands loups en leurs enfants.
Un peu comme lui avec Pepper.

Sa remarque était totalement inattendue et laissa le Garde à la fois amusé et songeur. Il n'avait à vrai dire jamais vu la chose sous cet angle, à savoir qu'il était plus âgé que la meute. Il tait vrai que chacun agissait maintenant comme si les Etelkrus, les Nakhus et les Lazulis avaient toujours régné sur Punk-Wolf, passant sous silence tout ce qui s'était passé auparavant. Mais au fond, il n'avait jamais trouvé cela vraiment dérangeant. Il leur fallait aller de l'avant plutôt que de regretter un passé qui, de toute manière, ne reviendrait jamais. La vision du monde rongé par Cronos lui-même était sans doute un très bon moyen de conviction à ce sujet. Puisque ce jour-là, leur monde lui-même aurait pu être détruit, et rien de ce qui se passait ce jour-là n'avoir même qu'une existence. Et il aurait été fort regrettable que le monde n'ait pas la chance de connaître la petite Pepper, cependant.

"C'est vrai," Répondit-il avec un rire léger. "Etrangement, je n'avais jamais posé un tel regard sur les choses."

Il se demanda brièvement s'il était supposé sentir... âgé, au vu du nombre d'années qui s'accumulaient derrière. Il n'avait pas l'impression de l'être, toute modestie mise à part, mais peut-être était-ce plus une sorte de décision à prendre. Devoir consacrer sa vie d'avantage à la sagesse qu'à l'action. Il ignorait si c'était vraiment quelque-chose pour lui, avec une pensée amusée. Pour son père, ça ne l'avait jamais été, alors peut-être qu'il aurait lui aussi ce feu brûlant dans le coeur et dans le corps pour de longues lunes encore.

"Les Etelkrus sont notre présent, et c'est ce qui importe." Acheva-t-il en chassant d'un mouvement d'oreilles ses pensées qui dérivaient. "Le passé nous apporte la sagesse, mais c'est aujourd'hui que nous vivons."

Il vit son apprentie se redresser légèrement avant de prendre la parole de nouveau, une sorte de petite mimique qui indiquait que sa réflexion était terminée. Elle n'en avait sans doute pas conscience, tout comme elle n'avait pas conscience de se rendre plus unique encore en le faisant, mais le Chevalier l'avait bien remarquée. Elle se tenait un peu plus droite, redressait ses oreilles, son cou, sa petite queue touffue, et ce juste avant de dire quelque-chose d'important. Il écouta sans mot dire sa demande, et ne put s'empêcher de lui adresser un sourire touché. Un réflexe social peut-être, car il savait pertinemment qu'elle ne le verrait pas. Il lui fallait trouver les mots, le ton, l'attitude qui remplacerait un sourire. On disait qu'il était possible, juste à l'ouïe, de percevoir si quelqu'un souriait en parlant. Il n'avait jamais vraiment vérifié cette théorie avec la jeune demoiselle ici présente. Il ne s'était en tout cas jamais posé la question de cette manière.

"Ce serait un grand honneur, Dame Pepper." Répondit-il posément.

Athelstan n'était pas un mentor froid et sévère, mais pas non plus débordant d'expressivité pour tout ce qui était affectif. Pourtant, il avait bien des choses à exprimer parfois - et pas seulement à cette petite bouille bleutée qui était son apprentie - et ne trouvait pas toujours le bon instant, les justes paroles, celles qui étaient à son goût pour remplir cet office. Il s'approcha donc d'elle pour aller se poster à ses côtés, face à la mer qui faisait rouler les boucles de ses cheveux. Pour la première fois depuis un bon moment, il les avait laissé détachés. Depuis la grand sécheresse, il avait gardé le réflexe de les nouer négligemment sur sa nuque. Il savoura en silence cet instant, qu'il savait plus qu'éphémère. Cette vision du soleil qui déclinait lentement vers la mer, de Pepper et sa silhouette adolescente illuminée par la lumière du soir, de l'écho de sa voix qui lui demandait de lui accorder ce privilège.

"Souhaite-tu que je te montre comment te rendre au temple de Dairo ?" Demanda-t-il finalement en posant le regard dans ses prunelles étoilées. "Nous en sommes très proches."

Il eut en peu de temps bien des occasions de sourire. C'était incroyable comme Pepper parvenait si aisément à dérider son visage à l'expression parfois un peu sévère, sans doute sans même s'en rendre compte. Il y avait bien-sûr son attitude, ses remarques souvent sans filtres - bien qu'elle se soit considérablement assagie depuis le début de son apprentissage, il en était pleinement conscient -, mais également les expressions qui se dessinaient sur son museau lorsqu'elle était ravie, surprise, d'humeur malicieuse aussi. Elle lui rappelait un peu sa soeur Elaine lorsqu'ils étaient très jeunes et qu'elle faisait montre d'un caractère bien trempé, mais sans méchanceté. C'était peut-être cela aussi qu'il avait, pour une raison mystérieuse, perçu chez elle : même si sa langue était bien pendue et qu'elle savait se défendre un peu plus redoutablement chaque jour, il ne lui trouvait qu'un bon fond, sans vices profonds ou malfaisances. Il ne pouvait bien-sûr prétendre connaître les plus intimes pensées qui habitaient son esprit, mais il espérait avoir suffisamment lu en elle pour que cette impression soit véritable, et qu'elle reste une louve d'honneur jusqu'à la fin de sa vie.

Cela ne le surprit pas qu'elle soit si joyeuse à l'idée d'aller enfin jusqu'au lieu sacré où, dans quelques temps, elle se présenterait pour prétendre au glowstick de Dairo. Elle lui lança un regard qu'il comprit comme amusé et impatient à la fois. Sans y avait-il une graine de fascination également. Ce n'était d'ailleurs pas vraiment un regard, mais étonnamment le grand loup le percevait comme tel. Si Pepper avait appris à vivre dans un monde fait pour ceux qui possédaient des yeux, lui s'était adapté à sa manière de s'exprimer sans les habituels coups d'oeils profonds que les lupins avaient coutume de s'échanger. Il en ressortait sans doute plus riche, d'une certaine manière, puisqu'avant elle il se référait, comme la majorité de ses camarades, beaucoup au regard pour estimer ce qui se tramait dans l'encéphale d'un congénère. Cela étant impossible avec Pepper, il s'était rabattu sur les nombreux autres signes qui accompagnaient l'humeur d'un loup, de manière bien plus accrue. Il pouvait affirmer en cet instant l'avoir ravie, et lui-même en était heureux.

"Dans ce cas, en avant jeune Dame." Lança-t-il, avec toujours ce petit sourire au coin des babines. "Porte une grande attention à mes pas, mais également aux tiens. Ce n'est point une course, au moindre doute il est permis de s'arrêter pour vérifier qu'il n'y a pas de danger."

Non pas qu'il n'ait pas confiance en sa débrouillardise, mais dans la hâte de vouloir accéder au temple, une erreur était vite venue. Il jugeait qu'elle avait acquis suffisamment de maîtrise d'elle-même pour comprendre que chaque petite avancée était à faire à pas prudents sur ce chemin. Il ne s'était volontairement pas attardé sur la hauteur du précipice contre lequel ils marcheraient, sur le petit sentier menant au repère de Dairo, mais se doutait qu'avec son ouïe aiguisée elle le sentirait. Le fracas des vagues au pied des falaises était un repère qui pouvait être inquiétant, et il souhaitait voir comment elle appréhenderait. Si elle était effrayée, il serait là pour l'emmener à bon port. Car il était presque impossible de faire demi-tour sur les passages les plus abrupts. Une fois le chemin entamé, il fallait se rendre au bout.
Il préféra ne pas lui laisser la mauvaise surprise de ne pas pouvoir revenir sur ses pas et ajouta alors qu'il s'apprêtaient à descendre à l'entrée du chemin :

"A partir d'ici, ne devons aller jusqu'au bout pour pouvoir ensuite remonter. Sois prudente."

Il y avait quelque-chose d'un peu solennel dans ce moment. Comme si la jeune apprentie allait franchir une nouvelle étape dans sa vie. Athelstan passa la langue sur ses babines, asséchées par le vent qui soufflait en fortes bourrasques, puis 'engagea à pas lents sur le petit sentier. Ce dernier allait droit en descendant un instant, puis obliquait presque aussitôt sur leur gauche.
Et l'avancée délicate vers le temple de Dairo, à flanc de falaise, commençait.

Les premiers pas qu'ils firent sur le sentier furent silencieux, emprunt de cette allure un peu solennelle de l'instant. Pour la première fois, la jeune Pepper mettrait les pattes dans le temple de la divinité à laquelle elle se destinait. Contrairement à la majorité de ses congénères, elle n'en admirerait pas la somptuosité avec ses prunelles. Le Chevalier se demanda si cela renforcerait le sentiment que lui-même ressentait dans l'antre des dieux, à savoir celle d'une présence invisible mais bel et bien là, qui observait chacun de ses gestes, galvanisait chacun de ses combats, transformait ses hésitations en certitudes et en choix. Il était né dans une famille qui respectait et adorait les dieux, et il les avait toujours considéré comme des veilleurs du monde des mortels. Peut-être était pour cela qu'il prêtait une oreille attentive à ce qu'il pouvait ressentir à leur proximité. Il se souvenait avec une clarté parfaite du jour où il avait vu les dieux sauver le monde de Cronos, ainsi que de celui où Aka, le dieu Grizzli, était apparu à lui pour l'éprouver et en faire son disciple. Il était bien incapable de mettre des mots sur ce qu'il avait ressenti alors, encore aujourd'hui. Mais c'était un instant unique dans une existence, que Pepper ne vivrait pas comme les autres. Elle ne verrait pas la majesté des dieux par leur apparence. Peut-être qu'à cause de cela, elle n'en aurait jamais la même vision... Hm.

Alors que ses pensées s'attardaient sur cette interrogation, il remarqua que son apprentie s'était immobilisée à l'endroit où le chemin devenait plus abrupt et coudé. Il se figea lui aussi, conscient qu'il était dans la quasi incapacité de se retourner pour l'aider si quelque-chose devait mal se passer. Conscient également qu'il risquait de dépasser fort aisément les limites du raisonnable si mettre sa vie en danger lui donnait l'impression de pouvoir sauver celle de Pepper. Elle ne tenta pas le diable cependant et avec une conscience impressionnante de la situation, lui adressa quelques mots en lui demandant de bien vouloir parler tandis qu'ils avançaient, afin qu'elle puisse passer sans encombre le tournant serré et les chemins qui venaient ensuite. Car cette première difficulté n'était que la première d'un périple qui s'annonçait lent et délicat. Cependant, une fois le chemin passé et la peur aidant à en assimiler rapidement tous les détours, il ne doutait pas que cela paraîtrait bien plus simple à sa jeune apprentie.

"Naturellement, jeune Dame." Répondit-il, toujours tourné vers elle. "Profitons de cet instant pour nous rappeler les vertus de la Chevalerie, celles que tout Chevalier doit oeuvrer à avoir, à défendre et à respecter."

Il laissa filer un court instant, puis tourner de nouveau le buste vers l'avant et se remit à avancer à pas tranquilles et prudents, guettant d'un oeil discret l'avancée de la petite louve bleue derrière lui. Il se rappelait fort bien le jour où son propre père lui avait enseigné ces valeurs, et à chaque fois qu'il les partageait avec Pepper, il avait le sentiment de participer les faire perdurer. L'ordre ancien des Chevaliers desquels étaient issus feu Sires Agravain et Méléagant trouvait encore un écho dans les loups qui vivaient sur ce continent là, bien loin de leur patrie originelle.

"Tout d'abord vient le Courage." Entonna-t-il. "Un Chevalier sait faire face à ses peurs pour veiller sur les siens et servir les justes causes. Nul ne peut être exempt de peur, mais lui ne doit jamais faire preuve de lâcheté. Son devoir est de protéger."

Il fit quelques pas en avant, tout en parlant. Des pas mesurés, plus pour que la petite louve puisse le suivre que pour sa véritable sécurité. Après tout, lui-même avait emprunté ce chemin bien des fois au cours de ses patrouilles. Depuis les incidents avec les animaux, il était de bon goût d'aller pousser les vérifications jusqu'aux fontaines, histoire d'être certain qu'aucune créature n'était allée à l'encontre de son instinct en goûtant au liquide interdit. Un acte qui avait dû être bien désespéré, puisqu'à l'exception de cette fois-ci Athelstan n'avait souvenir d'aucune histoire qui en parlait dans ses lectures de jeunesse. Tout le monde avait d'ailleurs été bien abasourdi par ces êtres surpuissants et si territoriaux. Une chance que chacun n'aie pas ramené sa horde avec lui pour se désaltérer.

"Puis vient l'Honneur. Jamais un Chevalier ne doit agir d'une manière qui pourrait lui faire perdre l'estime des autres ou l'estime de lui-même. Il ne doit pas se mépriser ou se montrer méprisable, et doit chérir la morale autant que faire se peut. Il doit toujours se comporter de manière honorable et juste."

Un oiseau vint voleter non loin d'eau, une mouette aux plumes grisées qui lâcha un cri aigu en posant ses petits yeux noirs sur les deux loups. Elle se savait inaccessible ici, sans aucun doute, maîtresse des falaises et de leurs dangers qui pour elle n'en étaient pas.

"Il y ensuite la Courtoisie." Continua le Chevalier. "Il doit se faire devoir de toujours se montrer de la plus grande politesse avec chacun, ce qui est une marque de respect de ses semblables, quoi qu'ils aient fait. Aucun mot perfide ne saurait résoudre quoi que ce soit, aussi n'est-il pas un recours de Chevalier que de les utiliser."

Ils progressaient à petits pas, mais progressaient tout de même. Il guettait d'un oeil attentif l'avancée de son apprentie, sans interrompre son discours pour autant, sans perdre de vue leur objectif. L'entrée du tunnel de Dairo ne se dessinait pas encore à leurs yeux, cachés par quelques menus replis de pierre. Mais cela ne saurait sans doute plus tarder.

"Un Chevalier doit également savoir faire preuve de Compassion. Il doit savoir se mettre à la place des autres pour comprendre leur souffrance, et oeuvrer à les en délivrer. Tous les loups méritent de recevoir de la compassion, car il n'est pas possible de les réduire à de simples actions. La compassion apporte la vertu suivante  : la Sagesse."

Il fit un pas légèrement de côté, presque sans s'en rendre compte, pour éviter une pierre un peu plus saillante. Quelques centimètres un peu plus proche du bord qui s'étendait, avide, à côté de lui.

"La sagesse n'est pas quelque-chose que l'on peut décider d'acquérir. Elle vient seule, avec les actes, avec les ans, au long de la vie. Elle est le but de bien des Chevaliers."

Il tourna de nouveau légèrement le museau, pour surveiller ce qui se passait derrière lui. Bien-sûr, il s'en serait aperçu si une quelconque mésaventure avait soudain interrompu le parcours de Pepper, mais ce geste machinal avec quelque-chose de... presque rassurant.

"Enfin, il y a la générosité, l'altruisme. Un Chevalier doit agir pour défendre le Bien et pour défendre les siens avant d'agir pour lui-même. Si son honneur est sali, il fera en sorte de le retrouver sans faire un pas de travers, en portant hautes et avec fierté les valeurs de la Chevalerie. C'est ainsi que lui-même sera Valeureux."

Devant lui-, le boyau qui s'ouvrait dans les falaises n'était qu'à un pas. La fraîcheur de l'air intérieur lui chatouilla le museau lorsqu'il s'immobilisa sur l'espèce de petite plateforme qui se trouvait à l'entrée, et qui signait la fin de leur périlleuse avancée.

En une autre situation, Athelstan aurait simplement salué Pepper d'un signe de la tête, puis qu'il ne jugeait pas nécessiter de remerciements particuliers. Mais avec elle, tout était différent. Il remua donc légèrement la queue, bruissement infime mais perceptible, et répondit :

"Je ne fais que mon devoir, jeune Dame."

Un devoir auquel il avait pris goût, ce n'était rien de le dire. Pepper n'avait pas répondu à sa longue et tranquille tirade, déjà entendue bien des fois. Il se demanda si ce silence était une marque d'introspection, ou d'involontaire inattention. Peut-être n'avait-elle utilisé ses mots que comme repère, comme une trace à suivre alors que tous ses autres sens étaient concentrés autant que faire se pouvait sur sa périlleuse avancée. Une pensée fugace et inattendue lui travers l'esprit : Pepper retiendrait-elle comme lui ces valeurs si chères aux Chevaliers ? Dans un temps qui aujourd'hui était bien lointain mais ne manquerait pas d'arriver bien vite, les redirait-elle à ses propres enfants, à ses apprentis ? Athelstan la voyait comme une bonne élève, mais serait-elle également un bon maître ? Il était bien-sûr bien trop tôt pour se poser cette question. Peut-être était-ce la silhouette grandissante, de plus en plus adulte et de moins en moins enfant de la louve bleue qui faisait naître en lui de telles interrogations. Elle avait beau ne pas être de son sang, les mêmes pensées et les mêmes interrogations que si elle avait été sa propre fille le taraudaient parfois. Il ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de culpabilité lorsqu'il se songeait chanceux qu'elle n'aie pas de père présente dans la meute, pas d'autre figure masculine qui se méfierait du grand guerrier et viendrait dresser entre eux un mur invisible mais infranchissable. Il ne pouvait ps être heureux qu'elle ait été élevée seule avec sa mère, mais il ne parvenait pas à en être malheureux non plus. Il craignait de se rendre compte un jour qu'il avait eu de bien mauvaises pensées à cet égard.

L'excitation de la petite louve lorsqu'elle flaira la fraîcheur du tunnel arracha un sourire au tricolore, et il répondit :

"En effet, nous sommes proches de l'entrée. Veux-tu emprunter le tunnel en premier ? Il n'y a pas d'obstacles, simplement un plafond un peu bas par endroits. Mais je serais juste derrière toi."

Il aurait naturellement été bien plus simple qu'il continue à prendre la tête, mais il pressentait que ce n'était pas une bonne idée. Pas la meilleure, en tout cas. La marche vers son glowstick commençait en ce jour, où elle allait à la rencontre de la figure de Dairo. Malgré tout ce qu'ils avaient vécu ensemble ces dernières lunes, Athelstan n'ignorait pas qu'elle devrait faire ce chemin seule, pour en ressortir grandie et prête pour l'après, la véritable vie en tant que louve Etelkru. Il jugea donc que le moment était venu pour elle de prendre la tête, elle qui l'avait sagement suivi - plus ou moins - pendant tant de temps.
A cet instant, le Garde était loin de ce douter de l'aspect prémonitoire qu'avait cette intuition.
Celle qu'à son tour, il devrait la suivre.

Le grand guerrier s'arrêta à l'entrée du temple, saisi lui aussi par la majesté du lieu. Il laissa Pepper le découvrir à sa manière, sans la lâcher du regard. Elle s'approcha de la fontaine divine sans même s'en douter, pour aller frôler du museau la statue de la divinité. Athelstan n'était entré ici qu'à peu de reprises. Il n'était pas un enfant de la déesse de l'Imagination et de la Ruse, et se rendait bien plus souvent aux Dents du Roc où se trouvait le temple du Grizzli, dont il portait la couleur. Il détacha donc quelques instants son regard de la petite louve pour embrasser de ses prunelles vairons l'intérieur de ce lieu. De discrètes colonnes à moitié enchassées dans les murs de pierre soutenaient le haut plafond. Là où le temple d'Aka était écrasant de pierres aux dimensions colossales, celui de la Renarde était plus subtil, tout aussi noble mais avec plus de demi-mesure. Etaient-ce les dieux qui avaient conçus leur propre temple à leur image ? Après tout, ils avaient reconstruit le monde, bien des lunes auparavant... Alors pourquoi pas, au fond.

La voix de Pepper attira de nouveau son attention sur son apprentie, toujours face à la statue divine. Un léger sourire étira les babines du tricolore à ces paroles, car elles revêtaient un sens bien particulier. Pour la majorité des loups, la beauté de cet endroit disparaissait lorsque se fermaient leurs paupières. La louve bleue était capable de voir la beauté du temple sans pouvoir le regarder, elle que la nature avait décidé de priver de regard. C'était sans doute une beauté bien supérieure à celle qu'un loup lambda était capable de percevoir.

"Oui." Souffla-t-il simplement en réponse, parce qu'il n'avait rien de véritablement utile à ajouter.

Oui, ce lieu était beau. La statue face à eux avait un regard qui lui donnait presque vie tant la pierre capturait à merveille les traits d'un visage. Une création qui ne pouvait avoir été réalisée par un mortel, sans aucun doute. A la lumière orangée de sa fontaine, elle paraissait à chaque instant sur le point de prendre vie, que la brise marine qui soufflait dehors vienne ébouriffer son pelage épais et ses cheveux qui dessinaient de longues boucles. Quelle impression cela faisait-il, de se retrouver face à elle ? A l'occasion, il demanderait à Pepper. Lorsqu'elle aurait franchi le pas et à son tour rencontré un dieu, avec succès il n'en doutait pas.

Il ne s'attendait pas à ce qui suivit ensuite. Pepper était une louve effrontée, courageuse, pleine d'entrain et en laquelle il voyait une bonne personne. Mais s'il y avait un point sur lequel elle ne s'était jamais montré démonstrative, c'était bien sur le plan affectueux. Il fallait dire qu'Athelstan ne l'avait pas vraiment encouragée dans ce sens. Il avait été un loup plutôt tactile étant jeune, avec sa famille, qui échangeait les embrassades sans pudeur ni honte à chaque retrouvailles. Puis sa famille avait été brisée, la louve qu'il aimait s'était éloignée de lui à jamais, et il avait perdu l'habitude des contacts physiques. Même Lucie, avec qui il entretenait une relation d'amitié qu'il jugeait sincère, il gardait une courtoise distance et jamais n'avait échangé d'étreinte avec elle. Il ne s'attendait donc pas à ce que Pepper vienne, avec une douce brusquesse, plonger son front dans le pelage fourni de son poitrail. Ce geste inattendu et les mots qui suivirent laissèrent le grand loup sans voix, un instant, la gorge serrée par une émotion qu'il avait du mal à identifier.

Il baissa la tête pour frôler du museau le cou de son apprentie, en un geste qui se voulait affectueux sans être invasif. Un remerciement pour ce merci qu'il n'attendait pas. Et cet instant se grava dans son esprit en un souvenir impérissable.
Quoi que lui réserve l'avenir, il aurait toujours dans un coin de sa mémoire cet instant duquel se rappeler, dans lequel puiser joie, espoir, et - espérait-il - pas trop de nostalgie...