La vie n'est pas un long fleuve tranquille - Athelstan

< Nachos ; 13 ans


Le vieux loup, ou plutôt la vielle femelle ronchonnait sur son rocher. Elle ne s'y faisait pas. Cela faisait pourtant plusieurs années maintenant, au moins deux, il avait perdu le compte en fait, n'assumant encore parfaitement ce nouveau rôle... Il se rappelait si bien d'avant. La guerrière brune ruminait encore. Souvent. Son regard de nuit agrippa un troupeau d'herbivores qui paissait, heureux et serein. Bien loin des préoccupations des méninges aux tempes grisonnantes de l'Etelkru. Elle ferma les paupières pour se laisser un peu de repos, profitant des derniers rayons tiédasses de l'automne sur son dos. Elle ne dormait pas, en fait, depuis que Nachos était femelle, elle ne dormait plus a pattes fermées. C'était un drôle de sentiment que cet insécurité relative à sa condition de genre. Il était devenu le souffre douleur de ses trop nombreux détracteurs depuis cette fameuse réunion. Depuis que Pepper et Anette étaient devenues Meneuses du groupe. Il y avait eu cette dernière altercation où lorsqu'il avait encore une fois donner son avis non désiré, la louve beige et imposante lui avait secoué les puces. Elle avait planté ses crocs dans son échine et à partir de là, une douleur lancinante l'avait prit. Comme des courbatures qui s'étirait de son dos à ses membres. De son cou vers son arrière-train. De son dos vers son bas ventre. Il avait d'abord cru qu’elle lui avait refilé une espèce d'épidémie, la garce. Il n'avait pas osé se plaindre chez les guérisseurs, parce qu'il était un fier mâle. Et qu'un guerrier, ça n’allait pas pleurnicher pour une grippe.

Il s'était réveillé très pâteux le lendemain, les entrailles déchirées par des spasmes atroces. S'il avait eu l'estomac plein, il aurait tout rendu c'était sûr. Le brun avait beaucoup transpiré pendant la nuit, sa couche de paille et de feuille était humide. En même temps s'il couvait un truc, avec l'été qui tapait fort, c'était pas si étonnant. Ce qui l'était davantage avait été cette sensation de légèreté, cette souplesse qu'il n'avait pas auparavant. Et un étrange courant d'air entre les pattes arrières qui l'avait plus encore choqué : ses balloches étaient parties ! Disparues ! Invisibles ! Là, bien sûr, il avait couru directement chez les soigneurs, le souffle court et la mine déconfite, tout idiot de devoir expliquer son problème à la seule guérisseuse disponible : Nòtt. Une faible et fragile femelle. Et cette salope avait rit. Tellement rit. Il -enfin elle, l'aurait écharpée sur place si ce fou rire n'avait attiré sa tante, Diantre et quelques curieux passant par là. A mesure que la journée avançait, son mal-être physique s'était amoindri pour ne laisser que le choc mental : il était louve. Sa carrure en avait prit un coup, car elle était désormais plus fuselée, plus svelte, plus leste. Et bien sûr, moins forte. Toujours aussi bien foutue celà dit, qu'il soit mâle ou qu'elle soit femelle. Mais n'empêche ! Son reflet dans l'eau l'avait traumatisée. Ce museau fin et ces longs cils l'auraient bien fait vomir mais il avait toujours le ventre vide. Alors il avait juste hurler à la mort, encore et encore, jusqu'à s'en érailler les cordes vocales.

Après le traumatisme était venu la colère. Foudroyante et vicieuse, tournée vers l'Alpha fille du Croquemort. Elle ne savait pourquoi, ni comment, mais ça ne pouvait être que sa faute, son châtiment injuste et vil. Il avait été tentée de la retrouver pour s'expliquer avec elle, mais l'idée même d'être en sa présence le mettait hors de lui. Alors il avait fuit cette rencontre, fulminant en elle-même, de longues semaines, des lunes entières. Peu à peu, elle s'était retranchée, vivant en marge de la société Etelkru et ne faisant plus que sa part avant de s'isoler à nouveau avec elle-même. Son caractère conquérant en avait prit un sérieux coup alors qu'elle s'était faite méchamment rabrouée par toutes les femelles autrefois maltraitées verbalement par lui. Il avait aussi eu le déplaisir de recroiser quelques conquêtes d'un soir peu enclines à lui être sympathiques, qui se moquaient de son sort. Et puis il y avait eu des abrutis comme lui, des mâles aux gestes et paroles déplacés, qui, exactement comme il l'avait été avant de tourner faible ainsi, s'étaient joués de lui. Oh il ne lui était arrivé aucune mésaventure assez grave et elle n'avait jamais été violentée. Toutefois, ces mots durs et ces actes obscènes que se permettaient certains connards l'avaient salie, meurtrie profondément dans son âme. Et Nachos avait alors compris tout le mal qu'il avait pu faire. Elle avait réalisé qu'elle n'avait jamais traité correctement les louves côtoyées. Qu'elle avait toujours piétiné leurs sentiments et leur confiance.

Nachos était devenue une louve amère, grincheuse, mordante. Elle avait appris en quelques mois à se défendre de ces regards désagréables et de ces paroles honteuses. Et mieux, elle avait su jouer de son nouveau corps pour charmer et obtenir ce qu’elle voulait. En soit, elle était restée exactement la même sauf que son désamour de misogyne avait basculé en une colère froide et mesquine à l'égard des comme lui. De connard, Nachos était devenue connasse. De ces femelles qui se jouent de vous et méprise les autres comme elle. Après tout chassez le naturel, il revient au galop, toujours. La seule chose qui avait réellement changé et qu'à ce stade de son évolution personnelle, la brune ne cachait plus son attirance pour certains mâles puissants aux muscles noueux. Elle se trouvait donc sans honte à mi chemin entre ces belles dames qu'elle essayait parfois encore de charmer, et ces messieurs massifs et musclés. C'était bien là, le seul point positif à cette transformation. Nachos s'assumait enfin, et étonnement personne n'avait fait de commentaires là dessus. Comme si c'était naturel qu'en changeant de sexe il changerait de bord. S'ils savaient, tous ces idiots... La louve aux yeux sombres bâilla et redressa la museau pour observer un peu la Rougelande. Même si le choc était passé depuis longtemps, la frustration de ne plus être lui comme avant restait un poids sur ses belles épaules aux courbes féminines. Il se sentait manquait de quelque chose.

Une sorte de vide s'était creusé en lui, plus profond encore que la solitude qu'il avait toujours côtoyé. Nachos était devenue plutôt malheureuse, même si elle s'en cachait au maximum. Elle regrettait tant d'être une femelle. Du moins, elle était persuadée que ce qui lui manquait réellement c'était le merveilleux et noble service trois pièces qu'on lui avait outrageusement volé. Du haut de ses treize années de vie, quoi d'autres auraient pu lui manquer à ce point ? Franchement ?

C'était une journée pâle et froide, un de ces jours de début d'hiver où les choses commençaient à se figer sans encore geler, où l'air donnait des frissons sans geler les extrémités, où le ciel se levait presque blanc déjà sans cracher de neige. Un nouveau matin d'activité pour Athelstan, qui était d'autant plus appliqué dans ses fonctions qu'il désirait ne pas songer à grand chose d'autre. Il avait fini par se l'avouer à lui-même : il ne savait plus très bien où il en était, quelle attitude adopter, sur quelle patte danser au quotidien. Son coeur était toujours profondément triste, la perte de Lucie ayant laissé une plaie qui restait béante malgré le temps qui passait. Cela faisait presque six lunes maintenant, et pourtant il ne parvenait pas à éprouver quoi que ce soit d'autre qu'un chagrin atroce à chaque fois que quelque-chose la lui rappelait. Il avait fait l'effort d'aller à la rencontre de ses enfants, d'apprendre à les connaître - un peu - mais il était sans cesse saisi de mélancolie à leur approche. Ils devaient avoir une drôle d'opinion de lui, le voir comme un loup profondément triste et peu enjoué. Godric, Salazar et Helga avaient des personnalités bien différentes, il s'en était cependant bien rendu compte. Le premier avait pris le rôle d'aîné protecteur de la fratrie, lui rappelant un peu sa propre enfance. Le second était bien plus réservé et moins démonstratif. La dernière, quant à elle, avait déjà charmé l'ensemble de la meute tant par sa figure adorable que par son caractère doux et affectueux.

A cela se mêlait le trouble de voir qu'il ne ressentait plus le besoin de garder Lymphalème distant, bien au contraire. La tragédie qu'il avait vécu et la discussion qu'il avait eue ensuite avec le jeune loup avait complètement changé la vision qu'il en avait. Cette vision qu'il n'avait jamais voulu en avoir, plus précisément. Il ignorait encore s'il s'était simplement attaché au jeune loup, ou si le fait qu'il incarne ce passé dans lequel il désirait de tout coeur retourner en était la raison. Et cela faisait naître en son coeur une grande culpabilité. Il savait que pour ses enfants, il était cruel de souhaiter revenir en arrière, revenir à un temps où ils n'existaient pas encore. N'importe lequel de ses congénères l'aurait rabroué pour cela, sans nul doute.

Enfin, à ce qui était déjà un inextricable noeud d'émotion était venu s'ajouter, quelques jours plus tôt, un choc retentissant. L'un de ses ennemis, le solitaire Jaxx, avait ramené sa fille disparue. Enlevée par la solitaire Oxomo à peine née, personne n'avait espéré qu'elle reparaisse un jour. Athelstan s'était même refusé de penser qu'elle pouvait être encore envie quelque-part. Et pourtant. Voilà qu'elle était réapparue. Elle avait été prise en charge par la meute, accueillie comme une enfant revenue au bercail. Pourtant, ce que le Chevalier avait vu dans les yeux de l'enfant lui donné un très mauvais pressentiment. Il n'y avait pas de joie, pas de ces lumières que l'on trouve dans le regard des louveteaux. Seulement une haine profonde, et froid, qu'il n'avait jamais vue dans les yeux de quelqu'un de si jeune.

Ce matin-là, il s'était réveillé après une mauvaise nuit, comme elles l'étaient toutes désormais. Son sommeil était agité de rêves confus et toujours sanglants, dont il s'éveillait le coeur battant et les muscles crispés. En vaquant à ses activités habituelles, il avait remarqué une piste solitaire qui partait du camp. Une odeur familière - mais elles l'étainet presque toutes désormais, cela faisait si longtemps qu'il connaissait chacun des membres de sa meute - et toute particulière. Celle de Nachos. Moins musquée que celle qu'il avait longtemps portée, et surtout auréolée de cete senteur si particulière du temps des chaleurs, elle partait en direction de la Rougelande. Le Chevalier n'éprouvait pas d'affection particulière pour le guerrier et désormais guerrière sombre - et encore, il n'était pas vraiment sûr de cela, leur rivalité durant depuis des années 'étant presque transformée en jeu à ses yeux - mais il n'hésita pourtant pas à bondir sur sa piste. Il y avait eu trop de malheurs arrivés aux siens alors qu'ils s'en allaient seuls sur les terres pour qu'il ne le laisse faire de bêtise.

Alors que l'inquiétude commençait à lui serrer la gorge, il finit enfin par apercevoir la louve, allongée sur un rocher qui donnait une vue sur tout le territoire. Autour d'elle, les herbes de la lande avaient repris leur morne couleur d'hiver, et la pierre s'y fondait avec bien plus d'aisance que lorsqu'elles dansaient aux brises d'été, rouges comme la braise. Athelstan ralentit l'allure et s'avança dans sa direction, les oreilles dressées. Il lança un jappement léger pour indiquer son approche, n'ayant aucune volonté de la surprendre. Il fut surpris de la voir seule ici, méprisant la règle élémentaire de sécurité qui avait pourtant été tant de fois répétée. Son expression était grincheuse, alors qu'elle contemplait un troupeau paissant non loin.

"Dame Nachos." Lança-t-il lorsqu'il fut à portée de voix, pour la saluer.

Il n'avait que peu prêté attention à la métamorphose du loup crêté, il fallait bien l'avouer, perdu dans le drame de sa propre existence. Mais maintenant qu'il se trouvait face à elle, il réalisait le changement que cela avait opéré. Les épaules massives et l'allure bourrue avaient disparu, remplacés par une silhouette plus élancée et aux courbes dessinées. Il était... tout à fait étrange pour le tricolore de voir son rival de toujours ainsi.

"Es-tu venue chasser ici seule ?" Finit-il par ajouter, en cherchant son regard.

< Nachos ; 13 ans


Une voix. Un appel. Une connaissance. Nachos tourna le museau d'un air complètement désintéressé et presque déjà agacée d'être dérangée dans sa contemplation de sa pâle existence et du vide intersidéral de cette dernière. Cheveux soyeux. Un brin d’intérêt s'alluma dans les prunelles de la vieille louve chocolat, tandis qu’elle chassait l'image lointaines de ses soeurs disparues et de son fils trop accroché à sa grande soeur bleue. Athelstan était un des guerriers les plus respecter des Etelkrus, son avis était en général réfléchi et juste. Il était l'un de ceux qu'il avait tant voulu dépasser autrefois, lorsqu'il était encore mâle débordant de force et de fierté. Un adversaire à sa hauteur, à qui il se mesurait avec un certain contentement. Maintenant, la disciple de la Renarde n'avait plus que sa belle tignasse à comparer eu tricolore, et encore. Elle attendit patiemment qu'il se rapproche et la salue en premier, après tout, c'était lui qui venait perturber sa paisible retraite loin de la populace bavarde et cancaneuse du campement, au Grand Castel. Nachos préférait désormais cent fois le calme, la solitude et la fraîcheur d'une après-midi dans la Rougelande. Loin des regards lourds et des sourires narquois qu'il avait été le premier a arborer, alors jeune et fringuant guerrier. La dénomination de Dame fit tressaillir ses oreilles. Décidément elle ne s'y faisait pas. Ne voulait pas s'y faire surtout. Hors de question de laisser cette sorcière d'Alpha gagner !

Ce n'était pas parce que physiquement il ressemblait à une femelle, ok, il était une louve, qu'il se laisserait traiter comme telle. On ne remettait pas sa masculinité en question, non mais ! Et ce, même si son corps n'en avait plus les traits ! Tandis que l'outrage narguait l'esprit de la brune et que sa langue venimeuse cherchait déjà un quolibet pour le fils d'Aka, l'autre reprit en forçant le contact visuel. Nachos plissa ses yeux bleu nuit, ancrant donc ses iris à celles, plus claires, du blanc et brun. Bien sûr qu’elle était ici seule, croyait-il qu’elle avait besoin d'une patrouille complète pour se défendre ? Elle n'avait certainement plus les mêmes beaux muscles noueux que le conseiller du Heaume, ni sa large carrure rassurante ou sa force impressionnante, cependant, la femelle chocolat et piment n'avait rien perdu de son assurance et de son expérience du terrain. Elle devait juste s'efforcer de réfléchir plus sournoisement encore, pour allier sa nouvelle souplesse avec quelques malices. Celà dit, elle n'était pas disciple de Dairo pour rien non plus. De surcroît, ils étaient en territoire Etelkru, donc conquis, et au moins aboiement on pouvait être sûr de voir débouler un groupe de détachement très rapidement. Fallait bien qu'augmenter le nombre de ronde dans la journée soit utile ! Nachos n'aimait pas beaucoup sentir ce reproche sous-jacent, de la part du noble guerrier. Il semblait oublier un peu vite qu'elle n'était pas qu'une fragile et menue femelle. Même si elle y ressemblait beaucoup.

Elle n'allait pas se faire avoir comme Lucie, oh. La louve retint cette remarque acerbe et mesquine, qui n'aurait eu comme conséquence que de faire souffrir le pauvre père en deuil. Et bien que l'ancien mâle ne comprenne cet attachement profond à l'encontre d'une représentante du sexe faible, il avait assez de respect pour Athelstan pour tenir sa langue et ne pas être méchant inutilement avec lui. Le tricolore avait bien subit ses derniers temps, de son côté. Même si lui, restait un beau et puissant loup avec un taux de testostérone normal. Que ne donnerait-il pas pour sentir de nouveau tout son être bouillir sous cette hormone masculine ?

« En effet. Mais on est jamais seul longtemps, maintenant. »

Répondit-elle dans un sourire malicieux. Il pourrait en jouer un peu, d'ailleurs. Après tout, il fallait bien que ces nouveaux organes lui donnent de nouvelles excuses.

« Il y a de ces périodes où l'on est mieux seule que mal accompagnée. »

Ajouta-elle sans quitter cheveux soyeux de son regard sombre. Nachos avait eu énormément de mal lors de sa première période de chaleur. Le changement radical de physionomie et d'organisme l'avait profondément chamboulée. En même temps, il continuait à sentir l'odeur envoûtante de ces dames, plus la sienne, sans que cela ne lui donne un faim viscéral. Toutefois une autre sensation l'avait profondément dérangée : celle de se sentir manquer de quelque chose, vide. Et l'envie un peu plus pressante de se coller aux mâles bien taillés. La première fois donc, par honte et par angoisse, elle était restée prostrée dans sa tanière tout du long, ne mangeant presque plus, n'osant sortir de peur de croiser une connaissance qui profiteraient de sa vulnérabilité. Si seulement ses sœurs avaient été encore auprès de lui, elle. Car d'amis, la louve chocolat et orange n'en avait point. Cette fois-ci, et comme depuis, Nachos s'était à peu près habitué à ce nouveau corps, elle faisait avec et se montrait plus grincheuse pour éloigner les mâles aux truffes charmées. Non parce que se retrouver en cloque n'était pas du tout le genre d'expérience qu'elle voulait tester. Là dessus être le mâle était clairement l'avantage. Jusque là ça avait plutôt bien porté ses fruits son petit manège de mauvaise humeur. Franchement, les femelles avaient quand même la vie pas facile, le quart du temps. Non, allez, la moitié, quand même. On pouvait bien leur accorder ça.

En s'approchant, le Chevalier vit les yeux de la louve se plisser et ses oreilles frémir. Il avait peut-être tenté une manoeuvre risquée en l'appelant directement par le titre qui paraissait correspondre à son genre - bien que ce fût une question sans doute épineuse d'identité - et devina sans mal que cela lui avait déplu. S'il y avait eu une époque où cette pique aurait été satisfaisante dans l'une de leurs querelles polies, ce n'était pas son intention à cet instant. Il ne savait pas trop si c'était à cause d'une forme de lassitude, ou s'il s'était assagi, mais il se rendait compte à cet instant qu'il n'éprouvait plus envers sa camarade brune la même hargne qu'antan. Les années étaient passées, et avec elles bien des choses pour les deux loups. Peut-être que l'époque de leur rivalité n'était plus qu'un lointain souvenir, qu'il était amusant de se rappeler mais bien moins de jouer.

Malgré la mauvaise humeur qu'elle avait affiché jusque là, les babines de la louve s'étirèrent en un sourire chargé de malice lorsqu'elle lui répondit, et il en fut presque surpris. Il s'était attendu à essuyer une remarque acerbe, mais au contraire elle paraissait presque d'humeur à plaisanter. Il ne sut trop comment interpréter ces paroles, et ce regard qu'elle ne décrocha pas du sien, et se contenta d'un sourire à demi-amusé. Bien-sûr, avec le changement physique qui s'était opéré chez Nachos était immanquablement survenu un changement plus hormonal, que le Chevalier était clairement à même de flairer à cette proximité. Cependant, le tricolore avait toujours été particulièrement respectueux à l'égard des louves, et ne s'était jamais transformé en bête au flair de ces douces effluves, bien que comme tous les autres mâles il n'y fût pas insensible.

"Puis-je te tenir compagnie ?" Demanda-t-il finalement. "... Où en suis-je une mauvaise ?" Acheva-t-il, avec la volonté de faire montre lui aussi d'un peu plus d'humour que ce dont il avait été capable ces derniers temps.

Il ne voulait pas contraindre la louve à rester à ses côtés, et si elle refusait il trouverait bien un moyen de la convaincre de rentrer au camp... Ou enverrait une patrouille surveiller les environs selon le succès de son entreprise. Alors qu'il attendait sa réponse, il la détailla rapidement des yeux. Il était extrêmement perturbant de croiser un loup à la fois si familier et si étranger. Car il n'y avait pas que ce à quoi l'on songeait en premier qui avait changé chez Nachos, mais toute son attitude était différente. Ou peut-être était-ce cette odeur, mêlée à son parfum, qui troublait les pensées du tricolore pour accentuer des détails auxquels il aurait peut-être préféré ne pas prêter attention. Athelstan était un loup qui avait toujours été très gentleman, et surtout avec les femelles - c'était d'ailleurs ce qui avait été à l'origine de sa rivalité avec Nachos - mais il ne savait dire si son interlocuteur prendrait positivement ou non ce qui ressemblerait à... un compliment.

D'un autre côté, une part de son esprit lui soufflait que ce changement avait dû être une épreuve terrible pour un loup aussi fier de chaque once de masculinité en lui, et peut-être qu'il lui serait réconfortant de savoir qu'il avait simplement perdu quelque-chose pour regagner une autre chose. De nouveaux atouts, une nouvelle vision du monde. Le Chevalier n'osait imaginer ce que ce devait être, une telle transformation. Il préférait ne pas songer à ce qui se passerait si cela devait lui arriver. Sans doute ressemblerait-il à Lucie, en quelque-sorte... L'image de la louve caramel surgit sans prévenir dans son esprit, et une ombre attristée passa dans ses prunelles, laissant derrière le compliment qu'il préparait à l'égard de la louve brune.

< Nachos ;


Le regard de nuit de Nachos revint en flèche vers son comparse guerrier après s'être perdu dans le vague, rasant l'horizon derrière le troupeau d'herbivores. Il avait été si rare que leurs échanges ne soient pas au moins un peu belliqueux ou mordants qu'elle n'eut vraiment aucune idée ironique à répondre et acquiesça simplement sans broncher. Ses oreilles pivotèrent vers l'arrière dans un rapide aller-retour d'agacement, dirigé uniquement contre lui-même, d'avoir perdu sa langue de vipère. Ça ne lui ressemblait pas... Cela dit, voir Cheveux Soyeux retrouver un semblant de sourire après la perte de sa compagne n'était pas non plus dans les habitudes des dernières lunes. La louve aux cheveux de feu jeta un rapide coup d'oeil autour d'elle pour vérifier qu'Athelstan puisse la rejoindre sur son observatoire et réalisa qu'avec sa large carrure d'Epée, il serait forcé d'être en contact avec son flanc même si elle se décalait sur le côté. L'idée lui paru bien trop incongrue. Le tricolore était un loup puissant et musclé, mais Nachos ne pouvait pas imaginer un seul instant accepter de profiter du sentiment de protection qu'offrirait un corps pareil, à proximité du sien. C'était une réflexion de fragile femelle. Ce qu'il n'était pas. Pas vraiment. Il se le refusait. Hors, il ne pouvait décemment pas rester au hauteur par rapport à l'autre -bien que l'idée de lui être supérieur était divine-, parce qu'après tous ce temps à côtoyer le disciple du Grizzli, il le respectait assez pour le voir comme un égal. C'est donc d'un bond gracieux et félin que l'Etelkru retrouva le sol. C'était bien le rare point positif : il avait gagné en souplesse et légèreté.

« Tes muscles pourraient être utiles contre un de ces rocs de chair... Afin de ne pas rentrer les pattes vides ce soir, bien sûr. »

Et perdu en imposante carrure et endurance. Donc la présence du conseiller Epée serait peut-être bien pratique pour que, comme toujours, on n'ai rien à lui reprocher lorsqu'il serait de retour au campement du Grand Castel. Et puis, quelque chose lui disait, une espèce d'intuition qu'il n'aurait jamais eu avant, que le loup aux longs cheveux d'ébène n'était pas loup à se moquer de son récent manque flagrant de force brute. Nachos remarqua la mine du mâle s'assombrir et devina qu'une pensée pour sa défunte femelle avait dû lui traverser la tête. Peut-être aussi qu'il s'agissait d'un soucis concernant ses enfants ou son ancienne apprentie devenue leur Alpha. La guerrière ne savait pas à quel point les rejetons pouvaient vous rendre soucieux, ayant toujours compté sur la mère pour s'occuper des états d'âmes et petits problèmes d'un marmot. C'était là leur rôle, non ? Même si Pomme n'était pas la plus futée du groupe, elle avait donné à Dough tout le nécessaire pour évoluer en parfait et beau jeune mâle. Quand à ses autres conquêtes, puisqu'elles n'étaient jamais venues quémander son aide ou réclamer qu'il accepte sa paternité, il ne s'y était jamais intéressé. Il supposa qu'il ne pouvait en être de même pour Athelstan. D'une part la mère en question n'était plus de ce monde, et d'autres part, il portait trop d'estime pour les femelles pour les laisser se débrouiller toutes seules sans s'enquérir de leurs besoins. En plus maintenant il en avait quatre, en pleine adolescence... Ça devait faire du travail en plus sur ses journées bien chargées de membre du Heaume...  

Nachos fixait le museau de Cheveux Soyeux, lui laissant un temps respectueux pour se ressaisir et lui répondre quand à la proposition de chasser avant leur retour au campement. Si tant est que le tricolore souhaitait passé le temps avec elle jusque là, bien entendu. Son existence de mâle déchu femelle solitaire lui pesait tout de même, elle s'en rendait compte avec ces deux phrases échangées sans mesquineries. Nachos avait toujours été heureux en bain de foule, aimant être au centre de l'attention et attiré les regards sur lui. Devenir une louve l'avait forcée à se renfermée sur elle-même et combattre son amour des projecteurs. La solitude ne lui seyait pas, mais c'était devenue une question de sécurité et surtout de stabilité mentale. Elle n'aurait supporté, actuellement, d'être face à un porteur de testostérone aussi dominant qu'il avait pu être avant sa transformation. Question de principe : il avait le respect de tout le monde -à peu près- pour ses exploits en chasse et combat, et maintenant... Il n'était plus qu'une plastique aux courbes affriolantes. C'était sa descente aux enfers personnelle, avant même la mort. Enfin, il commençait doucement à gravir les marches de la rédemption, prenant chaque jour un peu plus conscience de la difficulté de sa nouvelle condition. S'il restait persuadée que l'Alpha Anette avait joué un rôle majeur dans ce mauvais tour, l'infime et moqueuse pensée qu'il le méritait s'insinuait en lui de plus en plus fréquemment lorsqu'il baissait la garde, le rendant plus grincheux que d'habitude.

Puis il chassait l'idée d'un battement de cils en se rappelant que c'était complètement injuste et qu'elle ne méritait aucunement un châtiment si brutal et rabaissant. Oscillant d'une patte sur l'autre, la louve brune et orange sentit ses pattes un peu ankhylosées d'être restée si longtemps couchée sur une pierre froide. Elle secoua une patte, puis l'autre.

« Une petite promenade pour étudier le terrain, et le troupeau ? »

Suggéra t-elle avant que son impatience n'envoie à la place une parole purement méchante en rapport avec la mort de Lucie pour secouer le guerrier d'Aka qui semblait s’abîmer dans son chagrin et avant qu'il ne pense qu’elle veuille passer la journée en sa compagnie. C'était purement pour la chasse. Uniquement pour apporter un bon gros gibier à la meute et se faire mousser. Simplement.

Athelstan secoua légèrement la tête et l'ombre disparut de son regard, alors que ses tristes pensées étaient violemment repoussées au fond de son esprit. Il commençait à remonter la pente, il en était conscient, et il ne devait pas laisser la tragédie le faire s'abîmer encore dans les ténèbres. Les mauvais rêves qui assiégeaient ses nuits suffisaient amplement à remplir ce rôle. Il chassa donc comme il le pouvait l'image de feu sa compagne, qui avait durant un instant dansé devant ses yeux, pour se concentrer sur la situation. Nachos se redressa pour sauter d'un bond gracieux du rocher et se planter face au tricolore, proposant une partie de chasse. Le regard vairon de ce dernier resta un instant accroché sur la silhouette de la louve, avant de s'en détacher pour détailler du regard les herbivores non loin. Ils étaient en effet un peu trop massif pour qu'un seul loup ne s'y risque, surtout les plus forts. En revanche à deux, surtout deux guerriers expérimentés, ils pourraient sans nul doute ramener une proie tout à fait honorable pour le soir. Et cette promenade comme venait de la qualifier la louve à la chevelure de feu était précisément la distraction dont il avait besoin. Même s'il s'efforçait de rester occupé, il demeurait dans le campement le souvenir des jours où Lucie le gérait à ses côtés, et il y avait ses enfants aussi. Il avait encore bien du mal à aller vers eux même s'il faisait de son mieux pour briser la glace, et surtout effacer de sa mémoire ce lien entre leur pelage feu et un autre d'une semblable couleur.

"Bien volontiers." Répondit-il, cette fois-ci sans mettre d'accent sur un genre ou un autre.

En d'autres temps de l'année, il aurait probablement proposé à la louve de prendre la tête, mais il n'ignorait pas qu'il valait mieux être prudent en ces mois fertiles et que les louves pouvaient - à juste titre - tout à fait prendre cette invitation pour ce qu'elle n'était pas. Il s'engagea donc en premier dans les herbes plus hautes de la lande, qui noyèrent sa haute silhouette pour n'en laisser dépasser que la tête, les hautes épaules et le dos. Il abaissa légèrement le cou pour tâcher de passer plus inaperçu, et commença à dessiner un long arc de cercle afin de contourner le troupeau. Ses prunelles s'accrochaient tour à tour à chacune des bêtes, en silence, jaugeant celles qui étaient les plus fragiles, les plus susceptibles de leur donner du fil à retordre. Peut-être que la nouvelle agilité de Nachos leur serait fort utile pour bondir à la gorge de leur proie. Ils se compléteraient, dans cette expédition de chasse improvisée.

Cette pensée avait surgit sans prévenir, et ses oreilles tressaillirent de surprise. Bien qu'il tâchât de rester concentré sur les herbivores, ses pensées étaient revenues à la louve feu, et une pensée bien étrange. Il ne sut trop s'il devait s'en amuser intérieurement d'avoir dans son esprit formulé une chose si absurde. Que Nachos et lui se complétaient. Avec du recul, ils étaient certes très opposés, et l'avaient toujours été. Mais tout de même. Il céda à l'envie de tourner légèrement la tête pour regarder si la louve le suivait toujours, alors que d'incongrues interrogations surgissaient dans ses pensées. Qu'il s'efforçait d'ignorer ou de rationaliser.

"Que pense-tu de celui-là ?" Murmura-t-il en indiquant du museau un individu un peu plus chétif que les autres, qui se tenait à l'écart. Seule une vieille femelle était à ses côtés et mâchonnait tranquillement l'herbe, le regard vide.

Il s'était arrêté pour laisser Nachos le rejoindre. Peut-être avait-elle vu une meilleure opportunité.

< Nachos ;


Un large sourire étira les babines de la femelle tandis que la réponse affirmative du chevalier lui parvenait aux tympans. Sourire qui disparu aussitôt quand elle réalisa qu'elle était étrangement satisfaite à la perspective d'être accompagnée à la chasse par Cheveux Soyeux. Ce n'était pas usuel pour elle d'apprécier si naturellement la présence d'un autre loup qui pourrait lui faire de l'ombre, c'était même bien trop surprenant d'ailleurs. Nachos secoua le museau et se focalisa sur les bovins pour retrouver son masque plein de morgue. Hors de question de laisser paraître autre chose que de la concentration à la tâche. De toute façon, bien vite, la petite pointe d’adrénaline libérée lorsque le flair agrippait une odeur de proie lui permit d'effectivement chasser ces inutiles états d'âmes au profit de l'excitation liée à la traque. A l'instar du mâle qu'elle suivait sans se formaliser pour une fois qu'il prenne la tête de l'équipe, au contraire ça l'arrangeait bien pour pouvoir observer discrètement son adversaire autant que les montagnes de muscles qui paissaient un peu plus loin, la louve chocolat et orange se tapit légèrement dans les herbes hautes et encore un peu rouges de la lande. Avec le froid, la végétation du territoire retrouvait une teinte plus normale dans laquelle son pelage brun se fonderait moins bien qu'actuellement. Heureusement la saison froide n'en était qu'à ses prémices.

Elle remarqua qu'Athelstan aussi se dissimulait plutôt bien dans ce paysage aux couleurs tièdes. Ses épaules nerveuses roulaient sous sa peau avec souplesse, la fluidité des gestes, la facilité avec laquelle il se préparait à être celui qui attraperait l'un de ses monstres de viande...

Nachos sursauta lorsque le disciple d'Aka lui posa une question. Ses oreilles plaquées contre son crâne se dressèrent à l'affût, comme si elles pouvaient rattraper ces mots perdus. Elle devina finalement en suivant le regard clair de son comparse qu'il lui indiquait l'un des animaux à potentiellement abattre. Etudiant à son tour l'animal, qui avait effectivement l'air plus faiblard et légèrement a part du gros du troupeau et observant son pauvre entourage directe, l'Etelkru à la chevelure de feu remarqua cependant un détail dans le regard torve de l'un des plus gros mâles qui mâchonnait de l'herbe plus loin. Il aurait pu louper cette information par manque de concentration, heureusement, la capacité d'observation de la femelle était très développé. Le mâle massif, probablement chef de troupeau, fixait tranquillement le bestiau plus chétif, comme s'il le surveillait. S'ils s'étaient attaqués à celui-là, nul doute que l'ensemble du troupeau auraient eu tôt fait de les piétiner. La brune secoua le museau négativement en montrant de la patte le surveillant. Il leur faudrait attaquer par un autre côté, se faufiler discrètement dans le dos du meneur de la harde.

« Regarde. Lui, là. Il veille au grain. »

Cette fois-ci, la fille de la Renarde prit la tête de l'expédition sans douter qu'Athelstan la suivrait, et sans réfléchir un instant qu'il pourrait en être gêné. Fixant le gros herbivore, la louve terre et feu s’évertua donc à le contourner pour atteindre la partie du troupeau dans son dos. Là, les bêtes étaient parqués de manière plus compacte et il faudrait trouver un moyen de les séparer sans toutefois provoquer de mouvement de panique. Ce ne serait pas aussi facile que prévu, mais Nachos ne pensait pas possible un échec. Ils parviendraient donc à en isoler un plus lent, un peu idiot ou un plus jeune du reste, ce n'était qu'une question de temps et de techniques. La guerrière se tapit un peu plus avant de tourner la tête vers l'arrière et d'ancrer ses prunelles sombres dans celles de Cheveux Soyeux, sa gorge était sèche soudain et elle se refusait à prendre le risque que sa voix ne soit pas parfaitement modulée, alors elle baissa le regard et fixa à nouveau le groupe d'herbivores. Là, dans ce tas de bêtes idiotes, il devait bien y avoir leur repas du soir, non ? C'était là l'objectif.

Effectivement, la louve avait eu un meilleur oeil que lui sur ce coup-là, et un regard au grand mâle qu'elle lui désigna suffit à lui faire comprendre ce qu'elle voulait dire, avant même ses mots. Et cet animal-là était autrement plus massif que leur première cible, et potentiellement dangereux s'il menait la harde. Il hocha une fois la tête, mais déjà Nachos avait fait volte-face pour s'enfoncer dans les hautes herbes. Il vit sa silhouette se fondre dans les herbes, et s'empressa de lui emboîter le pas. Visiblement, elle n'avait aucun problème à prendre la tête, et le Chevalier se demanda s'il n'avait pas fait preuve d'une prudence excessive - et perçue comme de l'impolitesse - en ne lui proposant pas de le faire, un instant plus tôt. Après tout, cette louve restait l'arrogant et féroce guerrier de toujours. Il ne doutait pas de sa parfaite capacité à envoyer coups de dents, de griffes et paroles venimeuses à tout mâle qui se montrerait un peu trop entreprenant. Durant sa vie de mâle, elle ne s'était pas gênée pour importuner la gente féminine, il paraissait presque logique qu'elle en fit de même désormais avec la masculine. A moins qu'elle ne soit restée un loup, au plus profond d'elle-même. Assagie, peut-être ? Car il était malgré tout surpris de ne pas encore s'être fait adresser une remarque piquante de sa part.

La tête basse, il suivit sa trace le plus silencieusement possible. Alors qu'elle s'aplatissait complètement au sol, le museau en direction du troupeau, elle tourna soudain la tête vers lui. Un frisson courut sur la nuque du grand loup, inattendu, incongru, alors que leurs regards se croisaient avec une intensité qu'ils n'avaient jamais vraiment eue. Cela ne dura qu'un instant, durant lequel il ne put détacher ses prunelles claires de celles océan de la louve. Puis elle rompit le contact, rivant à nouveau ses iris sur leurs futures proies. Le tricolore eut un pas hésitant avant de continuer son avancée. Ses pensées s'entremêlaient, cherchant à comprendre exactement ce à quoi rimait la situation. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait rien éprouvé de tel, même rien éprouvé d'autre que ce chagrin immense qui rongeait chaque jour ses humeurs et ses pensées. Et soudain, peut-être enivré par l'odeur à la fois familière et charmeuse de la louve, il sentait décollé de ces sables mouvants dont il ne se dépêtrait pas seul. Une partie de son esprit se battait pour qu'il n'interprète rien de ces ressentis que lui envoyait son corps, tandis qu'une autre cherchait à plonger à corps ouvert dans un instant d'oubli, où il ne serait plus esclave de sa peine et de sa culpabilité pour un moment.

Il rejoignit Nachos sans dire un mot, bien que ce fût un tonnerre dans ses pensées. Il se faisait étrangement bien à l'idée que sa compagnie était appréciable, et il mit cela sur le compte de la période. Il avait beau se contrôler pratiquement parfaitement, il ne pouvait nier sa nature de loup et volontairement ne pas apprécier ce parfum qu'elle dégageait. Il pouvait en revanche choisir de ne rien en montrer. Mais en avait-il envie ? La pensée se glissa au milieu du chaos, et ses oreilles tressaillirent alors qu'il la rejetait. Sa queue battit une fois l'air, preuve de son trouble soudain, mais il s'efforça de ne rien en montrer alors qu'il se rapprochait lui-aussi du sol. Son ventre frôla la terre, son épaule celle de Nachos dans un contact qu'il trouvait à la fois dérangeant et appréciable. Plus appréciable que dérangeant, il devait l'admettre. Ses yeux vairons parcourent le troupeau du regard, tandis qu'il s'efforçait de se concentrer à nouveau sur cette partie de chasse improvisée.

A cet endroit, les bêtes étaient plus resserrées, mais il ne doutait pas lui non plus de leur capacité à parvenir à en isoler une. Il fallait bien que leurs nombreuses années de vie et d'expérience au service de la meute finissent par porter leurs fruits, après tout. Le temps avait beau resserrer sur eux son emprise, ils restaient vifs et forts. Surtout en cet instant, le guerrier se sentait habité d'une énergie qu'il était plaisant de ressentir, puisque ces dernières lunes en avaient été plutôt dépourvues. Il se sentait jeune et vivant. Téméraire aussi. Il passa sa langue sur ses babines en prenant le temps d'observer les herbivores. Mais alors qu'il réfléchissait à la manière dont ils devraient s'y prendre pour distraire l'attention du troupeau tout en isolant l'un de ses membres, le destin leur donna ce qui semblait être un coup de pouce.

Une violente bourrasque de vent parcourut la plaine, et porta aux oreilles des présents un craquement léger. Aussitôt, toutes les bêtes redressèrent la tête dans la même direction, épiant le moindre danger. Et cette direction n'était pas celle dans laquelle se trouvaient les deux canidés. Athelstan banda ses muscles et lança un regard entendu à Nachos. Ils avaient un court instant durant lequel tout pouvait se jouer.
Ouvrirait-elle le bal ?

< Nachos ;


Les prunelles fixées sur le troupeau en quête de la bête, seules ses oreilles servaient de radar à l'approche du loup tricolore dont le pas discret frôlait les herbes dans son dos. Nachos le savait proche, elle le savait tout prêt. Cette idée déjà l'a troublait plus qu’elle ne l'admettait. Il y avait cet antagonisme depuis leurs jeunes années, cette joute tacite entre eux à toujours faire de son mieux pour la meute, cette émulation à qui serait hypothétiquement le plus fort des deux... Bien entendu, le côté compétition n'était sans doute qu'un reliquat de son esprit égocentrique à lui -elle, et probablement que le fils du Grizzli ne voyait pas leur opposition comme une forme de concurrence. Pour la louve terre et feu cette rivalité incessante et non violente s'apparentait le plus à une amitié de longue date, construite solidement aux travers de buts et d’intérêts communs. Quand bien même les chemins empruntés étaient diamétralement différents. C'était d'ailleurs la seule relation, tenue mais stable, qui avait accompagnée sa vie chez les Etelkrus depuis la disparitions de ses deux soeurs. La mine de la guerrière se renfrogna à cette pensée triste. Ses soeurs, surtout Alwine, avait su le garder presque sociable, depuis qu'elle n'était plus, il n'avait fait que se rendre plus désagréable et irascible chaque lune que les Dieux faisaient. Rares étaient ceux qui avaient continué à le supporter assez pour lui adresser le parole. Athelstan en faisait parti. Et puis, il ne pouvait nier que même fier mâle, il avait toujours eu une pincée d'admiration pour son comparses Chevalier, à la fois pour parvenir à se faire apprécier sans artifices, à la fois pour son physique avantageux.

Alors quand l'épaule de Cheveux Soyeux vint effleurer la sienne, un frisson de contact le fit sursauter légèrement. La sensation de chaleur se propagea rapidement jusqu'à sa nuque où son poil se dressa légèrement, avant de redescendre vers une zone qu'il aurait préférer ne jamais ressentir. C'était à la fois inattendu, effrayant... Et apprécié. Comme une tension galvanisante qui éveillait son corps à des possibilités jusque là complètement refoulées. Nachos mit tout ça sur le compte du balancement hormonal des chaleurs, sur sa solitude et sur l'exaltation des muscles tendus comme des arcs, prêt à bondir pour la chasse. Ca ne pouvait être que ça, n'est-ce pas ? Il ne s'était jamais vu, ni même imaginer, vouloir entretenir une étreinte quelconque avec un autre mâle. Bien qu'il soit désormais femelle et en passe, par instant, de réfléchir comme telle, l'idée de ce genre de lien ne l'avait jusque là jamais percuté de la sorte. C'était forcément les hormones. Et ce vide dans son coeur sec et pauvre. Forcément. Malgré sa volonté à ne vouloir rien montrer de l'agitation soudaine de son organisme, les orbes sombres de l'Epée vinrent instinctivement chercher celles de compagnon de meute. Comme pour s'assurer qu'il n'avait pas remarqué ces palpitations soudaines et son inspiration approfondie. Nachos se maudit intérieurement. Si son corps trahissait les idées incongrues de son cerveau autant qu'il le croyait, il y aurait fort à parier que même ses pupilles dilatées seraient un indice trop flagrant.

Il fallait faire diversion, il fallait bouger, partir, fuir ce contact doux et électrisant à la fois avant d'être rattraper par des instincts qu'il l'effrayait, maintenant qu'il n'était plus celui dont la testostérone crevait le plafond des grottes du Grand Castel. La Nature, ou la Providence, vint lui sauver la mise au travers de ce bruit bienvenu qui attira l'attention des herbivores à l'opposé de leur position. Même le vent souffla dans le bon sens pour eux. Tous les éléments étaient donc réunis pour faire de cet instant le moment propice à la chasse. Nachos sauta sur l'occasion pour se soustraire à l'emprise d'Athelstan. Il était évident qu'il avait lui aussi la sensation que le moment était venu de se lancer aux trousses d'un des bestiaux, avant que tout le troupeau ne s'enfuit vers un horizon plus serein. Un vague sourire de la part de la femelle, et elle s'élança à pas mesurés mais silencieux vers un trio de bêtes moins massifs. Sans doute des jeunes de l'année, dont l'inexpérience serait une aubaine pour deux chasseurs aguerris. Puisqu'ils n'observaient pas dans leur dos, ils ne verraient, ni ne sentiraient arriver les prédateurs, et lorsque le plus éloigné des trois du coeur de la harde comprendrait qu'il était attaqué, il serait déjà trop tard pour lui, et ses deux amis fuiraient dans la direction opposés aux loups, déclenchant un mouvement de masse qui embarquerait tout les animaux plus loin, abandonnant derrière ce pauvre bougre inconscient. Il n'y avait aucune raison que ça ne fonctionne pas aussi facilement.

Sauf si la bête se montrait un peu trop téméraire... Ou que Cheveux-Soyeux n'ai pas suivi ?

Et la danse commença.
La danse du prédateur, de deux prédateurs. L'instant précédent le premier pas de Nachos fut chargé d'une telle tension que l'air paraissait chargé d'une électricité galvanisante. Leurs regards se croisèrent une fois de plus, brillant d'une lueur étrange, avant que la louve ne fasse le premier geste. Elle louvoya entre les hautes herbes, silencieuse mais vive. Ils n'avaient que peu de temps pour que leur mouvement soit parfait, elle en était aussi consciente que le Chevalier. Ce dernier prit un trot léger à son tour, à peine un battement de coeur après elle. Leur trajectoire resta les même durant quelques pas, avant qu'il ne s'en écarte pour dessiner la sienne. Un arc de cercle légèrement plus large, des foulées plus amples, pour arriver d'un autre angle vers la même cible. Ses prunelles accrochèrent celui qui se trouvait le plus éloigné, avec un pelage un peu plus clair que les autres. Inconscient du danger, inconscient de ce qui allait se produire dans ce qui n'était qu'un souffle. Athelstan ne doutait pas qu'ils seraient rapides, un binôme efficace de guerrier expérimentés. Aujourd'hui, point d'apprentissage, point de jeune loup encore maladroit dont les gestes ne seraient pas sûrs, dont la discrétions laisserait à désirer, dont l'hésitation risquerait de faire perdre un temps ou une opportunité précieuse. Il n'y avait qu'eux deux dans ce ballet féroce, à la sanglante et prédatrice conclusion.

Le souffle rapide - plus rapide que d'ordinaire - mais silencieux, le tricolore atteignit sans peine l'endroit qu'il visait. Il apercevait dans le coin de son champ de vision les mouvements des hautes herbes provoqués par la silhouette de Nachos, devinant qu'il s'agissait d'elle car son odeur lui parvenait comme si elle saturait l'air autour d'eux. Ce n'était qu'une impression, bien-sûr, car sinon leurs proies se seraient déjà enfuit. Curieuse impression. Étonnante illusion. Les secondes s'écoulaient lentement, il lui semblait ressentir chacun de ses muscles tendus, chacune de ses respirations bien plus profondément que d'ordinaire. Cette partie de chasse qui paraissait si bénigne était bien loin d'en être une. Il se ramassa sur lui-même, dans un geste lent et précis. Le pelage de son cou étouffa le cliquètement léger de la chaîne qui l'entourait, alors que sa silhouette se rassemblait, se tendait comme un arc, prêt à bondir. Il devait se concentrer uniquement sur sa proie, ne pas se laisser distraire par ces pensées qui venaient taquiner son esprit, coupablement dérangeantes. Ses yeux se plissèrent légèrement.

Il attaqua le premier.
Son corps se détendit d'un coup sec alors qu'il se jetait en avant, prenant de flanc l'animal qu'il visait. Une grande foulée l'emporta vers l'avant de l'animal, qui sans le savoir se retrouvait déjà hors de son troupeau. Car l'herbivore qui s'y trouvait ne fit pas montre de courage, et sa tête se redressa brusquement tandis que son corps se déportait sur le côté, dans un irrésistible élan de survie. Un élan qui se transmettrait comme une onde dans un instant, envoyant tout le troupeau dans un galop frénétique pour s'éloigner du fauve surgit des herbes. Tous, sauf leur proie. Son instinct la fit entamer un bond sur le côté, dans la direction dans laquelle se trouvait Nachos. Le temps semblât ralentir et s'étirer, alors qu'Athelstan guettait l'instant où surgirait la gracieuse silhouette flamboyante pour lancer l'assaut à son tour.
Une vision plaisante, féroce.
Hors du temps.