Here comes the white rabbit ft. Rowena

Here comes the white rabbit | ft. Rowena

Une fois n'était pas coutume, Joaquín avait quitté son désert.

Peu de temps après les évènements liés à l'Upside Down, le loup avait abandonné sa tanière de fortune aux abords de la Côte, chassé par le mauvais temps et des précipitations bien trop fréquentes à son goût, et s'était mis en tête d'un nouveau pied à terre. Evitant soigneusement une Savane où il ne comptait pas remettre les pieds de sitôt, il avait mis le cap au sud de cette dernière, intrigué par les mystérieuses tempêtes de poussière qu'il avait parfois cru voir s'y former : il était alors trop occupé à essayer de trouver un moyen de rompre sa connexion avec le Monde Rouge pour pouvoir aller inspecter ça, mais avait gardé l'idée d'une petite exploration des lieux dans un coin de sa tête, en attendant des jours meilleurs.
Quelle n'avait pas été sa surprise de constater qu'un putain de désert semblait avoir fait son apparition au beau milieu des Terres Libres, sans que personne ne semble s'en être rendu compte. Trop las pour vraiment se soucier de ce qu'il pourrait bien lui arriver si jamais ce lieu mystère était un nouveau piège venu de la Cinquième Dimension, il n'avait pas hésité un seul instant et s'était élancé parmi les dunes, satisfait de trouver là un climat qui lui correspondait bien plus que cette tragique alternance trombes d'au / bruinasse agaçante qu'il se coltinait à proximité des côtes depuis que l'hiver s'était installé. Le périple avait été long, éreintant, mais il avait méticuleusement cartographié l'endroit, jour après jour, recensant chaque caillou, chaque arbre, chaque dune, chaque petit point d'eau. Son oeuvre faite, il s'était enfin posé.
Comme Daniel et Arabella en leur temps, Joaquín s'était dégotté une charmante petite oasis bordée de palmiers. Avec ce qu'il fallait de roche pour lui offrir de multiples cachettes et permettre à la faune de s'y faire aussi un nid, un plan d'eau principal bordé de quelques autres plus petits, un peu d'herbe, aussi, et même quelques herbivores enhardis qui osaient s'y aventurer, lorsque la soif était trop pressante. Dans le renflement d'un énorme rocher, il s'était creusé un terrier de luxe, profitant des murs de roche pour tenter une structure un peu plus spacieuse que d'ordinaire, avait pris la peine de bien faire les choses, allant même jusqu'à aménager une galerie de secours pour pouvoir s'extraire de là par une sortie annexe planquée entre deux taillis à une quinzaine de mètres de l'entrée principale si besoin était, et il s'était posé.
Là, dans son antre, le coeur léger, il s'était dit que s'arrangerait peut-être enfin.

Il n'avait que très peu quitté son bac à sable, depuis. Peu désireux de prendre l'eau, il n'en était bien sorti que pour aller chercher à manger, préférant laisser les proies qui s'aventuraient jusque chez lui en dépit de sa présence profiter des lieux : décimer tout ce qui passait n'aurait pas eu grand intérêt, et établir cet endroit comme une terre de passage relativement fiable pour ces dernières lui offrait la possibilité de taper dans les stocks de viande si jamais les circonstances l'exigeaient par la suite.
Il s'était reposé, remis de ses émotions, en d'autres termes totalement retapé et avait fait la sieste. Beaucoup. En était ressorti totalement d'attaque, prêt à affronter tous les dangers, et surtout avec un besoin pressant de faire de la merde.
Joaquín ne pouvait rester au vert très longtemps. L'ennui lui était profondément nocif.
La sécurité le rendait fou. Tout comme l'absence d'interaction avec des congénères, que ces interactions soient amicales ou non.

Le voilà donc qui longeait imperturbablement les frontières de la meute de tarés locale, qui était fatalement la plus proche géographiquement de lui. Dire qu'il n'avait pas envie d'outrepasser les limites de ce territoire qu'ils avaient proclamé leur aurait été mentir : Joaquín en crevait littéralement d'envie. Mais pour ce qui était sa première balade depuis un bail, il préférait y aller calmement, se contentant d'observer le paysage de loin, et remarquant que ces plaines, dont la couleur rouge éclatante l'avait frappé lorsqu'il passait à proximité durant l'été, jouissaient d'une apparence tout ce qu'il y avait de plus banal en cette saison. Ca lui donnait radicalement moins envie d'aller y mettre les pattes.
Et il n'était pas le seul dans ce cas, de toute évidence, puisque voilà que sans crier gare, un jeune lièvre s'arracha à l'étreinte des hautes herbes pour débouler droit devant lui, visiblement affolé, avant de se stopper net en l'apercevant. Sans plus ce cérémonie, l'animal se cabra et réalisa un formidablement bon sur le côté, partant à toute allure en direction de la mer, qui mugissait tranquillement quelques centaines de mètres derrière lui. Jugeant que l'occasion était trop belle, et peu enclin à laisser s'échapper un lièvre qui aurait pu servir à remplir les panses des extrémistes qui lui servaient de voisins, Joaquín s'élança à sa poursuite. Agitée, sa cible se perdait en zig zags inutiles et s'essoufflait rapidement au milieu du sable : visiblement bien plus habitué qu'elle à ce genre de terrain, le loup noir la rattrapa bien vite. Une nuque brisée plus tard, Joaquín revenait de nouveau vers la frontière, préférant mettre de la distance entre l'embrun marin et lui, et s'installait sur un grand rocher plat pour déguster son repas. De là, il avait une bonne vue sur les alentours, et notamment sur la Rougelande.
Difficile d'être surpris, donc.

C'était à croire que depuis qu'elle avait disparu - car elle en était maintenant convaincue - la présence de Mère ne cessait de se faire ressentir autour d'elle. Il y avait eu d'abord cet enfant étrange, Désastre, née de leur Alpha mais avec des ressemblances que même le loup le plus simplet du monde n'aurait pu nier. Puis l'histoire qui s'était répétée, avec l'une des louves de leur clan qui avait mis bas loin de chez eux et avait été trouvée par un ennemi. Et cette nouvelle silhouette à l'horizon, dont les teintes et les plumes ornant le cou ne pouvaient que la lui rappeler.

Rowena s'était accrochée à l'expédition qui remontait la piste de la louve Bamboo à la recherche d'indices, y voyant là une bonne excuse pour s'échapper du camp sans que cela ne soit immédiatement hors des règles. Etrangement, son mentor Lymphalème était aux abonnés absents. Elle ne l'avait pas vu depuis quelques heures déjà, alors que la journée avançait et que le camp était en effervescence. C'était étrange, mais elle ne s'en inquiétait pas. Elle n'avait pas vraiment de raison de s'inquiéter pour ces loups, qui avaient décidé d'un commun et belliqueux accord de s'en aller à la chasse aux Raeders le lendemain matin. Elle y voyait au contraire une opportunité fort intéressante de profiter de la présence de très peu de loups à Grand Castel pour effectuer diverses choses. Maintenant qu'elle était convaincue que la petite alpha bleue avait tué Mère, elle devait trouver un moyen de l'atteindre. Peut-être de la tuer, mais ce n'était pas là la seule alternative qu'elle voyait - oh non. Il y avait maintes possibilités. Elle avait appris que cette louve se relevait de longues périodes de folies dans laquelle une succession de durs événements l'avaient poussée. La lumière qu'elle avait aperçue dans son regard quelques heures plus tôt laissait penser qu'il suffirait d'une pichenette pour qu'elle retombe dedans. Information des plus intéressantes.

La louve sombre avait échappé à ses camarades en prétextant vouloir profiter de la patrouille pour chercher quelques herbes médicinales, et en leur assurant avec toute la bonne foi simulée du monde que ce ne serait qu'un crochet et qu'elle les rattraperait alors qu'ils seraient sur le chemin du retour. De toute manière, ils comptaient enquêter sur les différentes pistes qui entouraient la scène du crime, donc ils resteraient dans les environs encore un moment. Elle avait compris comment caresser dans le sens du poil l'un des présent, le demi-frère de l'alpha dénommé Dough, et une pirouette syntaxique ainsi que quelques attitudes le laissant entendre que c'était sa décision et qu'il était le dominant dans l'affaire avaient largement fait le travail. Il l'avait laissée partir presque en lui ordonnant d'aller ramener ces fameuses herbes - une victoire complète. Celui-ci était plutôt aisé à manipuler, contrairement à son jumeau Cookie, qu'elle avait observé comme bien plus fourbe et intelligent. Le temps viendrait de le berner lui-aussi, mais pas immédiatement.

En s'avançant dans la Rougelande en direction de la mer, qui rugissait au loin, elle avait remarqué une silhouette sombre postée sur un rocher. Ils étaient quelques-uns à hérisser le sol de la plaine, dessinant des postes d'observation idéaux - la topographie du terrain rendant presque impossible une arrivée sans que quelqu'un d'un tant soit peu attentif ne s'en aperçoive. Elle ne chercha pas à être discrète et s'avança d'un pas tranquille, son regard légèrement plissé. Bien qu'elle n'en montrât pas grand chose, l'apparence de ce loup qui se précisait à chacune de ses foulées provoquait dans ses pensées un véritable maelström, l'impression de s'avancer vers un fantôme. Ce n'était pas Mère, elle n'en avait pas douté un instant, mais les quelques points communs étaient suffisants pour être perturbants.

L'inconnu n'était visiblement pas fou - ou alors avait déjà subi l'ire territorial des Etelkrus - car il avait pris soin de se poster juste après la frontière, ce mur invisible qui avait tant de valeurs pour les loups qui le marquaient. Elle le traversa sans hésiter, les yeux toujours fichés sur ce loup dont les fragrances indiquaient clairement le statut de solitaire. Elle s'arrêta à quelque distance, suffisamment proche pour pouvoir échanger quelques mots, suffisamment loin pour que son agilité puisse la sortir d'un mauvais pas s'il décidait de lui bondir à la gorge. Elle n'avait pas peur, mais la simple comparaison de la carrure de ce loup et de la sienne lui faisait dire qu'elle n'aurait sans doute pas le dessus au corps à corps. Durant un instant, elle le détailla, notant chaque détail de sa silhouette, de son odeur, de son attitude. Puis sa voix s'éleva sans heurts :

"On croirait que ta chasse si proche des terres Etelkrus est une provocation."

Après tout, la réputation de cette meute avait déjà fait le tour du continent, et il ne faisait aucun doute qu'un solitaire un peu joueur tenterait de les chatouiller sur ce point.

A mesure que ses crocs continuaient de fendre la chair du lièvre, Joaquín songeait que les proies des territoires Etelkru avaient décidément très bon goût, et qu'il lui faudrait songer, à l'avenir, à revenir se servir dans les parages.
Peut-être était-ce parce qu'il n'avait pas mangé de lièvre depuis un moment. La viande était rendue sèche et filandreuse par les mauvais jours, mais gardait une saveur tout à fait remarquable pour ses papilles.
Sans doute était-ce plutôt parce que ça faisait un lapin de moi pour ces attardés autoritaires, et parce qu'il caressait l'espoir que l'une de leurs patrouilles ragerait sévèrement en trouvant les restes de l'animal embaumés de son odeur de solitaire crasseux à deux pas de leur frontière. Odeur qu'il veillerait à répandre un peu partout, pour le plaisir.

Il s'affairait à mâchonner pensivement un morceau de cartilage quand une forme sombre lui fit dresser les oreilles, là, à une centaine de mètres de lui. Fendant l'herbe en silence, ce qui s'apparentait somme toute à une jeune femelle taillait la route, droit dans sa direction. Ses yeux dorés la suivirent alors qu'elle finissait par traverser la frontière, pour venir se stopper face à lui. Veillant de toute évidence à lui envoyer l'image d'une louve calme et sereine, mais il ne manqua pas de noter la distance qu'elle veillait à mettre entre eux. Il se prit à la lorgner alors qu'elle-même le détaillait soigneusement, passant rapidement de son épaisse chevelure noire aux étranges arabesques qui bordaient ses pattes, là, sous cette cape sombre qui lui enserrait le cou et tapissait son dos. Ce devait être si peu pratique, tant pour chasser que pour se battre, releva-t-il intérieurement.
Une bien jolie louve, bien sûre d'elle, remarquablement dépourvue de difformité absurde de prime abord — à moins que des ailes de chauve-souris ou une mer d'yeux luminescents ne se soient cachés sous ses accessoires ou cette longue tresse qui tombait sur son épaule – et surtout tout aussi remarquablement dépourvue de glowstick. A moins, là encore, que ce dernier n'ait été sagement dissimulé quelque part. S'il se sentait à l'aise, Joaquín décida de miser sur la prudence malgré tout. Il aimait se mettre en danger inutilement mais n'était pas totalement con pour autant. D'autant plus qu'à en juger par son odeur, cette jeune fille appartenait à la meute d'extrémistes qui composait son voisinage.

— On croirait que ta chasse si proche des terres Etelkrus est une provocation.

Dans un claquement sec, le dernier gros morceau de cartilage dans sa gueule éclata sous la pression de ses mâchoires. Quelques miettes allèrent tomber de part et d'autre de ses pattes, étendues paresseusement devant lui, et il prit son temps pour avaler le reste, avant de répondre, stoïque :

— Dis ça à lui, fit-il en poussant légèrement la carcasse devant lui du bout de la patte. C'est lui qui a couru sur moi. A croire que c'est une habitude chez vous.

Les agressions gratuites semblaient en effet une marque de famille, et il était surpris qu'elle ne se soit pas encore jetée sur lui, ou ne l'ait traité de Dieu seul savait quoi, crachant qu'il était un monstre, une ordure, un moins que rien, qu'en savait-il, il ne parlait pas la langue. Sous son apparente décontraction il gardait néanmoins l'esprit et les sens alertes. Il avait bien vite appris que les Etelkrus ne venaient que très rarement seuls. Le pack familial était presque toujours le seul disponible à la vente, chez cette meute.

Ses lèvres tremblèrent presque, alors qu'il s'apprêtait à reprendre la parole, tenté à l'idée de la provoquer quelle pourrait bien être sa réaction, mais il songea que ce serait terriblement attendu, de la part d'un vilain solitaire, chimère difforme et sanguinaire, issue de l'hybridation de tout ce qu'il y avait de pire sur cette Terre, et sans doute bien pire encore.
Il attendit donc, ramenant son butin vers lui pour y plonger de nouveau le museau, sans jamais cesser de surveiller la gamine.

Elle nota sans peine combien il la surveillait du regard, alors même que ses paroles montraient une sorte de flegme et une absence complète de crainte d'une telle proximité avec la frontière Etelkru. Théoriquement, il était dans son bon droit, le mur invisible étant quelques pas derrière elles, à une distance suffisant pour affirmer qu'il ne se trouvait pas sur leurs terres. Mais elle connaissait quelques noms dans sa meute d'adoption forcée qui ne cracheraient pas sur une chasse au solitaire gratuite, en prétextant avoir trouvé ledit individu sur leur territoire. Heureusement pour l'inconnu - ou peut-être pas, au moins les individus agressifs avaient l'avantage de faire s'éloigner ceux qui n'appartenaient pas au clan, et d'une certaine manière de leur éviter des ennuis un peu plus profonds s'il leur prenait l'envie de s'aventurer un peu plus loin - ce n'était pas son genre. Elle n'avait clairement pas de sentiment d'attache envers ce groupe belliqueux et dont on avait décrété un jour qu'elle faisait partie. Et puis c'était l'incursion d'une solitaire sur les terres Etelkrus qui l'avait sauvée, tirée des griffes des faibles pour l'emmener sur le chemin des forts.

"Tu aurais continué s'il avait dépassé la frontière ?" Demanda-t-elle en s'approchant, brisant la distance de pseudo-sécurité qu'elle s'était accordée jusqu'ici, la queue et la tête haute.

Puisqu'il ne lui avait pas sauté dessus et ce malgré le fait qu'il soit entrain de dépecer un repas fraîchement chassé, elle évaluait le danger un peu moindre qu'à la première approche. Elle dessina un morceau d'arc de cercle pour ne plus se retrouver face à son flanc mais face à sa tête. Position plus risquée, d'autant plus qu'il se trouvait en contre-haut par rapport à lui. Comme à chaque nouvelle rencontre qu'elle faisait, elle cherchait surtout à comprendre. Comprendre les réactions de ses congénères, les émotions qui pouvaient agiter leurs méninges. Cela n'avait rie à voir avec une quelconque forme d'empathie, loin de là, mais elle avait compris combien il était utile de comprendre les rouages d'un cerveau pour pouvoir le manipuler, l'utiliser à sa guise. Et les Etelkrus avaient un mode de pensée sensiblement... semblable, du moins en grande partie, entre leurs individus. Alors c'était les rencontres extérieures qui étaient les plus intéressantes.

Ce solitaire lui apparaissait pour l'instant quelque-part entre assuré et méfiant. Il n'avait pas nié le fait être outrageusement proche des terres qui lui étaient interdites - et d'autant plus pour chasser - mais n'avait esquissé aucune intention de quitter les lieux pour l'instant. Toutefois ses prunelles or la scrutaient sans cesse par-dessus le festin sanguinolent qu'il faisait, comme s'il craignait de sa part une réaction soudaine.

Si ses yeux ne cessaient effectivement de fixer la jeune louve, la tension qui jusque là crispait les muscles de Joaquín et préparaient toute éventuelle riposte s'amenuisait peu à peu. La femelle ne semblait effectivement pas disposée à l'attaquer : pas besoin, donc, de se préparer à bondir.

— Tu aurais continué s'il avait dépassé la frontière ?

Cachées dans les entrailles du lapin qu'il terminait d'éventrer, les babines de Joaquín s'étirèrent en un discret sourire. A présent l'Etelkru s'était rapprochée de lui, se tenant dangereusement à sa merci, pour peu que ses intentions aient été hostiles. Mais Joaquín n'était pas du genre à attaquer sans raison, et encore moins du genre à attaquer une fille, il se contenta donc de continuer son affaire, avalant un nouveau lambeau de chair avant de tourner son museau plein de sang vers elle et de répondre laconiquement :

— Oui.

Il aurait pu tenter de jouer l'humour vaseux, arguant que les frontières n'étaient au final pas si bien définies que ça, qu'il aurait fallu penser à revenir pisser un coup par ci par là, mais ça ne lui aurait au final pas apporté grand chose, en plus de lui demander un effort de traduction inutile en pleine heure de repas. Il n'avait de toute façon pas le sentiment que cette femelle soit particulièrement susceptible vis-à-vis des transgressions. Elle semblait juste vaguement intriguée. Surtout très flegmatique. En espérant qu'elle ait bien éprouvé des émotions : peut-être était-il juste en train de discuter avec une sociopathe, chose qui aurait sans doute plus collé à l'image qu'il se faisait de sa meute que cette vision d'une personne dotée d'un certain pouvoir de réflexion que lui renvoyait actuellement son interlocutrice.

— Tu parais différente.

Tu es bien la première de ta meute à ne pas avoir tenté de m'assassiner sans pré-avis alors que cela fait près de trois minutes que nous sommes en présence l'un de l'autre, aurait-il pu préciser. A la place, il se contenta de plonger de nouveau ses crocs dans la viande maigre de sa proie, dont il ne restait déjà plus grand chose.

La réponse fut brève, presque insolente, ponctuée d'un sourire sanglant alors que le loup continuait sa curée. Elle se demanda s'il plaisantait, mais cessa rapidement de se le demander car elle n'aurait sans doute jamais de réponse - à moins de le surprendre effectivement. La phrase suivante n'était pas beaucoup plus longue, mais facile à comprendre. Visiblement, ce solitaire avait déjà eu à faire aux charmants habitants de la meute qui contrôlait la Rougelande, et à leurs manières tout aussi charmantes lorsqu'il s'agissait d'y accueillir des étrangers. C'était intéressant, cette remarque, parce qu'il était tout de même venu jouer avec le feu en chassant près de leurs frontières. Etait-ce dans le but de se montrer provoquant ? De tenter le diable en augmentant drastiquement ses chances que ce repas se termine dans une effusion de sang ? Il y avait aussi l'hypothèse bien moins passionnante de la poursuite d'un lapin qui l'aurait conduit un peu au hasard, au gré de ses pérégrinations pour échapper à une mort certaine, jusqu'ici. Les prunelles claires de la louve jaugèrent en silence son interlocuteur, cherchant à savoir ce que ses rares mots pouvaient laisser comprendre de lui.

Il parlait avec un accent qu'elle n'avait jamais entendu dans les parages. Un étranger, venu d'autre part que le continent, mais ici depuis longtemps. Au moins assez pour avoir déjà goûté la colère infinie de la meute du Castel. Quelques cicatrices ornaient son pelage, l'une de ses oreilles était déchirée. De vieilles blessures, qui n'étaient sans doute pas les vestiges de cette rencontre qu'il avait dû avoir avec les Etelkrus. Plus anciennes. Son apparence singulière, notamment les plumes et ce collier à motifs géométriques, n'était bien-sûr pas sans lui rappeler Mère. Se pouvait-il qu'ils viennent du même endroit ? Qu'ils soient du même sang l'était peu - et de toute manière, il lui semblait se souvenir qu'Oxomo n'avait pas laissé un très bon souvenir sur ses terres natales, donc il était sans doute aussi bien que l'étranger ignore qu'elle était liée à elle pour l'instant.

"Voilà un singulier compliment." Répondit-elle.

C'en était un, bien-sûr. Elle n'était pas une machine de guerre formatée à adorer des dieux belliqueux et cracher sur tout ce qui ne portait pas la même odeur qu'elle. Elle vivait avec eux, chassait à leurs côtés et guérissait leurs blessures. Mais elle savait bien qu'elle n'était pas comme eux, et cela lui allait fort bien.

"Tu les connais bien ?"

Un signe de la tête en direction de la lande, derrière laquelle l'horizon se hérissait de pics entre lesquels se trouvait leur campement.

Ainsi donc voilà qu'ils se jaugeaient mutuellement. Lui, curieux de voir débarquer une Etelkru qui ne semblait avoir d'Etelkru que l'odeur — elle n'avait même pas une seule putain d'écaille pour sous-entendre une éventuelle filiation avec les crocodiles, c'était dire – et elle... eh bien, il ne savait pas trop. Peut-être intriguée de voir un solitaire trainasser si près de leurs frontières. Peut-être juste pour le fun. Peut-être parce qu'elle était comme ça. Mais il n'avait pas l'impression que c'était pour trouver quelque point faible ou déceler une éventuelle inattention susceptible de le rendre vulnérable à une attaque immédiate. Ses muscles se détendaient peu à peu, et il attrapa un lambeau de chair entre ses incisives, tirant gaiement dessus pour l'arracher de l'os auquel il s'agrippait, avant de l'avaler tandis qu'elle lui répondait.
Il haussa un sourcil vaguement amusé. Elle semblait honnête.
Peut-être avait-il simplement débusqué une sociopathe. Ca ne l'aurait pas surpris vu la faune locale. Cela dit, il avait déjà eu l'occasion de traiter avec ce genre de personnes par le passé, chez lui. Et descendait d'ailleurs du Grand Roi de la caste, fait qui, couplé à un pelage sombre pas franchement présent chez aucun de ses deux parents, le prédisposait visiblement à être de la partie. Enfin, c'était ce qu'ils avaient dit. Ce pourquoi ils l'avaient chassé. Et ce pourquoi il était là, échangeant avec une louve bien étrange, sur un grand caillou plat, dans un endroit qui n'avait strictement rien d'un désert, ni d'un canyon.

— Tu les connais bien ?

Sous ses babines, sa langue passa sur ses crocs tandis qu'il penchait la tête, vaguement amusé. C'était une manière de présenter les choses.

— J'en ai croisé quelques uns.

Blessé deux et tué un autre, aussi.
De ce qu'il avait cru comprendre, les gens de sa tribu avaient une forte tendance à attaquer les gens sans crier gare. Et semblaient aussi les accuser. De choses. Qu'il n'était toujours pas parvenu à comprendre. Bien loin de se douter qu'une louve présentant quelques similarités physiques avec lui avait parcouru ces terres, il y avait quelques temps de ça. Il avait cessé d'essayer de comprendre, et si la curiosité vis-à-vis de ces choses étranges dont on l'accusait et qui pour le coup n'étaient carrément pas de son fait demeurait présente, il n'avait guère envie de demander son avis à la femelle. Parce qu'il ne connaissait pas, doutait de pouvoir lui faire confiance, et accessoirement parce que ça aurait été révéler qu'il y avait des choses qu'il ne connaissait, ne comprenait pas. Ca aurait été le mettre en position d'infériorité et il ne le souhaitait pas.

— Tu n'as pas l'air de les aimer beaucoup.

Et son museau de retourner fouiller la carcasse du lapin, à la recherche des derniers bouts de chair qu'il aurait pu en extirper.

La réponse fut évasive, mais probablement lourde de sous-entendu. La louve grise se demanda si parmi les cicatrices qui dessinaient des motifs clairs à travers son pelage, certaines étaient enfants de ces rencontres. Ou si elles venaient de plus loin dans son passé et dans les chemins qu'il avait pris. Elle se demanda d'où était parti son chemin, ce mystérieux endroit où les loups parlaient avec cet accent et fabriquaient ce genre d'accessoires. Elle ne se rendrait compte qu'après coup combien il était... surprenant qu'elle se pose ce genre de question. Bien-sûr, la proximité de ce loup avec Oxomo - physique tout du moins - était une bon refuge, une bonne justification. Mais l'intérêt qui se frayait un chemin dans son esprit allait un peu plus loin. A petits pas, mais à petits pas certains.

La remarque suivante lui fit redresser le museau de manière infime. La réponse était claire, cinglante et muette. Non, elle ne les aimait pas beaucoup. C'était même un doux euphémisme que de dire cela. En grandissant, plusieurs choix auraient pu s'offrir à elle, sans doute. Elle aurait pu finir par accepter le fait que cette meute devienne sa famille, lier des liens, à défaut d'être vraiment affectueux, plus ou moins amicaux avec eux. Elle n'était as vraiment prédisposée à se faire facilement des amis, mais il existait bien sur cette terre quelques loups capables de composer avec son caractère. peut-être que Lymphalème aurait pu être de la partie. Mais ils avaient tout fait pour cultiver cette haine qu'elle avait éprouvé à leur égard à l'instant où, petite louve encore, elle avait compris qu'on ne la laisserait pas repartir. Elle avait été surveillée, elle avait vu toute la meute vanter les exploits de leur alpha lorsque celle-ci était revenue triomphante d'un combat avec Mère, exposant sa dague sur son trône de pierre. Personne n'avait vraiment songé à ce que cela pouvait provoquer chez elle. Personne n'avait songé au fait que même s'ils la détestaient, elle avait été sa seule accroche, son seul lien lors de toute sa prime jeunesse. Ils s'étaient contenté d'acclamer sa mort, et elle avait alors compris qu'il n'y avait rien à faire. Et que désormais elle avait un objectif assez clair. Elle s'était alors fondue plus parfaitement encore dans la peau de l'apprentie modèle, polie et studieuse, attendant son heure. Attendant le bon moment.

"Je cherche encore ma place." Répondit-elle.

Son ton d'avait rien de l'apitoiement sur son sort, c'était un simple constate, neutre. La vérité atténuée pour ne pas trop en laisser transparaître.

"Tu n'as pas l'air de les craindre beaucoup."

Et cela, pour un solitaire, c'était tout à fait notable. Plus encore un solitaire prétendant avoir déjà croisé le chemins de certains d'entre eux - ou alors il avait été vraiment chanceux et n'avait croisé que les quelques-uns qui n'ignoraient pas que la diplomatie n'était pas un pays.

"Vous vivez vraiment complètement seuls ?" Lança-t-elle un peu plus bas, ses prunelles bleues teintées d'une curiosité un peu étrange.

Elle s'était avancée de quelques pas, rompant à nouveau la pseudo distance de sécurité entre eux.

Elle répondait de manière détournée, éludait presque, comme s'il était susceptible d'aller tout rapporter aux siens. Enfin, à ceux qui auraient dû l'être. Car plus il l'observait, tant dans sa manière d'être que dans celle qu'elle avait de réagir lorsqu'elle parlait d'eux, plus il en venait à se demander à ce demander ce qu'elle foutait là.
Parmi cette meute.
Qui ne semblait pas susciter grand chose de bon chez elle.
Pas la moindre trace d'affection ou même de vague fierté pour la glorieuse nation des Etelkrus. Etrange. Y avait-il donc des ratés dans leur éducation qui se voulait sans faille ?
Au final, il supposait beaucoup, il le savait pertinemment. Ce n'était pas comme s'il avait jamais eu un véritable aperçu de ce que pouvait être la vie au sein de cette meute, pour peu qu'on en soit un membre bien intégré. Peut-être était-ce un peu plus ouvert qu'il ne le pensait. Si tel était le cas, alors il avait dû sacrément jouer de malchance, à ne tomber que sur des cas sociaux. A moins qu'ils n'aient été majoritaires. A moins qu'elle n'ait été unique en son genre.

Il réagit à sa deuxième phrase avec un infime, presque imperceptible sourire. Etait-ce là ce que l'on croyait, dans les rangs Etelkrus ? Que la menace de leur courroux planait comme un rapace de malheur au-dessus des têtes des malheureux solitaires qui auraient eu l'outrecuidance de croiser leur route ? Que leur renommée outre-passait toutes les frontières, que leur toute-puissance alimentait les contes dont on abreuvait les enfants lors des soirées au coin du feu, dans l'espoir de les enjoindre à ne jamais, ô grand jamais, s'aventurer à proximité des territoires de ce clan qui de la défaite ne connaissait bien que le nom ?

— J'ai connu pire.

Oh, ça oui, il avait connu bien plus féroce, bien plus dangereux et bien plus écrasant qu'une meute dont la force de frappe se basait sur des artefacts octroyés par des divinités.
Il n'y avait qu'à voir les tribus restées primitives des terres qui entouraient son Mexique natal, vestiges de ce qu'avait pu être ledit Mexique avant de se faire coloniser. Ou même certaines des crapules qui semaient la mort chez lui.
Non, clairement, le danger n'était pas l'apanage des Etelkrus. Ce continent était petit. Ils avaient peut-être le monopole de l'hostilité ici, mais le monde était grand.

Il baissa de nouveau le museau vers elle lorsqu'elle reprit la parole, constatant qu'elle s'était avancée vers lui. Elle semblait plus honnête que précédemment.

— La mayoría du temps, oui, fit-il, intrigué.

Ce qui n'était clairement pas la partie qu'il préférait de la vie en solitaire, pour être honnête. C'était même celle qu'il abhorrait la plupart du temps.

— Pourquoi cette question ?

Elle aurait pu sourire à sa réponse, tant elle aurait pu être prise comme une offense par sa meute d'adoption. Après tout, ils flattaient de manière assez considérable leur ego en se prétendant de braves guerriers, et même les dieux les caressaient dans le sens du poil en encourageant leurs pratiques et ce narcissisme aigu. Ils étaient les guerriers de leurs alphas, ils étaient les guerriers d eleurs dieux, et la fierté les étouffait, guidant nombre de leurs actes et de leurs coutumes. Savoir qu'il avait connu pire le faisait également se rapprocher d'Oxomo, d'une certaine manière. Certes, il y avait sans nul doute dans le vaste monde ne se limitant pas aux meutes de ce continent nombre de groupes féroces, mais elle se rappelait fort bien combien Mère les trouvait ridicules, ces loups qui se prétendaient si forts mais aboyaient forts sans mordre sauf lorsqu'on leur assénait un véritable coup de griffe dans le museau - et encore. Elle lui parlait de son peuple à ell,e bien plus sanguinaire, avec bien moins de pitié. Etait-il réellement possible qu'ils viennent du même endroit ? Son ignorance l'agaçait par instants, car elle n'avait aucune idée de la taille que pouvait faire le monde au-delà de toutes les frontières qui enfermaient les loups ici. Il était difficile d'estimer la probabilité qu'elle souhaitait.

"Par curiosité. Et le reste du temps ?"

Elle devina à sa voix qu'elle avait un peu plus capté son attention, et peut-être avait-elle de la chance et était-elle tombée sur un loup qui aimait parler de lui. Certe,s les chances étaient minces, jusque là il n'avait pas prononcé beaucoup plus de paroles qu'elles, et elle se savait peu loquace. Elle n'avait connu de la vie de solitaire que la compagnie d'Oxomo dans sa prime enfance, et n'avait connu de la vie de meute que celle qu'elle menait actuellement - et qui était bien loin de la contenter. Elle portait donc une rélele curiosité à l'égard de cette information.

Mais bien-sûr, là n'était pas le seul but de ces questions. Sous leur façace un peu innocente et curieuse se dessinaient les différentes possibilités qu'elle aurait, le jour où elle passerait à l'action. Ce solitaire connaissait les Etelkrus, peut-être nourrissait-il quelques griefs à leur égard. Peut-être avait-il des.... amis, qui eux en nourrissaient. Elle avait conscience de ne pouvoir mener à bien sa volonté seule, alors il lui fallait quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui serait prêt à lui donner un coup de patte, pour une raison qu'elle adapterait en fonction de l'individu en face d'elle. Et pour pouvoir faire cela, elle devait avoir à sa disposition quelqu'un qui ne serait pas, comme ceux qu'elle côtoyait au quotidien, formaté et fanatique. Bien au contraire.

A mesure que le temps passait, l'impression de subir une sorte d'interrogatoire improvisé se frayait un chemin dans sa conscience, et il sentait les barrières mentales qu'il érigeait habituellement entre les autres et lui qui se réajustaient. Plus de garde baissée. La curiosité dans ses yeux était bien présente, mais cette louve posait beaucoup de questions personnelles, et, hélas pour elle, non, Joaquín n'était pas homme à parler ouvertement de lui.
Ne pas divulguer d'informations personnelles et contrôler au maximum ce que les autres savaient de soi — c'est à dire, de manière optimale, rien – faisaient partie des règles de bases du savoir survivre chez lui, qui plus est lorsqu'on était un mâle. Chaque information qu'obtenait l'autre sur vous était une arme de plus dans les mains d'un ennemi potentiel. Car dans un monde où les combattants étaient affûtés et rodés à la bataille, le meilleur moyen de faire ployer quelqu'un était généralement de s'en prendre à ce à quoi il tenait. La guerre était au final plus morale que physique. Et la douleur bien plus lancinante.

D'ordinaire peu désireux de parler de lui, il était encore moins préposé à raconter les moindres détails de sa vie personnelle à une louve Etelkru. Quand bien même elle divergeait carrément du standard auquel les membres de cette meute l'avaient habitué.

— Le reste du temps je ne suis pas seul, répondit-il la voix un peu plus sèche.

Puis, après un court instant d'hésitation, il ajouta :

— Pourquoi cette curiosité ? La liberté t'attire ?

La deuxième question était un bonus, qu'il aurait souhaité initialement garder pour plus tard, mais l'occasion était trop belle.