Sur les traces · Karigan · Terminé

"C'change rien, j'vais pas l'empêcher si ? Pis r'garde-moi 'vec ma tronche de plouc, là. " fut la plaintive réponse du loup, qui fit un geste vers son visage rempli de ces multiples clous qui faisaient sa renommée, qui avaient fait son surnom. Il soupira audiblement, d'une façon sincèrement désespérée, qui reflétait le doute en son image, en sa valeur.

Un manque d'amour propre qui ne collait pas à son père, selon la pensée de la louve, qui fronça les sourcils presque aussi épais que ceux en face d'elle. "Si y'a que ça pour t'ennuyer, y'a ce loup là, Sachiel. Et puis il est Nakhu, c'est pas là-bas qu'elle est partie ? Bonne excuse pour la croiser."

Le grand loup hésita, remuant et transvasant son poids d'un côté à l'autre, toujours épris de ses doutes et visiblement pas réellement convaincu encore par sa chaire. Il inspira. "J'sais pas... C'est vraiment l'bon moment ? J'devrais pas attendre qu'elle s'pose un peu avec sa famille ?"

Anette en eu marre, elle posa une patte sur l'épaule de son père et plongea son regard dans le sien. Leurs yeux, si similaires. "P'pa... Si pas maintenant, quand ?"

─

"J'sais pas... J'tait triste d'puis alors..." Un grommellement, un peu dans sa barbe,

"Donc vous êtes venu jusqu'ici, vous vous faite tout beau, juste parce qu'elle vous manquait ?" Le tatoueur questionna, fasciné, essuyant la patte de 'Clou pensivement.

"Non j- !" Le loup s'exclama, bougeant un peu sous la protestation de Sachiel qui désigna le tatouage presque terminé avec un regard sévère. "J'l'ai pas dis comme ça..." fut la conclusion du croque-mort.

"Mais vous êtes là, pour elle, en attendant ! C'est très romantique !" pépia en retour le loup gris clair au nom d'ange, avec une lueur espiègle dans les yeux quand 'Clou s'étouffa un peu seul, toussant alors que l'embarras se dessina très simplement sur son visage. Le Nakhu finit par rouler des yeux avec un sourire, amusé par l'attitude presque enfantine mais authentique du loup fraîchement relooké. Un dernier coup d'aiguille, et voilà que la dernière image fut finit, en un temps record, en plus ! Il touna la tête autour d'eux.  "Ah, tiens, l'oracle semble être là-bas, votre douce devrait être avec l- Bizarre. Il est seul, tiens."

Les oreilles en arrière, 'Clou se redressa, et observa. "J'pensais q'l'était 'vec lui pour pas et' là. L'est où, alors ?"

─

Des pas, des pas, encore des pas, tous déroulés à une allure un peu folle et grandissante. Le temps qui semblait s'écouler bien trop vite et lentement à la fois ne faisait qu'alimenter sa vitesse. Une cadence prise au rythme de l'incertitude et de la peur, de celles qui prenaient à la gorge et la mordaient jusqu'à obstruer l'air. L'esprit était léger d'absence à cause du stress, et ses muscles en pilote automatique.

Il avait pensé à chercher sa piste depuis les terres Etelkrus, l'avait trouvée, ténue. Il avait d'abord suivit avec les sourcils froncés, se demandant si elle avait dévié de sa route. Mais quand il avait senti alors sur une terre, celles d'autres loups avec la sienne pour partir plein sud, il s'était accroché au fil de ces molécules comme à une ligne de vie. Il chercha à déglutir, cherchant, encore, alors qu'il arrivait sur les côtes de Nacre, la plage s'étendant devant lui et remplissant son cœur de terreur en plus de sel.

Il grogna, l'esprit occupé de pensées trop sombres pour être acceptées, il secoua la tête. Il ne s'était jamais stoppé par peur, non, jamais ! Il avait commis les pires bêtises en la bravant, alors aujourd'hui il se ferait confiance pour surmonter à nouveau, et retrouver la louve. 'Clou ne pouvait, ne voulait, que la porte entrouverte qu'il avait enfin, enfin aperçue ne se referme ! Il y avait une possibilité de bonheur, de la voir peut-être sourire et... et plus qu'il n'avait voulu l'admettre, il était intéresse, voulait voir ça.

Il n'aurait pu appeler ça encore des sentiments, mais c'était une petite idée qui avait germée en lui. Et qui était menacée, maintenant, par les températures cataclysmiques d'un hiver noir.

Il appela son nom, encore une fois, comme il l'avait souvent fait le long du chemin.

"Karigaaaaaaan !"

Le froid.
Le froid si terrible qui mordait ses muscles.
Le goût âcre du sel sur sa langue.
La lune, énorme et ronde dans le ciel.
La vision d'enfer, qui dansait devant ses yeux.

Karigan n'aurait su dire exactement comment elle parvint à traverser le bras de mer qui séparait Morne-Oeil du continent. Peut-être venait-elle de vivre un miracle. Sûrement même. Car la mer, comme nourrie du sang des êtres sacrifiés par les pirates, était plus féroce que jamais. Elle avait vaguement entendu une silhouette se jeter à l'eau à sa suite lorsqu'elle avait tout aussi miraculeusement réussi à leur échapper, mais personne ne l'avait rattrapée. Aucun crocs planté dans ses pattes usées, aucune griffe venue transpercer sa chair. Rien que le froid de l'Océan, et ses vagues hautes qui la précipitaient sous sa surface. Par intermèdes, ses oreilles n'entendaient plus que le silence des abysses, puis elle remontait d'un mouvement de patte qui lui arrachait un halètement et crevait de nouveau la surface. Alors ses tympans au martyr étaient agressés par le fracas des vagues, le sifflement du vent. Autour de ses pattes, elle sentait se mouvoir d'une manière qui n'était pas naturelle des dizaines de poissons, comme agités. La peur était son moteur, cette terreur qui l'avait toujours handicapée représentait en cet instant son unique espoir de survie.

Ce qu'elle avait vu un instant auparavant son esprit peinait à le croire. Il le repoussait comme un cauchemar, refusant d'accepter que cela ait pu être réel. La vie confortable qu'ils menaient leur faisait oublier leurs origines bestiales, et combien leur vie ne tenait qu'à un fil. Un coup de crocs, un coup de griffes, et c'était si simple de tuer. Ils étaient des prédateur,s tous. des monstres, tenu cachés et enchaînés sous une carapace de civilisation. Mais le monstre pouvait être libéré, et alors rien ne l'arrêtait plus. Le monde devenait-il fou ? Les attaques de solitaires étaient le signe avant-coureur d'une folie meurtrière qui les atteindrait tous jusqu'au dernier ? Ils deviendrait ainsi tels ces pirates, à sacrifier leurs ennemis sur l'autel de leurs dieux, à invoquer dans le sang des créatures démoniaques. Ils ôteraient des vies comme on ôte une herbe du sol, d'un mouvement de la patte.
La terreur courait dans ses veines avec son sang, et l'empêchait de sombrer.

Ses pattes finirent par riper quelque-chose, et elle trébucha dans l'eau glacée. Ses cheveux, lourds, dégoulinaient sur ses épaules trempées, sur son museau, l'eau salée lui piquait les yeux et la truffe. Sous ses coussinets, le sol remontait en pente douce, et elle releva la tête brusquement. De peur d'avoir été ramenée dans l'enfer, et qu'une horde de démons l'attende sur le bord de l'eau, crocs dévoilés dans un sourire malsain Mais non. Il n'y avait devant elle que l'étendue qui lui paraissait infinie des Côtes de Nacre, dont la beauté sous al lune n'avait d'égale que l'horreur de cette nuit. Une immensité déserte à traverser pour pouvoir rentrer... rentrer où exactement ? Le glowstick de Dairo brillait toujours à son bracelet, lumière réconfortante dans toute cette noirceur et dans toute cette terreur.

A ses oreilles qui sifflait parvint soudain une voix familière. Ses yeux hagards cherchèrent devant elle la silhouette claire qui l'accompagnerait, comme on cherche un fantôme. Il lui semblait ne même plus avoir la force de pouvoir sortir de l'eau glacée, elel était debout, immobile à l'endroit où s'achèvent les plus petites vagues, le corps tremblant. Et ses pupilles s'accrochaient à l'espoir que ce qu'elle voyait n'était pas qu'illusion. Que la lumière qu'elle portait attirerait vers elle celui qu'elle croyait être là.
Elle doutait qu'il s'agissât de la réalité.
Peut-être était-elle déjà morte, ou simplement délirante.
Dans ce songe sans plus de couleurs, l'ombre du Croque-Mort paraissait s'approcher d'elle.

"Clou..." Le murmure était trop faible pour que quiconque puisse l'entendre.

Et puis une lumière.

"Oh p'tain- d'mer-" murmura t-il, les mots soufflés par la brise.

Elle était là.
Karigan se tenait là !

La louve était présente... mais ses problèmes avaient grignotés sa santé. Le vent, le froid et la peur chahutaient son corps et y faisaient naître des tremblement. La terreur ruisselait sur elle en même temps que l'eau de mer. Des fantômes dansaient dans ses yeux, narguants, railleurs. La bile s'accrocha à son oeusophage, plantant des mains pointues dans sa gorge à en créer des fourmillements, pour se frayer un chemin vers le haut. Il déglutit automatiquement pour essayer de renvoyer le monstre dans les tréfonds de son estomac. C'était une trop horrible vision.

"Karigan..."

Ses muscles prirent la décision pour lui ; il aligna non pas un pas, mais se lança comme une fusée vers l'avant. Son corps pourtant si leste, s'éleva dans un bond. Un pas n'aurait été suffisant, l'urgence de la situation et la tempête en lui avaient exigé bien plus que ça. Il fallait la sortir de là, la réchauffer, la soigner, la protéger, la...

Il courrut donc, se hâta tant et si bien qu'en quelques secondes il parcourut le chemin. Tranchant l'eau comme celle-ci tranchait Karigan, écrasant le sol comme celui-ci retenait la grise, sifflant comme le vent qui agressait la douce, il arriva à ses côtés. Dans son mouvement exsudant sa détermination, il partit pour l'aider à se défaire de la mer une bonne fois pour toute.

Mais son mouvement vascilla, retenu par le bras de l'hésitation.
Un mouvement erratique, il dansa sur ses pattes une seconde. Pouvait-il la toucher, devait-il ? Une pensée décochée comme une flèche, plantée en pleine tête : il aurait préféré des circonstances plus douces, à son image à elle. Impossible de changer le contexte, cependant. Il pouvait la consoler, et il hésitait sur des choses au-delà de sa portée. Maladroit. Maladroit. Maladroit !

Il l'enlaça, enfin.

"Ça va aller... promis. Je suis là, je le serais, je te le promet." Furent ses paroles, articulées volontairement.

L'avoir tout contre lui balaya la frustration et l'auto-flagellation. Clair était son état, lui aparaissant comme un soleil dans cette nuit rancunière. Son esprit explosa de terreur et de mépris, terreur pour son état, mépris pour les coupables de celui-ci. Il inspira ; se décida à une mesure plus drastique ; resta comme un mur protecteur barrière contre le vent encore un instant.

Puis il la hissa sur son dos avec un grognement.

Il lui offrirait de la douceur, quel que soit la méthode ou le statut de leur lien.
Il se le jura.
Il ignora l'eau qui coulait sur lui depuis la grise.
Celle qui coulait sur ses joues, depuis ses yeux.
Son entêtement comme moteur et sa rage désespérée comme carburant, il commença à avancer, murmurant à nouveau.

"Ça va aller. Ça va aller."

Un instant durant, son champ de vision fut troublé par une vague un peu plus haute que les autres, qui écrsa sa lame glacée sur son dos, éclaboussa son front et son museau, piqua ses prunelles claires d'une eau trop salée, au goût métallique de tout le sang qui y avait été déversé. Elle ne voyait plus, n'entendait plus que bien lointaine la mer en furie qui s'acharnait à l'attirer en son sein. Ses pattes affaiblies tremblaient, menaçaient à chaque instant de céder à cette étreinte mortelle. Etait-elle destinée à mourir ici malgré tout ? Avoir réchappé à toute cette horreur, n'était-ce que pour mieux venir s'échouer ici et être happée de nouveau par cet Océan, furieux que son sacrifice n'aie pas été entier ? Autour de ses pattes, l'écume lui paraissait devenir des crocs, les filets d'eau des tentacules qui s'y enroulaient, le grondement des vagues un rugissement bestial.
La mer n'était plus qu'un monstre qui tendait vers elle son haleine âcre.
Qui la dévorerait.

Soudain, elle sentit quelque-chose l'étreindre. Une douce chaleur qui se fit comme un cocon le long de son flanc et de son cou, alors qu'une voix résonnait à ses oreilles. Ça va aller. Je suis là, je le serais, je te le promets. Le timbre était familier, si agréablement familier. Après la caresse terrible de l'océan, dans tout ce froid et cette terreur, cela lui parut si doux que ses yeux se seraient emplis de larmes s'ils n'en étaient pas déjà chargés, agressés par l'eau froide qui fermait ses paupières. Son coeur affolé battit plus fort alors qu'elle avait la sensation qu'une décharge électrique la parcourait toute entière. Elle puisa sans trop savoir où une force soudaine, et entrouvrit les yeux. Dans son champ de vision, une silhouette immense que la lune teintait de gris. Elle releva légèrement la tête avec difficulté, alors que tout se mettait à tourner devant ses yeux.
Est-ce que tout cela était bien réel ?
Comment pouvait-elle en être certaine ?
Mais au fond... est-ce que cela importait vraiment ?

"Clou... Clou tu... tu es là..."

Si c'était là son dernier songe, sa dernière vision, elle l'accueillait à bras ouverts. La vie était peut-être suffisamment clémente pour lui permettre non pas de revivre son existence, à l'instant où elle devait se terminer, mais ce dont elle en aurait aimé et qui n'avait jamais été plus qu'un songe. Dans cette vision, elle distingua le visage de Boite à Clou avec une netteté incomparable, ses traits durs soulignés par l'eau dans laquelle se reflétait cette lune immense. Elle ne comprit pas immédiatement que cette impression venait de ce museau si net, dépourvu de tous ses clous avec lesquels elle l'avait toujours connu, aperçu et entraperçu au gré d'un quotidien morose.

Elle perdit connaissance lorsqu'une force la souleva, l'arracha à la poigne de fer de l'océan avide de toujours plus de sang. sa tête retomba contre l'épaule de Boite à Clou, un sourire attristé sur les babines.
Le seul sourire qu'elle avait jamais su montrer au monde.

Il ne se rendit pas tout de suite compte.
Il avait tant voulu avancer, tant bouger qu'il en avait esquivé l'information ; l'affaissement de sa tête n'aurait dû être loupé, pourtant. Sa voix chercha à nouer dialogue, former un lien qui serait corde de sécurité dans la nuit. Un ligne tangible à laquelle s'accrocher comme l'auraient fait des alpinistes parmi la neige. Ici leur neige serait le sable ou la terre, froides de leur indifférence. Le monde ne se presserait pas pour l'aider.

"Ça va aller, ok ?"

Mais le silence seul répondait.

"Karigan ?"

Sa tête pivota comme un mauvais pantin, un mouvement chaotique. Comme une scène, les rideaux tirés de ses cheveux et ses yeux clos, l'acteur principale, la conscience, s'était retirée. Spectacle terminé. Le mouvement de ses côtes était infime, si petit, ridicule...

Soufflée, la lumière, partie au vent.

Une nouvelle fois, un détonation résonna en lui. Des barrettes de C4 qui firent imploser les barrières qui régissaient son esprit ; comme pour briser une prison dans laquelle était retenues toutes ses émotions les plus sombres. Les murs croulèrent, tombant en ruine purement et simplement. Les sentiments se déchirèrent depuis leur demeure. Tournoyantes de leurs vents impétueux et dévastateurs, elles étaient inopposables. Alors lui, pauvre bête perdu dans cet ouragan, céda bien vite sous cette force brutale. Emporté, entraîné, ballotté.
Sa voix peina à se former, elle aussi propulsée au loin.

"Non... merde ! Non !"

Il se stoppa net dans ses mouvements, se plantant comme un roc au milieu du sable. Il était en train de la perdre. Marionnette désarticulée, il n'arriverait plus à avancer. Le chemin était trop long. Il eu l'impression amère, au bord de cette mer inhospitalière, que le cataclysme s'étendait et emmenait avec lui le temps. Une seule idée qui pulsait dans son corps, pendant que la tempête régnait en lui : trouver une autre route, un endroit. S'abriter la dévastation intérieure, du temps extérieur. Tout, n'importe quoi, tant qu'il pourrait s'y stopper...

Quand son glowstick brilla, un bruit retentit.
Des roches se fendirent et tel des servants effectuant un salut, se séparèrent. Cet éboulement ébranla le loup beige, un tremblement de terre en son sein qui remplaça la tempête. Taclé comme s'il n'avait rien été, le tournoiement de sa détresse changea au profit de la remuante surprise. Mais arrivée avec, se trouva le filon d'or dans la roche : l'espoir. Sur des pattes tremblantes encore de l'assaut réel et mental, il poussa son corps.

Une petite grotte s'était formée.
Trop basse, irrégulière, hideuse.
Profonde, avec du bois, pour deux.
Parfaite.

Il s'y engouffra, s'écroulant presque sur le sol de toute sa masse, si ce n'était qu'il ne voulait surtout pas malmener Karigan. Pas comme lui se sentait encore secoué par ses propre émotions. Surtout pas. Mais il avait de quoi de raccrocher désormais. Dès que la grise fut déposée sur le sable plus chaud car en profondeur dans la grotte, 'Clou crapahuta éhontément vers le bois. Il pria de réussir, ayant l'impression d'abuser du don offert par Aka.
Mais la lumière put grandir.

Le bois nourrit un feu qu'il installa au centre de cette grotte de fortune. Seulement là, face à la vision de cette lumière tant cherchée dans les ténèbres, put-il enfin arrêter d'être sujet à ses phénomènes intérieurs. Vidé, dénoyauté, il se sentit tapis. Mais il décida que quitte à être tissu, il se ferait couverture. Il passa derrière la grise, et l’enveloppa avec soin. Pour le confort, pour mieux la réchauffer pendant que le feu aiderait à cela et à les sécher.
Il serait là.

Ça irait.

La gris reprit brièvement connaissance, enveloppée soudain de chaleur et de lumière. Ses paupières frémirent s'ouvrirent puis  refermèrent aussitôt sous la lueur agressive des flammes, qui dansaient non loin de son museau. Son esprit paraissait avoir accepté l'idée que tout ce qui se déroulerait cette nuit serait irréel, inexplicable, comme un rêve ou un cauchemar dont il ne fallait chercher le sens. Alors il ne s'évertua pas à se demander pourquoi elle se trouvait là, pourquoi il y avait ce feu devant elle alors qu'un instant auparavant elle était emportée par la mer et ses griffes glacées. Pourquoi elle ressentait près d'elle une douce chaleur, une présence apaisante, un souffle régulier. Des images lui revenaient, floues et lointaines. Elles ne lui reviendraient vraiment que lorsqu'elle serait de nouveau rentrée, pleinement consciente et éveillée. Sa faible constitution ne lui permettait pas encore de retrouver cet état de pleine lucidité, alors qu'elle dérivait entre songe et réalité.

Elle bougea légèrement la tête, dans un effort qui lui parut infini. Son regard doré, affaibli, parcourut les alentours avec lenteur. Ou peut-être n'était-ce que sa perception émoussée qui lui donnait cette impression que tout allait si doucement. Il finit par tomber sur une forme un peu flou, d'une couleur oscillant entre le crème et le sable, qui se tenait derrière elle. Tout contre son flanc, elle devina la silhouette massive qui se trouvait dans ces images floues des instants précédents. Celle de Boite à Clou. Son coeur eut un sursaut, qui lui apporta durant ce battement la force de se redresser légèrement, pour chercher le regard de ce loup. Il ne pouvait être un fantôme, un être de son imagination, lui. Elle sentait sa carrure tout contre elle, son pelage ras, ses muscles puissants, sa respiration profonde. Elle finit par le trouver. Et dans un instant où elle parut soudain pleinement maîtresse d'elle-même, elle réalisa quelque-chose.
Il n'avait plus de clous sur le visage.

Son museau puissant était désormais dépourvu de ces pics qui l'avaient si longtemps caractérisé. Un léger sourire étira les babines de la louve, alors qu'elle laissait échapper dans un murmure :

"Tu es... très élégant comme ça."

Elle se laissa doucement choir contre son épaule. Sa respiration était de nouveau hachée et faible, mais son expression était douce, et son corps se détendit. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvaient, où ils se trouvaient. Et ça lui était bien égal. C'était probablement le moment de son existence entière où elle se sentait, paradoxalement, la moins bien et la plus heureuse. Le rêve et le cauchemar s’entremêlaient dans cette drôle de chose qu'était la vie.
Pour le pire et pour le meilleur.
Ou peut-être l'inverse.