Carpe Noctem - Eva.

Pour une raison qu’il ignorait lui-même, les terres du Nord lui étaient longuement restées inconnues.

Il les avait remarquées, depuis les hauteurs ; souvent baignées de brume et nimbées d’une sorte de mystère. Elles étaient verdoyantes et humides, mais également fraîches. A part pour la longue bande glacée qui descendait des montagnes les plus froides et sur laquelle il s’était aventuré, une douce matinée d’été pour se retrouver pris par la neige et veilleur silencieux d’un mort, il n’avait pas pénétré sur les terres qui continuaient de longer la mer et habillaient la vaste plaine rejoignant le reste du continent et menant aux meutes.
En fait, il savait qu’une troisième meute se retranchait sur ces terres. Ce n’était un secret pour personne. Non pas que la meute cherche à se dissimuler, par ailleurs. Des rumeurs flottantes qu’il avait entendu se répandre dans la brise, des observations lointaines qu’il en avait fait au fil des mois et des années, il s’agissait peut-être même de la meute la plus calme.

D’abord, ses observations s’étaient faites par simple déduction lors de ses longues marches silencieuses à arpenter les paysages. Contrairement aux autres meutes aux frontières solidement marquées par des odeurs et des signes visuels, les limites de celles-ci semblaient flottantes, presque inconsistantes, si bien que l’on pouvait marcher assez longuement dans une vaste plaine en se croyant en terre libre avant de se rendre compte que l’on était en fait sur les leurs. La seule indication était leur fumet, les traces de leurs groupes et des lieux qu’ils fréquentaient, et là encore cela différait du comportement clanique des autres - étrangement il ne semblait pas s’agir de patrouilles suivant un itinéraire et un périmètre bien défini, mais de simples balades.
Puis il y avait eu cette petite louve ailée, dans ce monde à part. Il ne l’avait alors jamais vue et le sens des odeurs était fortement déstabilisé par une réalité altérée, mais il avait tout de même eut l’impression de déceler chez elle ce caractéristique groupe de différentes effluves s’accrochant encore un peu à son pelage. Et qui ne correspondait pas à ceux qu’il avait déjà flairé.
La drôle de louve n’avait pas hésité une seule seconde à l’idée de collaborer avec un inconnu, alors que lui courait déjà loin vers un horizon illusoire. Pas une ombre de doute ou de crainte à son égard n’avait allumé ses prunelles dorées.

Il avait quelques fois repensé à elle, notamment quand le Lien commençait à le démanger et que ses pensées dérivaient naturellement vers ces évènements, même quand il n’avait pas encore relié l’occurrence de cette sensation nouvelle avec ce qu’il avait vécu ici bas.
Mais désormais il le savait -et ses entrailles le poussaient à explorer cette direction qu’il avait jusque-là garder à distance.
Était-ce par rejet de la facilité ? S’il savait qu’il ne risquait rien par là-bas, il aurait pu choisir d’y passer une partie de l’hiver, rude et cruelle étant la saison dans les montagnes. Il aurait même pu abuser de leur confiance pour se servir dans leurs stocks de nourriture. Il aurait pu tout faire.
Et pourtant, au lieu de cela, il restait collé non loin des frontières de la meute la plus agressive de toutes celles croisées en ces environs. Ombre rôdant sur les hauteurs et se coulant de temps en temps plus bas, glissant vers les vallées comme descendaient parfois les nappes de brume pour couvrir de vastes étendues au matin.
Il ne venait pas non plus les titiller, non. Il se contentait de les observer et de les guetter. Flottait en son esprit le souvenir de la petite guerrière bleue et ensanglantée, et quelque chose lui soufflait de garder un œil avisé sur leurs activités. Et pas seulement pour assurer ses arrières.

Et puis il y avait eu la jeune louve grise, perdue et blessée dans un des sentiers de montagne dont il avait fait un simulacre de territoire.
C’était encore le Lien qui l’avait tiré vers elle, comme il l’avait tiré vers d’autres êtres déjà, et jusque-là il ne s’était jamais trompé. Cette sensation était née avec le monde à l’envers et ne le reliait qu’à ceux ayant partagé l’expérience, à proximité de lui mais également bien plus loin. Cela le liait à des loups qu’il n’avait jamais vu, jamais connu.

C’était majoritairement désagréable. Mais il faisait en sorte de s’y habituer, car cette boussole interne semblait être faite pour rester, gravée au fer rouge dans ses entrailles.

Alors quand il avait aidé la jeune adulte à reprendre la route de ce territoire, elle qui portait un artefact violet qu’il n’avait pas encore vu chez les autres... Il avait suivi.
Car le Lien pointait aussi dans cette direction qu’il avait si longtemps ignorée jusqu’à présent, et le Lien était directement venu le débusquer dans sa tanière en ce jour.

Alors pareil à une ombre glissant sur les sentiers, projetée par la lumière de la lune, il s’était mis en route vers les terres du Nord en même temps que la petite grise et blanche rentrait vers chez elle.
Il n’avait pas suivi son sillon jusqu’au bout, ne franchissant pas les frontières si ténues qui constituaient leur territoire. Il était allé se perdre dans les hauteurs et les arbres en surplomb en longeant les terres verdoyantes, se fondant dans les nappes de brume qui le happaient bien volontiers et accueillaient la noirceur de son pelage dans leur humidité couvrante.
De là, il avait observé. Son regard nuit et feu s’était promené sur les collines et les rochers, rebondissant sur des détails et des structures atypiques, devinant de loin les mouvements des membres du clan. Il ne prenait pas garde à sérieusement cacher son odeur ni sa présence car la menace était inexistante, mais il n’avait rencontré personne et personne n’était venu le débusquer ces deux jours durant.
Peut-être étaient-ils si hébétés de bienveillance qu’ils n’avaient même pas remarqué ce solitaire qui rôdait. Ou peut-être n’avaient-ils que faire de le savoir ici tant qu’il ne provoquait aucun mal.

Le soir du troisième jour, il était descendu dans la vallée.
Le crépuscule couvrait la voûte céleste d’un voile indigo et la paraît d’étoiles naissantes, s’allumant doucement et clignotant dans l’ombre du ciel dans lequel il avait remarqué des couleurs dansantes qui se faisaient parfois visibles depuis qu'il regardait en silence, apparues peu de temps après son arrivée.
Ou peut-être avaient-elles toujours été là.
Le vent qui parcourait cette vaste étendue était frais et lui faisait ressentir avec un frisson la saison déjà bien avancée et installée sans conteste dans cette partie du continent. Les bourrasques étaient certes moins violentes que dans les montagnes, dans lesquelles le vent se donnait à cœur joie pour hurler et harasser les vivants, mais ici il n’y avait aucun pic rocheux pour stopper sa course effrénée ni de paroi derrière laquelle s’abriter, si bien que l’élément aérien s’engouffrait dans les plaines comme sur un grand boulevard et venait cracher l’air glacial tout droit puisé de l’océan gelé qu’il savait se situer plus loin au Nord encore.
Ici, le Lien était fort et le tiraillait dans plusieurs directions. A croire qu’il devait s’attendre à croiser dans les parages bon nombre de ses camarades d’infortune.

Mais pour le moment, Justice déploya l’effort d’ignorer l’impulsion lancinante. Lorsque ses pupilles avaient passé l’horizon au peigne fin, un détail tout particulier l’avait plus longuement happé que les autres.
La nuit finissait de tomber quand il atteint la structure de pierre qui se dressait vers le ciel. Il n’avait toujours pas croisé âme qui vive, à part en la présence de quelques corneilles dardant sur lui un oeil noir et luisant, et avait continué d’avancer en silence.
Son ventre creux se serra brièvement à la vue des volatiles regroupés dans les alentours mais curieusement, aucun d’entre eux n’éveillait réellement son appétit. Ils se contentaient de lui rappeler qu’il avait (i)faim(/i), mais il n’avait aucune envie de tenter sa chance pour briser l’un de ces cous noir de jais.
Un nuage passa devant la lune encore rousse de son précoce lever et rendit encore plus sombre la silhouette escarpée des pics montagneux qui enclavaient cette partie plus étroite et retranchée de la vallée. Il s’assit sans hâte à une distance respectable de l’entrée de cette structure dans laquelle les ombres prenaient une légère teinte pourpre -et il comprit sans peine que s’il s’était aventuré à l’intérieur, c’était la source des artefacts violets qu’il aurait trouvé.
Pourtant il resta pour le moment immobile, à fixer les pierres blanches et taillées en une forme qu’aucun loup n’aurait pu concevoir.
Pourquoi ?
Pourquoi être venu jusqu’ici en sachant que tu aurais réponse à l’une des questions que tu te posais sur ces terres étranges et finalement ne pas t’y avancer ?

Il n’avait aucune réponse à s’offrir lui-même. Pas pour le moment.

Un bruissement fugace perturba l’air nocturne juste derrière lui.

Son encolure se retourna avec la soudaineté d’un éclair déchirant les cieux sans s’annoncer. Son avant-main avait pivoté vers ses arrières en une fraction de seconde, muscles tendus au quart de tour et prêts à réagir face à toute éventualité -à cette éventualité en particulier, après tout, celle pour laquelle il était arrivé sur ces terres, celle pour laquelle il restait rarement au même endroit, et celle pour laquelle il avait d’une certaine manière été formé à affronter.
Si un jour l’un d’Eux arrivait à le surprendre, ils seraient sûrement déçus envers eux-mêmes.

Mais il avait beau scruter les ombres à la recherche d’un individu pareil à lui qui s’y serait fondu de la même manière, souffle retenu derrière ses crocs découverts et une patte avant restée suspendue en l’air, le paysage teinté de bleu se révéla muet et tout aussi désert qu’il l’avait pensé. Seul le chant du maigre ruisseau qui traçait son chemin non loin d’ici venait s’ajouter à la mélodie du vent qui faisait s’agiter les feuilles et craquer les branches.
Les battements en sa poitrine s’apaisèrent, son corps se détendit à contrecœur comme une machine aux câbles retors et le souffle bloqué s’expira en une lente et élégante arabesque.

Ses yeux se posèrent pour un instant sur le bâtiment, à nouveau, et errèrent sur la silhouette des oiseaux noirs qui demeuraient aussi silencieux que le loup et que la nature alentour, pour que finalement son museau pointe vers le bas, vers l’herbe humide, vers ses pattes pour y rencontrer les griffes d’argent miroitant doucement sous les lueurs de lune.

La respiration qui franchit à nouveau ses lèvres pour rejoindre la nuit était un soupir las.

Elle était Âme en Peine, détruite par la passée déclaration de Volstein et les évènements désastreux qui avaient suivi.

Elle allait mal.

Et comme toujours lorsqu'elle n'allait pas bien, elle fuyait la compagnie des autres loups, quels qu'ils soient. C'était contraire à tout ce qu'elle défendait, contraire à tout ce qu'elle encourageait, contraire à toutes les idées qu'elle véhiculait, oui. Mais c'était ainsi qu'elle avait toujours agi, et probablement ainsi qu'elle agirait toujours. Dans la douleur, elle s'isolait pour lécher ses plaies, se ressourcer dans le calme et la solitude jusqu'à ce qu'elle ait évacué tout ce qu'elle pouvait. Tout ce qui menaçait de déborder de la marmite qui chauffait, chauffait à ébullition.

L'eau frémissait.

Son corps lui était presque douloureux, tant sa tête n'allait pas bien.

Elle vaquait, dans la vallée des murmures. Louvoyait entre les arbres. Ce soir, elle avait décidé de ne pas voler. Elle n'en avait pas envie - faire rare ! Mais révélateur. Elle était trop lasse. Frustrée. Triste. Elle était à la fois énervée, et fatiguée. Elle avait faim, mais était incapable de manger. Elle voulait bouger, mais son corps appelait au repos. Elle se rendait malade à réfléchir et à penser, là où elle avait besoin d'un peu de temps, d'un peu de patience.

Volstein.

Kerguelen.

Gloria.

Starset.

Où étaient-ils tous ?

Pourquoi étaient-ils partis, où étaient-ils partis ? Elle avait le dramatique sentiment que tous les fils qui exerçaient un attrait si astreignant sur son corps, dans toutes les directions à la fois, s'étaient un peu relâchés.

Avaient-ils disparu ? Certains s'étaient-ils coupés ? Les loups s'éloignaient-ils ? Elle le ressentait ainsi, et ça ajoutait encore plus à sa solitude ambiante, elle qui s'était presque habituée à ces pulsions qui la grattaient, la démangeaient, lui indiquaient à chaque instant où d'autres âmes damnées évoluaient. Ses pensées tournaient dans le vide, ressassaient les instants et les souvenirs alors que la demi-écharpe, non terminée, lui enserrait les épaules en un rappel constant de la disparition du loup chocolat. Son nouveau monde, ce monde qu'elle avait trouvé, choisi, cultivé, allait-il disparaître petit à petit comme ça jusqu'à ce qu'il ne reste plus personne ? Devait-elle... Envisager de prendre le chemin du retour-

Non,

Non, c'était une idée très bête, et elle la chassa d'un mouvement vif, bondissant par dessus une racine chassant le ciel, esquivant un tronc. Elle ne voulait pas partir, pas encore, sa soif d'inconnu n'était pas encore apaisée il restait le dôme vert qui ne voulait partir et les terres des Etelkrus si peu engageants. Elle voulait les découvrir, surtout si elles étaient, comme toutes les autres terres de ce bout de continent, emplies de magie.

Et puis, elle s'était attachée, et il restait de nombreux loups, malgré les départs.

Elle ne voulait pas penser à ça.

Elle plissa les yeux et fronça le museau avant d'agiter sa queue de mouvements vifs, serpentins. Ses pas l'avaient menée, inconsciemment, devant le temple de Yurai. Quel curieux bâtiment, tout de même. Mais sur ses pierres ancienne se reflétait le roux de la lune, diffus, qui allait se mêler à l'intérieur au violet de la déesse. Ca n'était peut-être pas une mauvaise idée, que d'aller se reposer dans le temple. Après tout, il était tard, même si le sommeil ne la trouvait jamais vraiment depuis son incursion dans le Monde Rouge. Elle pencha la tête sur le côté, étonnée.

Il y avait quelqu'un. Elle le sentait, au plus profond d'elle.

Son coeur rata un battement - peut-être ressentait-elle à nouveau Kerguelen, elle s'était peut-être réveillée !

Elle se rua en avant, avant de se figer sur le perron.

Kerguelen n'était pas là, elle en était certaine.

Par contre, une ombre noire trônait au milieu de la plaine, se découpant clairement dans la lumière de la Corneille qui jaillissait de la porte comme une ombre délicate. Eva resta immobile un très court instant.

Puis la lumière se fit dans son esprit.

Le loup noir du cauchemar des Choses !

C'était une drôle de phrase, mais Eva l'avait éructée avec une puissance et une joie extraordinaires. Elle fit deux bonds en avant et battit une fois des ailes pour atterir à deux pas de son ancien compagnon de misère. Elle rayonnait, littéralement. Son glowstick lui-même, accroché à son oreille, semblait entrer en résonance avec sa lumière mère et diffuser plus fortement son éclat rassurant. La louve bicolore était incapable de rester en place. Elle n'osait pas envahir l'espace vital de ce loup qu'elle avait senti très réservé, mais contenir ses sentiments était difficile.

Tu es vivant ! Tu t'en es sorti !

C'était bête. Mais elle s'en était tellement voulue de ne pas partir à sa recherche plus drastiquement ! Elle avait suivi les liens le long des Rocheuses, elle avait tenté de traquer en territoires libres mais jamais ses recherches n'avaient été fructueuses, malgré le concours de ses ailes de pie. Et, lorsque d'autres évènements avaient pris la place de ses recherches, elle avait laissé faire.

Refoulant, au plus profond d'elle même, la honte et la tristesse qui se battaient la place de la disparition de ces loups qu'elle avait vu dans le monde d'en dessous.

Alors, sa joie ! En le voyant débarquer ! C'était la personne qu'elle avait le plus espéré pouvoir trouver, lui avec qui elle avait partagé la première épreuve, le premier monde, le monde de cendre et de mort.

Le monde des Choses.

Sa voix tremblait.

J-je suis tellement désolée de ne pas avoir pu t'aider plus - Je suis TELLEMENT CONTENTE que tu t'en sois sorti !

Égoïstement, s'envolait aussi le poids insidieux de sa mort de ses épaules. C'était rassurant.

Il ne resta pas très longtemps ainsi, encolure inclinée, yeux mi-clos, pensées flottantes et sans consistance.
Un nouveau son vint bientôt perturber le silence, bien différent du premier qui l’avait fait se retourner avec une rage au cœur. Ce nouveau son était bien plus strident –mais cela en faisait quelque chose de rassurant. Justice ne craignait que les bruits sournois. Le bruissement d’une herbe qui se couchait sous la caresse d’une patte approchant lentement. Le souffle discret et effacé des poumons qui relâchaient l’air et le faisaient vibrer alors qu’ils cherchaient à ne pas se faire entendre. Le tintement métallique d’un accessoire qui s’entrechoquait par mégarde, de deux griffes d’argent qui s’effleuraient à peine.
Ceux-là étaient annonciateurs de la Mort qui revenait le narguer.

Mais le cri qu’avait poussé la louve en le voyant, lui, n’avait rien de dangereux. Il provoqua tout au plus un léger frisson le long de sa colonne, qui hérissa quelques poils de son pelage court qui faisait de maigres efforts pour tenter de tirer plus loin sa longueur en quelques touffes hirsutes dans l’espoir de le protéger du froid.
Seules ses oreilles avaient eu le temps de pivoter, pas encore sa tête, que déjà il entendit le bref battement d’une paire d’ailes bien plus imposante que celles des oiseaux noirs et qu’elle atterrissait tout proche de lui.
Elle semblait radieuse et débordait d’une joie exubérante.

— Tu es vivant ! Tu t'en es sorti !

Etrangement, il mit un peu de temps avant de comprendre, alors qu’il l’avait pourtant reconnue, évidemment- et qu’on ne pouvait se tromper sur le lieu de leur rencontre. Même le Lien le lui rappelait, le lui confirmait, répandant une douce chaleur satisfaite dans ses entrailles maintenant qu’elle était proche, mais il avait réussi à le chasser de ses pensées durant de longues minutes et s’en rendait compte seulement maintenant.
La louve hybride, elle, sautillait joyeusement, dansait presque d’une patte légère à l’autre.

— J-je suis tellement désolée de ne pas avoir pu t'aider plus - Je suis TELLEMENT CONTENTE que tu t'en sois sorti !

Elle continuait à déverser un flot de paroles excitées et soulagées et lui la fixait de ses yeux froids sans rien dire, suivant simplement avec une certaine application le moindre de ses gestes, l’observant plus longuement qu’il n’avait eu le loisir de le faire dans le lieu de leur première entrevue. Son cou n’était plus courbé vers l’avant, désormais – il se tenait bien droit, assis sans faire un geste. Ses paroles résonnaient étrangement à ses tympans. Il y avait comme une erreur dans la syntaxe. Bon, outre cette effusion d’émotions qu’il ne comprenait pas vraiment, peu habitué à en recevoir et jamais donneur de tels spectacles ; il y avait une tournure des mots qui ne convenait pas.
C’était presque comme si dans sa tête, elle l’avait déjà enterré. Comme si à ses yeux il avait été difficilement pensable d’envisager que sans elle, sans son aide, seul –comme il l’avait toujours été, il ne pourrait s’en sortir.
C’était étrange, de penser cela. De penser à sa propre mort en situation d’urgence lui paraissait correct et logique, mais qu’on y pense à sa place lui était étranger et presque… intrusif.
Comme si en imaginant cette éventualité on laissait alors la porte ouverte à cette possibilité de se réaliser alors que lui avait tout fait pour toujours y réchapper, même quand elle était omniprésente, même quand autour de lui les corps tombaient.

Et il trouvait peut-être cela étrange également du fait que lui-même n’avait finalement que très peu intégré le concept de sa mort probable lorsqu’il était face à cette Chose, à l’intérieur de ce monde. Il avait maintes fois eu conscience de sa proximité épineuse lors de sa jeunesse, mais dans cet endroit si différent, dans un monde si absurde qu’il ne pouvait être le sien… La véritable possibilité qu’il puisse ici être coupé dans l’élan de sa vie après avoir échappé à toutes les menaces bien plus réelles qu’il avait affronté lui avait parue alors bien trop abstraite pour être sérieusement établie.

Et voilà que elle, la louve oiseau, débarquait comme si ce fait n’avait jamais été un doute mais plutôt une évidence, et elle lui disait qu’elle s’était inquiétée pour lui, là où lui, au lieu de s’inquiéter pour lui-même, s’était jeté à corps perdu dans une guerre contre une Bête qui était tout aussi grotesque sur le reste du décor.
Il inclina très légèrement la tête sur le côté, lentement ; sans dévisser son regard atypique des prunelles dorées.
Il avait remarqué qu’elle portait désormais une petite tâche de couleur luminescente, elle aussi. Il se demanda si elle aussi avait hérité d’un pouvoir et en quoi il consistait.

— J’en ai tué un. De monstre.

Sa voix sourde fit vibrer la nuit d’une onde sans réelle intonation –il n’y avait ni vantardise, ni joie, ni culpabilité, ni rien de particulier. Il énonçait juste un fait.
D’autres que lui auraient probablement partagé la joie de leur camarade, se seraient enthousiasmés de sa propre réussite à elle –elle qui était finalement bien plus frêle et fragile, mais était tout aussi vivante que lui- et se seraient enquis d’en apprendre immédiatement plus sur elle, sur l’après, sur le comment. Il en avait vu plusieurs ainsi interagir. Peut-être était-il censé faire un effort et commencer à provoquer ces besoins et ces réactions, lui aussi, s’il souhaitait davantage s’intégrer à une vie communautaire normale avec les locaux.

Mais puisqu’elle avait abordé la Mort, cela ne lui paraissait pas plus déplacé qu’autre chose d’enchaîner sur le sujet.

Elle n'avait pas ressenti telle vague de réconfort depuis bien longtemps, et c'était exactement ce dont elle avait besoin en ce moment. Elle se fichait, qu'il ne réagisse pas. Qu'il semble l'ignorer, qu'il reste là de façon atone et amorphe, son si étrange regard fiché dans le sien. Savoir qu'il allait bien lui suffisait.

Elle finit par se calmer quand même, s'asseoir sur le sol, se forcer à rester immobile, ou même juste à bouger un peu moins. Son corps se fit raide de ce qu'elle s'imposait, seule sa queue s'agitait derrière elle comme un fanion porté par le vents, créant derrière elle mille arabesques mouvantes, difficiles à suivre des yeux.

A ses paroles, elle se figea.

Elle se figea complètement. Sa queue arrêta sa ronde incessante pour créer un glyphe intangible dans la nuit, ses oreilles pointées en avant, ses babines frémissantes. Elle entrouvrit très légèrement la gueule pour mieux aspirer l'air de la nuit, humant les senteurs boisées et fugaces environnantes, dans laquelle se glissait la fragrance plus musquée, sèche et aussi sombre que son poil, du loup noir. Elle était choquée. Eva sentait son esprit affuté perdre pied en songeant au Monde Rouge, retoucher terre, avant de s'envoler à nouveau.

Sans qu'elle ne s'en rend compte, son poil se hérissa sur son corps.

Ils n'était pas invincibles.

C'était un fait qu'elle avait toujours pris comme acquis. Il n'était pas possible de les amocher durablement. Ils étaient d'un autre monde, fait d'une autre matière, et leurs corps spongieux, plaqués de cuir et ornés de duvet sale, noir, les protégeait de tout.

Comment.

La question avait fusé, malgré elle, déchirant la nuit avec une rudesse impériale.

Elle devait savoir. Il y avait forcément quelque chose, n'est-ce pas ? Une arme, un point faible qu'ils n'auraient pas vu, une faille à exploiter, un objet magique ou le concours d'un dieu, quoi que ce soit. Quoi que. Elle ne savait pas ce qu'elle préférait. Après tout, s'il était possible de le vaincre à armes égales, si l'on peut dire, alors c'était rassurant. Ils n'étaient donc que des choses, des bêtes, des monstres, mais pas des dieux. Qu'ils étaient atteignable, comme eux.

Qu'ils pouvaient se défendre.

Voir se préparer.

L'idée qu'ils reviennent un jour ne la quittait jamais vraiment. Des fois, son esprit était occupé à plus important, plus immédiat. Mais la nuit, lorsqu'elle se réveillait en sueur, empêtrée dans ses ailes, ou lorsqu'un souvenir venait violemment heurter son corps même en pleine journée, elle se rappelait. Elle se souvenait, comme si c'était la veille, l'attaque des Choses, l'ouverture béante de leurs gueules, le monde cassé par dessus les mondes, la bataille qui n'avait aucun sens qui avait suivi, perdue d'avance mais nécessaire.

Elle ne pouvait pas les oublier. Ils l'en empêchaient.

Alors elle dévorait le loup noir des yeux. Toute son euphorie s'était envolée, pour ne laisser qu'un regard fier, presque dément, et ses pattes frémissantes.

Il avait été surpris de voir changer l'intensité de son regard jaune au moment où ses paroles étaient entrées en contact avec elle.
La longue queue aérienne et si légère qui lui rappelait la forme que prenait un souffle chaud qui se diffusait dans l'air froid de l'hiver s'était immobilisée en un instant, le souffle s'était gelé sur place, cristallisé dans l'atmosphère. La petite louve s'était comme figée. Seules des petites extrémités de la statue de glace semblaient encore frissonner et trembloter dans la caresse du vent.
Mais il ne s'était certainement pas attendu à cet intérêt soudain et presque obsessionnel. En sa stature si légère d'oiseau facilement effarouché il n'aurait pas cru voir s'éveiller une rigidité d'abord précaire -comme si elle était choquée et pouvait tout de même s'effriter en milles fragments d'une seconde à l'autre- qui s'était muée rapidement en une concentration extrême.
Elle semblait véritablement captivée par cette nouvelle donnée, avide d'en savoir plus, là où il aurait pensé au contraire la voir reculer, fermer yeux et oreilles, envahie par des souvenirs trop pressants et trop violents, des souvenirs teintés d'un rouge vif. Non pas qu'il ait forcément cherché à lui faire du mal en abordant le sujet. Il s'attendait simplement à quelque chose de... différent.

Comment.
Ce fut la réaction verbale qui franchit ses lèvres, la version audible de la tempête qui semblait régner en son esprit. Pas tout à fait une question, tant le ton avait été impérieux et direct. C'était davantage une injonction. Là aussi, il n'aurait pas forcément misé sur cet oiseau doux et malmené par les vents qu'il avait vu si paniqué dans les entrailles de la terre pour chercher à glaner une telle information. Il ne l'imaginait pas sauter sur un monstre et tenter de chercher l'endroit où la peau était tendre, où le corps était mou, pour aller ensuite déchirer de ses crocs les couches successives de membranes et de chair qui tenaient en place les organes.
Alors il la considéra d'un œil tout nouveau, ne cachant pas sa moue vaguement étonnée et intriguée, laissant ses yeux bicolores se balader sur le corps noir et blanc, en noter la posture droite et attentive et les membres tremblants. Il se remémora vaguement les évènements, se rappela tout de même du courage étonnant qui s'était embrasé en son corps quand elle avait fait face, avec lui, à la situation et qu'ils avaient cherché un moyen de s'en sortir malgré tout.
Ce doux plumage monté sur un corps frêle et ce visage si émotif aux traits si faciles à se détendre cachaient sous la surface bien des mystères et des ressources qu'il n'aurait pas immédiatement soupçonnés.

— Comme un loup. Comme nous.

Il accompagna sa réponse d'un vague haussement d'épaules. Les yeux qu'il avait fixé sur la louve repartirent vers d'autres directions, se perdant dans les couleurs de la nuit, s'accrochant à la cime noire des arbres dont les silhouettes se découpaient contre le ciel, parcourant la courbe haute et vertigineuse des flancs de montagnes.
Sa voix lourde reprit la parole tandis que son museau était toujours fiché en l'air, alternant entre la contemplation des étoiles et celle des lumières dansantes.

— C'était long, mais la Bête a fini par tomber et ne plus se relever. Elle a poussé un hurlement.

L'écho de ce sifflement strident qui avait attiré toutes les autres se répercuta dans son tympan et hérissa vaguement son échine. Se rappelaient à lui également le goût du sang pourri et la sensation du pouls battant dans la jugulaire du monstre qu'il avait pressée contre sa langue avant qu'il ne la perfore de ses dents. Si similaire à celle d'un loup. Ses iris s'étaient figés, ne quittant plus la Lune mais voyant bien au-delà d'elle, vers un univers carmin dans lequel s'imprimaient en contre-jour des ombres étroites qui ondulaient.

— De toute manière ça n'a servi à rien. Ils sont trop nombreux.

Elles affluaient pour revenir. Il s'était gardé d'ajouter ça au murmure pensif qu'était devenu sa voix sur les derniers mots. Il ne savait pas exactement comment s'étaient déroulés puis conclus les évènements, pour la petite louve ; ce qu'elle avait vu, ce qu'elle savait, ce qu'elle avait du faire pour s'extirper d'ici. Si elle était elle aussi sortie des plaines gelées en empruntant l'une des distorsions dans lesquelles il s'était glissé, elle avait peut-être directement débouché sur le monde.
Il n'était probablement pas utile de lui faire savoir que ces choses grouillaient par dizaines -ou peut-être plus-, toujours présentes quelque part.

Tant que les liens entre les mondes demeuraient fermés, cette information n'était utile à personne.

Elle aurait du percevoir le changement d'attention chez le loup noir, mais elle était toute consacrée à ses pensées. Elle les avait vu. Elle les avait tous vu, lorsqu'elle était dans le ciel. Elle avait vu les groupes de loups, disséminés sur tout le continent cassé, chacun à la merci d'une Bête, chacun les traits terrifiés par ce monde inadapté, impropre à l'accueil des canidés.

La réponse du loup de fumée provoqua un long frisson chez elle.

Avaient-ils été si faibles, eux tous, pour ne faire qu'écorcher son corps immonde et purulent ? Le loup d'ombre était-il si puissant, possédait-il une force hors du commun, un pouvoir caché qui ne vienne pas des dieux qui lui avait permis cette prouesse ? Il n'avait pourtant pas l'air de citer cette action comme impossible pour d'autres aussi. Eva passa une longue langue sombre sur ses babines, la frustration fronçant ses sourcils. Elle n'était pas bien forte, surtout à l'époque où la simple idée de lever la patte sur quelque chose la faisait frissonner. Elle s'était entrainée, depuis. Et l'équipe se composait aussi de deux louvettes, et de Daez qui était bien dans l'incapacité d'affronter la Chose.

Auraient-ils plus de chance, aujourd'hui, s'ils retombaient dessus ?

Son regard se stabilisa, revint dans le présent.

Finalement, n'était-ce pas rassurant qu'ils n'étaient fait que de chair, de sang et de poils hirsute ? Qu'ils n'étaient pas invincibles, que la magie ne les protégeait pas ? Que des serres et des crocs pouvaient y mettre fin ? Si d'autres avaient réussi, alors une défense était possible. Un jour. Si jamais. Peut-être, peut-être seulement pourrait-elle se raccrocher à cette maigre pensée lors de son prochain cauchemar, faire

face ?

Non.

Ca n'a servi à rien. Ils sont trop nombreux.

Eva se défigea, peu à peu. Chassa la proximité des pensées sombres qu'elle ressassait, revint au présent, ses yeux ambrés s'accrochant au pelage ras de son interlocuteur, ancre qui la maintenait à bon port. Sa queue reprit ses circonvolutions, ses ailes frémirent et le tremblement de ses pattes s'amenuisa considérablement, à devenir imperceptible.

Mais tu es revenu.

Même si ça n'avait pas eu d'autres intérêts, Eva voyait celui là comme une grande victoire tout de même. Elle fronça les sourcils, de nouveau.

Et quoi qu'il advienne, si d'autres franchissent de nouveau la brèche.

Sa voix se fit glaciale, son regard dur. Elle bomba légèrement le torse, et prit Kerguelen à témoin, elle qui veillait sur eux avec Yurai.

Nous les accueillerons.

Elle savait qu'elle n'en mènerait pas large, le jour où ils reviendraient. Le simple souvenir de leurs yeux fous et injectés de sang suffisait à la faire trembler, la nuit. De simples flashs enveloppés de rouge suffisaient à la rendre pantelante, épuisée, traumatisée, sur le sol de la grotte des Nakhus. Elle savait qu'elle aurait peur, qu'elle ne serait peut-être pas utile, que cela signerait peut-être même la fin de tout.

Mais malgré la peur elle se dresserait, pour protéger. Cette meute. Les loups. Les autres. Peut-être pourrait-elle attirer l'attention du monstre, des monstres, le temps qu'un loup s'échappe, qu'ils bondissent vers la liberté.

Eva sentit un léger sourire étirer ses babines alors que son corps s'affaissait légèrement et qu'elle se relevait, pour agiter ses ailes. Elle détourna le regard et son attitude se fit plus légère, elle redevenait la louve délicate et fragile qu'elle serait toujours.

Mais si ce jour arrive, nous mourrons probablement juste tous. Ne parlons donc plus de ça ! Tu visites les terres Nakhus ?

Sa queue s'agita derrière elle, comme un jeune chiot excité. Elle n'était pas aussi jouasse que lorsqu'il était arrivé, mais elle n'allait pas gâcher la fête de ces pensées noires, pas maintenant. Elle aurait tout le temps plus tard, seule, ou lorsqu'elle amènerait le sujet de la défense des terres sur le tapis de nouveau. Pour l'instant, elle devait profiter.

Profiter de ce merveilleux ciel étoilé qui les recouvrait, de ces pins odorants qui entouraient la combe dans laquelle ils étaient, profiter de ce qui leur était offert.

De ce sursis qui s'appelait la Vie.

Effroi et doute semblaient toujours se battre contre détermination et férocité pour savoir qui gagnerait et viendrait prendre le dessus dans l'esprit de la louve ailée.
Les émotions semblèrent finalement s'apaiser d'elle-même et les manifestations physiques de son conflit intérieur s'amenuisèrent. La pie se détendit, et sa longue queue souple reprit ses mouvements monotones et presque hypnotisants. Elle ancra sur lui ses yeux dorés, comme si elle cherchait à concrétiser sa présence et à constater qu'il était bel et bien réel.
Elle souffla quelques mots, sembla se charger d'une énergie froide qui l'électrisa toute entière.

— Et quoi qu'il advienne, si d'autres franchissent de nouveau la brèche. Nous les accueillerons.

Un mince sourire –un peu plus grand que d’habitude- étira l’une de ses babines tandis qu’il posait sur elle un regard en retrait, l’observant affirmer cela d’un air si froid et déterminé, comme une guerrière se motivant pour partir en guerre. Il avait beau toujours avoir du mal à l’imaginer aux prises avec l’une des abominations qui les avait envahis, il devait bien admettre qu’elle avait fait preuve de courage. Et elle était visiblement prête à réitérer ses décisions si le besoin survenait de nouveau pour faire battre en retraite quiconque menacerait ceux qu’elle cherchait tant à protéger.
Il sentit ce qui pouvait s'apparenter à un pincement mélancolique caresser sa poitrine et son regard bicolore se mit à dériver vers le paysage nocturne, mais des mouvements de la louve bicolore le raccrochèrent bien vite à l'instant présent. Il croisa son regard qui s'était fait plus léger, comme si d'un de ses simples battements d'ailes elle parvenait à chasser les tourments qui pesaient sur elle.

— Mais si ce jour arrive, nous mourrons probablement juste tous. Ne parlons donc plus de ça ! Tu visites les terres Nakhus ?

Il laissa un semblant d'éclat de rire s'expulser de ses lèvres, mi-amusé mi-désabusé. La louve-oiseau était réellement surprenante. Capable de sauter d'espoirs pratiquement illusoires et d'un sentiment de vengeance à des remarques d'un réalisme mortifère et fataliste.
Les terres Nakhus. Cette meute du Nord s'appelait donc ainsi.

— Je suppose, oui.

Il marqua une pause, écoutant les bruits de la nuit qui emplissaien ses tympans. La louve semblait tout aussi apprêtée que lui à profiter de la quiétude des lieux, aussi fut-il presque tenté de se taire en attendant qu'elle ne lève à nouveau la conversation.
Puis il s'était souvenu de l'empressement joyeux avec lequel elle avait découvert sa présence, de la flamme curieuse dans ses yeux, de sa langue déliée et de se façon si fluide de nouer la parole, et il se dit que peut-être, pour une fois, pour saluer sa compagnie, il pourrait faire un effort.
D'une voix rendue un peu rauque et sèche, comme s'il n'avait pas bu depuis longtemps, il rebondit sur l'une des premières pensées qui lui vint en songeant à son court séjour à observer leurs moeurs depuis les hauteurs.

— Votre meute ne semble pas hostile aux visiteurs.

Discrètement, il tourna à nouveau un oeil vers elle pour guetter sa réaction.

Elle fut aussi étonnée que ravie lorsque son rire rauque emplit l'air nocturne, discret mais bien présent. C'était la réaction la plus importante qu'elle avait réussi à lui tirer jusque là, et ça la ravissait. Elle ne le cacha pas, les mouvements de sa queue s'intensifiant légèrement.

Il restait cependant avare en paroles.

Elle respecta son silence, profitant à son image de la quiétude qui régnait toujours aux alentours du temple de la déesse, uniquement accompagnée de temps à autre du piaillement d'une corneille, de quelques battements d'aile curieux. Le temple en était plein, et les environs aussi. Etrangement, les prédateurs venaient rarement réguler cette abondance de nourriture. Les Nakhus, de leur côté, s'étaient résigné à les laisser tranquille à la fois comme signe de respect pour la déesse mais aussi parce que ça faisait toujours beaucoup râler Raison quand il s'en apercevait. A chaque fois qu'il voyait quelqu'un revenir avec des plumes noires en bouche, il s'alarmait et pestait pendant des heures.

Lorsque le loup des ombres reprend la parole, Eva rit doucement avant de balayer les environs du bout d'une patte, englobant le paysage.

Oui ! Notre meute est guidée par Yurai et ses valeurs : sagesse, tolérance et compassion. Nous nous efforçons de les respecter et les transmettre, et notre terre est terre d'accueil.

Elle était toujours très volubile, sur le sujet :

Tu seras le bienvenue le temps que tu souhaiteras, n'hésite pas non plus à y chasser. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande à n'importe quel membre de la meute, il t'apportera soutien.

Elle était... Oui, elle était fière de ce qu'ils étaient. Elle aimait à le partager, à le transmettre. Peut-être trouverait-il cela bête, d'être aussi avenant avec tout ceux qui passent, comme Joaquin le grand loup brun. Peut-être, au contraire, cela éveillerait d'autres attentes chez lui. Qui sait ! Il ne pouvait, de toute façon, rien en sortir de mauvais. Eva pencha la tête sur le côté, curieuse. C'est vrai que...

Mais avec tout ces évènements, nous n'avons jamais vraiment été présentés. Je suis Eva, une aviaire. J'ai traversé les terres à l'est pour arriver ici, dans un désir d'exploration. Je n'en ai pas bougé depuis - il reste bien des choses à voir !

Elle ne lança pas le fatidique "et toi ?", mais il était sous-entendu. Après, elle n'obligerait pas le loup à faire de même, c'était juste une invitation. Peut-être pourrait-elle l'appeler autrement que "Le Loup Noir", dans son esprit.

Sagesse, tolérance et compassion.
Les mots qui tombaient dans son oreille semblèrent se perdre au milieu d'un océan de néant. Des gouttes cristallines s'éclipsant dans une mare de tourbe.
Extraites de sa voix pure et inspirée, ses paroles reluisaient comme les plus beaux joyaux qu'il eût été donné d'observer, belles, prometteuses, attirantes ; mais une fois au fond de ses oreilles et lorsqu'elles tentaient de se frayer un chemin vers son cœur elles devenaient ternes et sans valeur. Sans signification. Entachés par la noirceur d'un corps qui n'avait jamais rien connu de tel et en comprenait finalement à peine le sens.
Il ne put empêcher une partie de son esprit de s'enfuir vers l'arrière, ramenant des bribes d'images et de sensations dont il ne voulait plus mais qui ne le quittaient jamais, le gardant membres liés dans un passé qu'il avait pourtant fui à toutes pattes. Il se rappelait du contraire de la sagesse dans leur façon de vivre et de s'étendre toujours plus, sans limite apparente. Il se rappelait de l'inexistence de la tolérance dans les visages et les yeux effrayés de ceux qui, innocents pourtant, rencontraient leurs crocs et flirtaient avec la Mort pour le seul crime d'avoir traversé une frontière illusoire. Et c'était l'absence de compassion qui tous ensemble les maintenaient en groupe fort et sans faille, car toute pensée contraire se devait de disparaître.

Et en plus, il pouvait chasser. Se servir. Sur ce qui leur servait de terres.

Levant un sourcil dubitatif, il observa la louve d'un air d'autant plus concentré et intense qu'il se demandait s'il ne s'agissait pas là de sarcasme soudainement apparu, un trait d'esprit généralement trop complexe pour qu'il ne puisse le saisir qu'à l'écoute sans avoir à déceler la fourberie dans les traits mêmes de son interlocuteur.
Mais elle restait si béate et si pure tout en continuant sa tirade.
Elle y croyait... Vraiment.
Il dut détourner la tête de son bonheur apparent pour ne pas se sentir étouffé. La couleur bleu nuit du ciel ramena le calme dans ses émotions et apaisa son esprit enflammé. Les griffes qui s'étaient enfoncées dans le sol meuble se relâchèrent doucement.
Il inspira une grande goulée d'air, accueillant la fraîcheur qui irrita presque sa trachée.

— Mais avec tous ces évènements, nous n'avons jamais vraiment été présentés. Je suis Eva, une aviaire. J'ai traversé les terres à l'est pour arriver ici, dans un désir d'exploration. Je n'en ai pas bougé depuis - il reste bien des choses à voir !

Lentement, sa tête avait de nouveau pivoté vers elle au fur-et-à-mesure qu'elle déroulait des mots pour revenir ficher son regard sur sa tête si joviale. Il avait presque espéré trouver son visage plus refermé, moins sincère, moins émotif. Quelque chose avec lequel il aurait pu communier.
Mais ses mots lui faisaient à nouveau l'effet d'une chaleur indescriptible dans la poitrine, une sensation de démangeaisons entre les côtes à un endroit qu'il savait d'emblée inatteignable. Il la contemplait désormais avec froideur et laissait les mots couler en silence. Tout était si fluide dans sa façon de parler d'elle-même. Un désir d'exploration. Au final, sa présence à elle en ces lieux était un loisir. Elle volait de ça et de là sans se soucier d'autre chose que d'elle-même et de ses propres désirs en ce monde.
Il n'avait connu la jalousie qu'en tant qu'enfant, et c'était aujourd'hui une sensation similaire qui remontait le long de sa gorge. La frustration enfantine de ne pas avoir ce que l'autre avait. Et de ne pas savoir pourquoi on ne le méritait pas.
Pourquoi lui devait marcher dans les dernières terres qu'il avait rencontré avant de se faire barrer la route par l'océan sans cesser de devoir surveiller son ombre et ses arrières, prenant garde à ne jamais rester trop longtemps au même endroit et à ne pas laisser son odeur s'installer durablement. Pourquoi lui n'avait finalement jamais eu de choix à prendre par lui-même dans la vie, la liberté de pouvoir prendre des décisions non par nécessité mais par son propre désir. Pourquoi elle était là, si heureuse et bien intégrée dans ce monde, issue d'une famille probablement aimante qui l'avait laissée suivre son propre chemin pour finalement retrouver immédiatement un cocon de sûreté dans lequel elle se reconnaissait.

Tandis que lui gardait en gueule le goût de cendres et sur son poil l'odeur suffocante du souffre et des tunnels, à jamais fichés au fin fond de ses cellules.

Il déglutit plus ou moins difficilement, sans se rendre compte que ses yeux si particuliers étaient vissés sur elle depuis bien trop longtemps sans ciller et qu'elle avait cesser de parler depuis de trop nombreuses secondes. Peut-être des minutes. Qui sait. Elle avait tout son temps, non ? Elle semblait si bien lancée dans la vie. Et elle paraissait encore si jeune.
Petit à petit, il relâcha la tension qui l'habitant dans un long souffle qui alla se perdre dans l'air nocturne.

Implicitement, elle s'attendait sans doute à ce qu'il révèle un nom en retour. La simple pensée de celui-ci fit siffler un rire moqueur dans son propre esprit. On l'avait nommé Justice. Pour quoi faire ? Il n'en avait toujours pas la moindre idée. Ceux qui l'avaient ainsi baptisé avaient d'ailleurs leur propre et particulière définition de la Justice, d'ailleurs, comme pour tout le reste ; tandis que lui se retrouvait face au visage même de l'Injustice malgré elle, celle qui lui rappelait sans le vouloir qu'il avait beau fuir il n'était rien de plus qu'un morceau de charbon tombé un peu trop loin du volcan et soufflé par les vents mais qui jamais ne serait blanc comme neige. La naissance était à l'origine de tout. Il était né chez Eux, avait été façonné par Eux, et cette pureté qu'il lisait dans les yeux dorés d'Eva était denrée insaisissables car jamais, jamais n'avait-il eu l'occasion de connaître cette joie qui l'animait quand elle pensait à sa vie, à sa famille, à sa meute.

Elle était une parfaite étrangère. Une toile blanche qu'on avait épargné et dont la surface était restée lisse, amochée par aucune griffure.
Même ce passage éclair dans le Monde Rouge, pourtant ô combien marquant, n'avait su commencer à entamer durablement la croûte d'amour dans laquelle elle avait été créée. Elle ne pourrait jamais comprendre, jamais. Tout comme lui n'aurait jamais cet éclat vif, fier et apaisé dans les yeux en pensant à son passé et à ce qu'il avait accompli.
Et ce constat ne pouvait lui apporter que tristesse. Non pas pour lui, mais en deuil de ces concepts inaccessibles et de ses émotions qu'il n'avait jamais ressenti.

— Je viens du Nord et de l'Ouest, dans un désir de survie. Je dois sans cesse bouger. Je ne sais combien de temps je resterai. Ils m'ont dit que j'étais Justice.

Sa voix rauque avait fini par reprendre le fil. Elle était sourde et quelque peu menaçante. Au plus profond d'elle grondait une colère enfouie et la façon dont il avait joué à reprendre ses mots pour les déformer, brutalement mais sans cruauté, était venue presque naturellement.
Il n'aurait pas du lui donner ce simulacre de nom, elle l'aurait ébruité bien trop vite.
Mais en cet instant il s'en fichait, il les attendait presque.
Qu'ils viennent, après tout, puisqu'il ne s'en irait jamais vraiment.

Il la fixait. Tout le temps qu'elle parlait, il la fixait de ses yeux saumon, ses pupilles vrillant son âme. Elle n'en fit pas cas au début, puis lorsque le silence se prolongea jusqu'à prendre entièrement possession des lieux, amplifié par le manque de lumière dû à la nuit et leur présence solitaire dans la vasque herbeuse, Eva commença à se sentir très légèrement mal à l'aise.

Quelque chose n'allait pas.

Elle était franche, Eva, et parfois parlait un peu vite. Les mots se pressaient dans sa gueule, roulaient sur sa langues et filtraient entre ses crocs bien plus vite qu'elle ne réfléchissait, à leur conséquence. Mais elle n'avait pas été agressive, ou dit des choses préjudiciables au loup noir n'est-ce pas ? Elle avait du mal à définir les sentiments qui prenaient ce loup au poil ras et aux muscles épais roulant sous sa peau. Il était d'un stoïcisme difficile à déchiffrer, et ce malgré qu'elle pouvait se targuer d'une bonne sensibilité à l'égard de ses semblables.

Elle sent un mélange de perplexité, d'incompréhension et... Une goutte, une vague plus sombre et plus chaude, mais d'une chaleur brûlante, qu'elle ne souhaitait pas effleurer du bout d'une patte, non. De peur d'en souffrir. Il détourne le visage, son corps se décrispe, et pourtant Eva ne sent aucun calme l'envahir - c'est une machine de guerre en attente.

Les mots qu'il finit d'accepter de lui offrir amenèrent un semblant de réponse. Ils étaient noirs, et triste. Pleins de haine, de colère, de tout ce qu'il y a de plus sombre sur cette terre. L'humeur d'Eva s'assombrit instantanément, touchée en plein coeur par ce que signifiaient ces mots mais bien plus encore par le ton violent sur lequel ils avaient été proférés. Un instant, elle se demanda si il n'allait pas l'attaquer. Ses muscles se raidirent, son poil se hérissa très légèrement et son regard chercha un échappatoire moins évident que le ciel qu'elle pouvait gagner en une seconde, dans le cas où il serait plus leste qu'elle.

Elle chasse ces pensées.

Ca n'est pas simple ; elle a du mal à chasser ses réflexes de proie, Eva. Elle sait, que le danger est vite présent et qu'une erreur de jugement peut mener à servir de repas à quelqu'un passant par là. Mais elle ne veut pas. Elle ne veut pas offrir à ce loup qu'elle a côtoyé dans le monde rouge sa peur et sa méfiance. Surtout lorsqu'elle entend ses paroles, lorsqu'elle effleure la surface de ce qu'il a vécu. C'est en ces moments là, lorsque c'est difficile, délicat, contre-nature, qu'être un Nakhu prend tout son sens. Alors elle envoie des signaux conscients, forts, à son organisme. Son poil revient, lustré et calme sur son corps. Ses oreilles arrêtent de pivoter en tous sens, son regard se fige dans celui, si effrayant, de son interlocuteur.

Tout ira bien.

C'est plus fort qu'elle, elle ne peut s'en empêcher. Le pouvoir de son glowstick se déclenche, très légèrement, pour se dégager en ondes concentriques de sa personne, effleurer le grand loup noir pour lui proposer une aide, un sentiment de calme, généreux, doux. Apaisant les flammes, pour les caresser du doigt. Réchauffant la glace, aider le terreau fertile présent en dessous à se développer. S'il n'en voulait pas, un sursaut de colère suffirait à tout chasser - elle ne voulait lui imposer cette vague, simplement lui tendre une patte bienveillante.

C'était une souffrance, qu'elle voyait. Même si lui ne le ressentait ainsi, c'est l'analyse qu'Eva en ressortait.

Sa voix était douce, bien plus calme qu'auparavant, s'adaptant à la situation.

S'il ne te plait pas, tu peux en choisir un autre. En veux-tu un nouveau, Loup d'Ombres ? Ça au moins, fait partie de tes libertés.

Justice.

Quel nom étrange, pour un loup solitaire et sans attaches apparentes, qui rôdait et fuyait à la fois. Avait-il peur ? S'il devait bouger, s'il ne pouvait jamais rester, s'il ne pouvait que fuir, c'est qu'il avait peur. Mais de quoi ? Qui viendrait, jusqu'ici, traquer un seul loup ? Un loup pourtant musculeux, fier, qui était venu à bout d'un Monstre d'En Bas, un loup plein de ressources et habitué à vivre seul. Survivre seul.

Elle ouvrit à demi la gueule, se réfréna. Elle voulait...

Aurais tu l'utilité d'une aide que tu n'oses demander ?

Elle voulait l'aider.

Ce désir, non, ce besoin brûlait au fond d'elle, brûlait de la colère dont il faisait montre, de ce feu dont il inondait les environs. Il l'avait aidé, dans le Monde Rouge. Ce sont ses pas, qu'elle avait suivi avant de sauter dans la brèche. C'était sa douleur, sombre et sourde, qui l'appelait en ce moment.

Elle se doutait, de la réponse négative, du revers qu'elle se prendrait probablement, de la réponse négative qu'il criait déjà de tout son corps si ce n'était de tout ses mots. Et Eva savait qu'elle ne pourrait s'imposer à lui, ne pourrait l'obliger à accepter son concours. Qu'elle se devrait de respecter sa décision.

Mais un échec certain ne l'avait jamais empêché d'aller de l'avant, et de porter ses valeurs.

Il remarqua le poil qui brièvement se gonfla, le regard fuyant qui fouilla les environs directs comme celui d'une proie acculée l'aurait fait.
Il aurait probablement dû se sentir coupable, avoir un peu honte - mais il n'en fut rien. En cet instant et avec ces pensées en tête c'était comme s'il était revenu en arrière sur tous ces kilomètres - pour quelques minutes il était de nouveau là-bas, avec ce champ émotionnel si limité et cette façade de pierre qui s'était érigée pour tapisser son corps d'une solide carapace que la détresse d'autrui ne saurait percer. Ses yeux la fixait d'une intransigeance ferme, peu importait qu'elle soit mal à l'aise.
Peut-être même qu'en cet instant, elle aurait pu agoniser sous ses yeux qu'il n'aurait pas réagi, la laissant mourir et supplier sans qu'il ne cille.
En souvenir du bon vieux temps.

Puis la caresse d'un souffle froid parcourut les braises rougeoyantes accumulées dans sa poitrine et son esprit. Doucement les muscles se détendirent, la pression diminua pour s'évacuer en un long souffle. Il mit cela sur le compte de l'air nocturne et son pouvoir apaisant avant de voir le point de lumière violette à l'oreille de la louve pulser doucement d'un rythme régulier et quasi obsessionnel, plus fort qu'auparavant. Ses paupières se plissèrent légèrement et ses oreilles pivotèrent vers sa nuque.
Mais il ne lutta pas.
Il força la résistance qui par réflexe s'était construite dans ses muscles à se dissiper - à les relâcher de cette si familière tension qui parfois laissant dans son sillage un corps naufragé et courbaturé, douloureusement crispé quand au crépuscule il tentait de se préparer à la nuit.
Rejetant la tête en arrière de quelques centimètres il obligea ses yeux à se clore au même moment qu'un nouveau soupir quittait son corps. Il ne les rouvrit pas immédiatement, pas même quand la louve-oiseau reprit la parole de ce ton si doux - presque maternel, qui l'aurait peut-être hérissé davantage si ces ondes apaisantes n'enveloppaient son corps de leurs longs voiles.

Choisir un autre nom.
L'idée était saugrenue et lui arracha un maigre sourire. Cela ne marchait pas ainsi, non. Se convaincre d'une identité différente ne changerait pas qui il était sous cette peau sombre. Changer de nom ne chasserait pas non plus les ombres lancées à sa poursuite et les souvenirs visqueux qui collaient à son corps et le suivaient dans les moindres recoins.
Alors se mentir sous prétexte que tout cela ne lui plaisait pas n'était pas même l'esquisse d'une solution, non.
C'était fuir, fuir encore.
Alors sa réponse se fit simple, d'un ton beaucoup plus calme que précédemment. Neutre et grave - mais sans l'animosité sous-jacente qui se serait sournoisement installée aux abords d'un tel sujet.

— Non.

Je suis Justice. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais je trouverai un jour.
Peut-être saurait-il se dompter lui-même et son passé en découvrant le Sens, en se l'appropriant.
Il ne la vit pas hésiter derrière ses paupières toujours closes.

— Aurais tu l'utilité d'une aide que tu n'oses demander ?

Cette fois-ci les yeux se rouvrirent, le regard qu'il posa sur elle se fit neuf en croisant ces yeux dorés.
Elle voulait aider, ça brillait au fond de ses prunelles autant que la bienveillance qui l'animait plus tôt. Elle l'observait sans crainte, cette fois ; de cet or intense qui proposait sans crainte une aide sans avoir pourtant la moindre idée de ce qu'elle aurait pu signifier. Des malheurs qu'elle aurait pu apporter sur elle et sur cette meute qu'elle aimait tant.
C'était... Naïf, encore. Mais c'était aussi... Gentil.

Une de ses oreilles aux bords irréguliers fit un aller-retour sur elle-même. Il prit pour une fois le temps de se demander que formuler et comment au lieu de simplement laisser des mots bruts tomber hors de sa gueule.

— C'est inutile.

Sa langue passa furtivement sur ses babines et il décida que ce n'était pas tout à fait satisfaisant.
Alors il fit un effort pour ne pas simplement balayer la petite louve et ses doux espoirs qu'une énième négation.

— Je veux dire... Il n'y a rien à faire.

Sans doute trouverait-elle cela désespérément pessimiste, profondément triste, peut-être refuserait-elle d'accepter une conclusion si simple et cinglante.
Ce n'était pourtant qu'une banale réalité.

Elle essaierait encore et encore.
C’était une conclusion qui s’imposait à lui assez simplement comme une certitude, en la voyant s’approcher encore un peu en l’observant, en grappillant quelques centimètres encore vers lui et son grand corps abimé.
S’il ne la comprenait pas réellement, il ne pouvait qu’admirer sa persévérance qui se dépeignait sous une forme toute particulière de courage, qu’elle avait déjà su montrer sous d’autres jours. Il s’imaginait sur un fil, équilibriste improvisé progressant laborieusement au-dessus du vide, prêt à basculer d’un côté ou de l’autre à chaque instant. Penchant entre agacement et rejet, ou apaisement et acceptation.
Mais Eva l’avait harnaché, d’une certaine manière ; de ce doux souffle qui l’entourait et collait à lui, chassant temporairement les émotions autrement plus néfastes qu’un tel acharnement aurait pu faire naître en lui.
Les muscles continuellement tendus et la mâchoire crispée étaient pour ce soir laissés de côté.

Il ne sentit pas venir la seconde vague et ne put s’y préparer.
Elle était bien plus puissante que la simple pulsation calmante qui l’avait alors enveloppé. C’était cette fois-ci une déferlante qui s’abattit contre son corps avec ce qui aurait pu être de la violence si l’énergie n’avait pas été celle d’une paix pure et sincère, qui ne put que caresser sa peau au lieu de l’entailler davantage.
Ses muscles se tendirent néanmoins par réflexe à l’idée que quelque chose ne se jette contre lui – mais là encore il ne s’agit que d’un moment fugace qui fut délié l’instant d’après par l’enveloppe protectrice qu’Eva avait déployé sur lui.

— Nous serons toujours là, si le besoin se fait sentir.

Dans cette torpeur presque paralysante il n’eut pas même la force de lutter contre cette idée, même en pensée, se contentant d’observer sans rien dire la louve derrière des paupières papillonnant lourdement.
Il se retrouvait tellement décontracté qu’il aurait presque pu s’enrouler aux pattes de la louve et s’endormir comme un louveteau, d’un sommeil long, réparateur et sans interruption comme il n’en avait connu depuis tant d’années.
Ses prunelles flottèrent à nouveau vers la lumière pulsante qui ne pouvait qu’attirer son regard, cette petite barre violette qui irradiait dans son oreille

— Le pouvoir. Vous le choisissez ?

Comment expliquer autrement que la louve oiseau ne se soit trouvée en possession d’un tel don, épousant parfaitement ces valeurs qu’elle prônait ?

Plongée ainsi dans les lueurs pourpre qui se mêlaient au bleu profond de la nuit et parée de la couronne dansante de l'aurore ondoyant dans les cieux, la scène nocturne dont il appréciait habituellement la désaturation se rehaussait ce soir-là d'étonnantes couleurs qui n'étaient pas non plus pour lui déplaire.
Étreint par l'étrange pouvoir de la louve il se laissa davantage la liberté de simplement observer les environs sans arrière-pensée obsédante, sans cette alarme qu'on ne pouvait jamais complètement faire taire. Il nota à quel point chaque élément du décor avait sa teinte unique et particulière, loin de l'image généralement monochrome qu'il s'en faisait naturellement quand il ne prenait pas le temps de s'attarder sur pareils détails. Il prit une respiration plus profonde et plus apaisante qu'à l'accoutumée.

Puis Eva lui répondit et il écouta ses paroles glisser dans le vent. Il la regardait toujours parler mais le regard était rendu moins intense, moins inquisiteur. D'une certaine manière cette conversation se rapprochait davantage de ce qu'il avait imaginé un jour être une réelle discussion. Une occasion de se laisser aller à la curiosité naturelle qui s'était endormie en lui, qu'on avait cherché à assommer au plus tôt mais qui n'était jamais complètement morte. Elle attendait simplement le bon moment pour ressortir prudemment.

Il était intéressant de l'entendre ainsi parler des "dieux", de les mentionner comme une certitude quand lui ne voyait encore en eux que des concepts flous et vaguement imaginaires. Il n'avait jamais réussi à approcher de la demeure du Grizzly, la route ayant été barrée par la patrouille qui s'était imposée à lui ce jour-là.
Il n'avait pas encore fait le choix d'y retourner.
Néanmoins il ne doutait pas de la bonne foi de la louve ailée - après tout, puisqu'elle portait l'un des artefacts lumineux, elle avait bel et bien du en voir une parmi ces entités. Il se remémora brièvement le nom de Yurai qu'elle avait cité et qu'il avait d'abord entendu dans la gueule de la louve blanche et grise perdue dans les montagnes - il avait d'abord pensé au nom de leur Alpha, d'un chef de meute, mais peut-être s'agissait-il du nom donné à leur entité violette comme les autres avaient nommé l'une des leurs le Seigneur Grizzly.
En tout cas, à la façon dont sa phrase était formulée, il était directement possible de s'adresser à eux. Il ne les avait jamais vus - ou bien peut-être que si, si ils passaient sur le monde dans des formes variées et discrètes.
Si tous les dieux étaient à l'effigie d'un animal ils étaient peut-être à cet instant même observés par l'un d'entre eux - son regard se fit un peu plus perçant quand il passa sur les quelques corvidés qui sautillaient non loin.

— Que souhaiterais tu demander... Et à qui ?

Il redirigea ses yeux vers la louve, la dévisageant d'un air légèrement incrédule.
S'interroger sur ce que cette terre appelait dieux et les pouvoirs qu'ils leur donnait ne faisait pas de lui quelqu'un qui cherchait à en acquérir un.
Elle lui rappela une certaine louve issue d'un souvenir brouillé qui s'imposa à son esprit. Un fantôme d'un temps passé qui paraissait étrangement lointain. Une beige aux cheveux d'ébène, gardant froidement un artefact de la couleur de ses yeux, posant sur lui des yeux plein de méfiance. Comme si la convoitise l'avait attiré et l'aurait motivé à s'en prendre à elle pour lui arracher le tube magique.

— Je n'en veux pas.

Le ton sonnait comme une décision sans appel mais n'était pas virulent.
Il n'était simplement pas intéressé par l'idée de se soumettre à une créature surnaturelle et puissante ayant un quelconque pouvoir de vie et de mort sur lui. A ce jeu-là il avait déjà donné.
Si son intérêt pour les entités et la substance dont ils étaient fait l'amenait un jour à se trouver face à l'un d'eux, il ne cherchait pas à réclamer ses faveurs en échange d'un de ces joyaux brillants.

Pour le moment en tout cas, il ressentait davantage de défiance que de confiance envers des êtres qui se prétendaient supérieurs et demandaient à ce que les loups courbent l'échine devant eux en échange d'une récompense.
En revanche, puisqu'elle semblait les avoir déjà rencontrés, elle pourrait le rassasier à un autre sujet.

— A quoi ressemblent-ils ?

Il voulait pouvoir mettre une image sur ce concept qui revenait si souvent flotter autour de lui et qui le narguait depuis longtemps déjà.

Eva semblait convaincue que son opinion serait prompte à changer.
Un peu comme si d’une manière ou d’une autre, il y aurait forcément pour lui une voie à trouver parmi les différentes entités qui peuplaient cet endroit plutôt qu’en s’enfermant dans les spirales de la solitude et de l’indépendance. Il pouvait la comprendre, quelque part. Elle semblait véritablement... Motivée à l’idée de transmettre la vision positive qu’elle avait gagné sans pour autant s’entêter dans des principes naïfs et sans saveurs.
C’était probablement ce portrait d’elle qu’il peignait au fur et à mesure -et son étrange pouvoir qui avait considérablement aidé son esprit à coopérer à la discussion- qui chassait en grande partie l’agacement qu’il aurait habituellement ressenti -qu’il avait ressenti- face à un individu essayant coûte que coûte de modeler un futur éblouissant sur un passé écorché et trop instable.

Loin de l’espèce d’affrontement mental qu’il avait lui-même contribué à monter, la conversation était désormais plus proche d’un échange de leurs différents acquis.
Même s’il avait bien conscience que son apport demeurait brut et limité par rapport aux phrases expansives de la louve ailée.

Elle répondit à sa question, confirmant l’identité de Yurai et apportant à ce concept flou de divinité une première image. Semblable à eux. Ce qui déjà là posait la question du modèle choisi, car ici peu de loups se ressemblaient et beaucoup partaient vers des extrémités diverses et variées.
Alors la déesse Yurai choisissait-elle de s’adapter à son visiteur ? Etait-elle pour Eva apparue sous la forme d’une fine louve dotée de deux grandes ailes de plumes et de serres aux postérieurs ? Pour lui, se ferait-elle carrée et robuste, corps court au poil ras monté sur de hautes pattes solides ?
Ou préférait-elle se créer une enveloppe propre, peut-être plus proche d’un individu lambda et naturel les unifiant tous au même rang ?

Il posa un oeil sur sa camarade nocturne mais décida de ne pas laisser s’échapper cette multitude de questions nouvelles. Il colla plutôt sur Yurai la dernière option, pour le moment. Une louve simple, banale mais d’un violet profond et lumineux, comme la lumière de sa disciple.
Et la louve continua de parler. Ses oreilles frémissaient, tantôt se dressaient et se pointaient plus haut, tantôt s’abaissaient ou se tournaient vers l’arrière au fil du récit. Et son regard à nouveau se détachait lentement de la louve hybride pour aller s’ancrer fixement à la haute silhouette de l’édifice.
Il n’était plus tout à fait sûr de quoi penser. Eva l’abreuvait de nouvelles informations à assimiler, de nouveaux chemins à explorer du moins en réflexions, de nouvelles questions à se mettre sous les crocs. De ce qu’elle décrivait des entités - du moins de la prénommée Yurai - il voyait désormais là une forme de guide.
Qu’il ne se sentait pas pour autant prêt à suivre - mais l’idée lui paraissait moins tranchante que celle d’un chef.

Eva avait repris la parole sans même qu’il ne s’en rende réellement compte avant qu’une question ne lui fut posée.
Souhaites-tu entrer ?
Son rythme cardiaque s’accéléra légèrement sans qu’il ne sache bien pourquoi et d’un mouvement plus vif, plus brut il tourna la tête vers la louve, plantant ses yeux crépusculaires dans les iris dorés.
La sondant presque à la recherche d’un vice caché.
Mais elle ne lui offrait toujours que ce sincère enthousiasme et cette pleine confiance.

Une part de lui voulait céder, accepter d’aller voir.
L’autre se résignait à l’éternelle méfiance - et peut-être à une forme, légère et à peine saisissable, d’effroi. Comme si l’erreur n’était pas permise et qu’il s’agissait là d’affronter une puissance toute autre, si différente des ennemis qu’il avait déjà combattu, une force inquisitrice qui sonderait son âme une fois apparue devant lui.

Peut-être n’était-il simplement pas prêt. Pas pour cette fois.


— ... Une prochaine fois.

Les mots sortirent de sa gueule un peu hachés, un peu éraflés par sa voix éraillée.
Il ne s’était pas résolu à un refus total, car de toute façon il ne les craignait pas, n’est-ce pas ? Il avait bien voulu voir ce Seigneur Grizzly. Il les affronterait, un jour. Ce n’était pas une fuite.

Mais ce soir... Ce soir était un moment pour la contemplation silencieuse d’une nuit particulièrement belle dont il avait autorisé la quiétude à l’enlacer. Cette nuit avait déjà été propice à une rencontre - ou plutôt une retrouvaille - qu’il considérait un minimum fructueuse.
Cette nuit était déjà trop remplie pour accueillir l’apparition d’une entité divine.

Justice secoua brièvement l’encolure comme pour se débarrasser de la sensation d’engourdissement qui s’était emparée de lui, lança un dernier regard vers le temple si proche et si lointain à la fois avant de reculer d’un pas.

— Je reviendrai.

Il ne savait pas quand, seulement qu’il le ferait.

Une inclinaison du museau si fugace qu’elle en fut presque invisible à l’égard de la Nakhu - et d’un souple demi-tour le solitaire noir s’enfonça silencieusement dans la nuit, seulement suivi d’un écho métallique quand parfois l’une des griffes heurtait la roche.