Parmi les branches - Tawana.

Quand Anita avait une idée en tête, Anita essayait généralement de la mettre en œuvre.
Surtout si ça n’engageait qu’elle-même. Puisqu’elle se savait encore petite –et vulnérable, disaient les grands- elle se savait soumise au régime de la plus haute surveillance mis en place par le comité des adultes pour éviter qu’il ne leur arrive du mal, car apparemment, c’était arrivé plusieurs fois déjà.
Alexandrine et Floyd, notamment, avaient tendance à braver ces interdits et à s’éclipser plus ou moins discrètement pour filer à des endroits sans demander la permission et sans surveillance, ce qui mettaient toujours les Mamans et les autres adultes dans une rage folle.
Anita, elle, préférait ne pas s’éloigner volontairement de leurs regards protecteurs, ou du moins, pas trop. Il fallait toujours rester à portée de voie, avait dit maman Anette. Maman Sheina avait elle précisé qu’elle devait pouvoir les retrouver depuis les airs en quelques battements d’ailes seulement. Ce n’était pas par respect infaillible envers l’autorité, non – Anita aimait par-contre faire des choses que d’autres auraient qualifiées de dangereuses parce que faire des pirouettes, c’était amusant.
C’était simplement parce que derrière le museau plissé de colère et les yeux brillants de remontrance, elle voyait la tristesse et la peur. Elle savait que s’ils se faisaient gronder, c’est uniquement par inquiétude. A cause d’un sentiment de vulnérabilité qu’ils ne pouvaient ressentir, sur leurs terres et entourés des leurs, ils avaient tendance à en oublier les fantômes qui pouvaient hanter les adultes.
Mais Anita ne voulait pas faire du mal à ses mamans. Elle ne voulait pas leur infliger cette peur.

Alors elle essayait de penser à se retourner pour voir si elle ne s’aventurait pas trop loin. Elle pensait à signaler sa présence aux adultes. Elle n’essayait pas de s’enfuir pour échapper à la garde, malgré toutes les aventures brillantes qui les attendaient plus loin. Elles auraient lieu, il suffisait de les reporter à un peu plus tard.

La jeune louve n’avait pas manqué l’appel quand Pomme, la maman de tante de Pepper, avait décidé d’emmener quelques jeunes à Dents de Roc pour profiter du temps doux et jouer entre les arbres.

Anita avait un objectif. Anita avait vu Sheina se suspendre à une branche par la QUEUE. Et dormir comme ça. Comme une chauve-souris.
Et elle avait hérité de pas mal de ses gênes –dont la légèreté, la souplesse, cette queue souple et puissante. Alors elle aussi, elle dormirait tête en bas.

Au début, les choses s’étaient plutôt bien passées. Elle avait manqué de glisser quelques fois, avait pris du temps à choisir la meilleure branche et la meilleure approche, s’était tortillée à plusieurs reprises pour trouver une bonne position. Là, tout doucement, elle avait laissé sa queue s’enrouler autour de l’écorce, serpent gris se lovant délicatement autour d’un géant millénaire des bois. Petit à petit, ses griffes courbées et ses petites pattes avaient cessé d’adhérer au bois. Elle s’était laissée tomber. Et elle avait réussi !
Par-contre, c’était vraiment étrange comme sensation. Et pour l’instant, elle n’avait pas du tout envie de fermer les yeux dans une telle situation. Comment est-ce que maman Sheina pouvait se laisser s’endormir dans cette position ?! L’esprit de l’enfant ne l’envisageait pas pour le moment.

Les choses s’étaient surtout compliquées quand elle avait voulu descendre. La jeune Etelkru s’était légèrement précipitée, ses doigts avaient dérapé, elle n’avait pas du tout assuré, et comme elle n’avait pas de véritables ailes –seulement celles qu’elle s’imaginait lorsqu’elle volait de rochers en rochers et entre les branches du marais– elle avait dégringolé jusqu’au sol tête la première avec un jappement.

— Aouch…

Anita se frictionna le crâne d’une patte, massant la zone douloureuse qui évoluerait rapidement en une bosse proéminente sur son front. Lorsqu’elle ramena son membre à elle, elle eut la surprise d’y déceler une mince rayure rouge, trace à demi-effacée de la petite ouverture qu’elle avait dû se faire en s’imprimant sur le sol du forêt au milieu des branches et des cailloux.
Anita renifla une, deux, trois fois. Qu’elle avait mal au crâne ! Ses oreilles presque toujours tenues hautes s’abaissèrent légèrement d’un air piteux.

Elle n’aurait pas dit non à quelques lèches d’une de ses mamans pour faire partir la douleur et la renvoyer cavaler à l’aventure, là, tout de suite, maintenant.

Une voix non loin lui fit dresser les oreilles, et sa tête pivota en direction du loup qui s'approchait en sa direction.

— Anita ? Princesse que faites-vous en ces lieux ? Qu'avez- vous ?

Le mâle qui s'était approché avait un joli pelage tâché de plein de couleurs, des cornes impressionnantes et un doux regard ambré. Ses yeux violets tombèrent sur la sacoche remplie de diverses herbes qui en débordaient et elle fit le lien avec les autres fragrances et parfums qui l'enrobaient tout entier. Elle l'avait déjà vu, c'était un des guérisseurs ! Mais elle n'avait pas retenu son nom. Lui l'avait reconnue, en revanche. Princesse ? Elle inclina légèrement la tête sur le côté. Techniquement, elle en était une, mais il était rare qu'on l'appelle comme ça. Et puis, elle s'en fichait ! Elle ne voulait pas que cela signifie aux yeux des autres qu'elle était supérieure à quiconque. C'était pas très important, d'être princesse. Elle avait même pas choisi. Et elle aurait aimé ses deux mamans et ses frères et sa sœur peu importe qui ils étaient, hauts rangs ou non.
Anita lui offrit tout de même un grand sourire de bienvenue et pour le rassurer. Après tout, rien qu'avec la surprise de le voir débarquer ici, elle ne pensait presque plus à sa douleur. Et puis elle n'était pas toute seule de toute façon, il ne fallait pas qu'il s'inquiète pour ça.

— J'suis pas toute seule ! C'est Pomme qui a proposé une sortie, et il y avait plein d'autres louveteaux, ils sont...

Elle avait beau tourner la tête de tous les côtés, elle ne les voyait pas. Oups. Soit elle s'était éloignée un peu plus loin que prévu, soit c'est tous les autres qui avaient changé d'endroits... Et l'avaient oubliée. Elle espérait ne pas se faire gronder si ils remarquaient qu'elle n'était plus dans le périmètre... Mais pourtant, elle aurait juré qu'ils étaient juste là, derrière les troncs, encore quelques minutes auparavant !
Ses grands yeux revinrent se poser sur le panseur avec l'espoir de pouvoir au moins se raccrocher à lui. Un sourire vint de nouveau dévoiler ses petits crocs.

— Je sais pas où sont passés les autres, mais c'est pas grave, je dirai que j'étais avec toi ! Tu t'appelles comment ?

Sa longue queue se mit à onduler dans l'herbe tandis qu'elle fixait le loup avec attention, analysant les plumes qu'il portait en ornement, se demandant si elle en reconnaissait l'oiseau porteur. Une douleur lancinante vint transpercer momentanément son front, rappelant à elle la dernière question du soigneur.

— Je me suis cognée la tête, mais je vais bien ! J'espère que ça fera pas une bosse.

Sinon, ses mamans allaient s'inquiéter, alors qu'elle ne se faisait jamais mal habituellement en crapahutant dans les arbres et les rochers.

Tawana !
C'était un beau nom. Il était fluide, agréable en bouche, les syllabes se formant délicatement sur la langue pour rouler hors des lèvres. Anita ne connaissait pas encore ce loup mais à peine avait-elle posé les yeux sur lui et entendu son nom qu'elle savait déjà qu'elle aimait bien Tawana. Son regard était doux et chaleureux et sa voix était tout aussi plaisante, calme et profonde.
Instinctivement elle eut envie de se rapprocher de lui, et c'est ce qu'elle fit en trainant son corps de quelques centimètres vers le panseur.
Oreille dressées, elle le suivit avec attention réduire une plante en bouillie pour l'appliquer sur l'égratignure de sa queue qu'elle n'avait même pas remarquée. Ses grands yeux mauves traquaient chaque geste avec précision, absorbés par la méthode que le loup tacheté utilisait. Elle n'avait encore jamais eu l'occasion de voir un loup en soigner un autre de si près.
La suite la surprit encore davantage quand Tawana vint se positionner derrière elle et appliqua ses pattes avant sur sa tête. Perplexe, Anita commença à agiter sa queue par réflexe, pensant à un jeu ; mais le mâle s'était mis à effectuer des mouvements circulaires et appuyés sur ses tempes.

C'était... relaxant.
Tellement qu'elle en avait presque envie de fermer les yeux et de ronronner !
Mais peut-être était-ce l'odeur enivrante des plantes médicinales, la fatigue ou le contre-coup de son choc sur la tête ; toujours était-il qu'une drôle de sensation venait lui remuer la gorge et la poitrine. Ca la chatouillait désagréablement et ça descendait jusqu'à son estomac, provoquant des fourmillements étranges. Une vague de chaleur la saisit et remonta jusqu'à sa tête qui se mit à tourner légèrement et elle manqua de se laisser tomber à la renverse, se rattrapant sur l'une des pattes de Tawana.

— Tawana... Je... J'me sens pas très bien...

Elle parvint à lever des yeux fiévreux sur lui et à coller un sourire sur ses lèvres pour ne pas l'inquiéter outre-mesure.
Mais la seconde d'après, un haut de cœur la secoua et c'était tout le contenu de son dernier repas qui jaillit hors de sa gueule pour éclabousser le panseur et l'herbe jusque-là verdoyante.

La tête lui tournait un peu alors qu'elle contemplait le triste résultat de son haut le cœur.
Se savoir malade n'avait jamais rien agréable, et la trajectoire retour des aliments qu'elle avait ingurgité brûlait sa gorge. Vomir avait au moins eu l'avantage de la soulager légèrement, la débarrassant de cette désagréable sensation de boyaux dérangés se tordant les uns contre les autres et ne la laissant qu'avec une nausée plus diffuse et un mal de ventre en second plan. Elle tourna un sourire peiné vers le panseur et murmura une excuse pâteuse, oreilles basses. Oh, elle n'avait pas honte ! Ses mamans lui avaient toujours dit de ne pas avoir honte des choses de la vie et des aléas d'un corps bien vivant - être malade, ça arrivait à tout le monde.
Mais elle n'était tout de même pas très heureuse d'avoir sali le poil de Tawana. Le mâle tacheté la diagnostiqua d'une patte sur le front, lui annonçant une gastro.

Elle n'eut pas le temps de demander de quoi il s'agissait qu'elle se retrouva soulevée dans les airs, transportée par le panseur vers une destination inconnue. Sa longue queue se replia par réflexe contre son ventre pour ne pas trainer par terre et elle serra ses petits crocs pour retenir une nouvelle rébellion de son estomac - habituellement elle adorait être ainsi trimballée, mais dans son état elle avait surtout l'impression que quelqu'un fouillait dans ses tripes et cherchait à tout barbouiller.
Le loup cornu la posa près d'une mare puis il repartit en courant à travers les troncs. Oreilles droites et tête penchée, elle fixa l'endroit où il avait disparu durant quelques instants, espérant le voir revenir, puis se focalisa sur l'eau dont elle but quelques lampées. La fraîcheur du liquide descendant le long de son œsophage irrité lui fit le plus grand bien, la débarrassant également du goût désagréable laissé dans sa gueule.
Tawana revint peu de temps plus tard, chargé de plantes odorantes qu'il la fit mâcher -ça aussi, c'était agréable. Elle l'observait de ses yeux ronds tout en mastiquant, écoutant ses recommandations pour le reste de la journée, hochant la tête de temps en temps et le suivant toujours des yeux quand il entreprit de nettoyer sa fourrure souillée.

— Tu vas un peu mieux ?

Après un petit moment d'absence elle lui sourit franchement, acquiesçant de la tête -mais pas trop fort non plus, car son crâne lui paraissait si lourd- pour le rassurer. Grâce à ses soins, elle se sentait déjà bien mieux qu'avant. Sa queue se mit à balayer l'herbe derrière elle tandis que son regard restait focalisé sur un détail qui l'avait absorbée dès qu'elle avait vu le panseur apparaitre.

— Pourquoi t'as des cornes ? C'est des vraies ?

Car Anita avait vu beaucoup de loups arborer des accessoires très diverses - mais des cornes comme celles-ci, il lui semblait bien que c'était la première fois qu'elle en voyait !

Le panseur lui sourit, comme habitué à une telle question avant de se tourner vers elle pour lui répondre. Les grands yeux violets restaient focalisés sur lui en l'attente de la réponse, ne cillant pas à un seul instant quand enfin il délivra l'information. Son père aussi avait des cornes ! C'était la loi de la génétique, d'avoir des cornes ?
Le mâle tacheté se débarrassa de la feuille de menthe dont il s'était lui aussi servi pour chasser l'odeur désagréable imprégnée à son poil suite à la précédente mésaventure puis s'approcha d'elle pour pincer doucement ses oreilles et les agiter, lui arrachant un gloussement.

— Toi tu as hérité des oreilles de ta maman Sheina et la queue féline de ta maman Anette !

Il avait pas tort, Tawana. Elle était finalement entourée d'hybrides - elle-même et sa fratrie, mais aussi Saqqarah et ses frères et sœur avaient gagné des attributs propres à leurs parents et bien différents du loup. Finalement, c'était probablement ça, la loi de la génétique. Elle aimait bien le mot.
Le panseur s'allongea devant elle, plaçant une patte sous sa gueule, et la petite louve s'empressant d'imiter une partie de sa posture en se rassemblant près du sol, épaules arrondies.
Un jeu ?
Oh, bien-sûr que ça lui dirait !

— Ouais, trop bien ! C'est quoi, comme jeu ?!

Sa longue queue se mit à s'agiter et pour le moment tous les malheurs de son corps en souffrance furent oubliés, son esprit se focalisant uniquement sur l'activité à venir. Tawana devait connaître plein de trucs un peu différent des autres, en plus. Les guérisseurs en connaissaient des tas sur les plantes et les animaux dont les autres loups ignoraient parfois même l'existence - elle avait pu entrapercevoir des esquisses nombreuses dans les livres qu'ils consultaient, toutes chargées d'informations.
Alors il allait peut-être lui proposer un jeu avec des trucs qui explosent ? Ou qui rendent la langue bleue ? Ou comment fabriquer une bombe puante pour la jeter sur Narcy ou Axie ? Ou bien des pétards ?
Oh, il y avait tellement de possibilités, et la petite Anita n'en pouvait plus d'attendre !

Les yeux violet de la petite louve ne le lâchèrent pas un instant et sa gueule resta entrouverte, figée dans une expression impatiente alors que le panseur se rapprochait d'elle pour lui exposer son plan.
Elle ne savait pas du tout ce que c'était qu'une grande gerboise, mais ça avait l'air rigolo ! Elle s'était attendue à un jeu un peu différent de la part du guérisseur, peut-être quelque chose en rapport avec son rôle qui lui aurait permis de découvrir quelque chose de nouveau -courir après des trucs, elle faisait déjà ça tout le temps. Pour autant, Anita n'aurait pas été du genre à se plaindre d'une énième occasion de se dépenser physiquement et de faire preuve de son agilité déjà à toute épreuve pour une enfant de son âge.

Elle se leva donc à la suite de Tawana en quelques bonds enthousiastes avant de se mettre à le suivre à la trace, s'attardant quelques fois sur les quelques sons qui s'échappaient encore de son estomac dérangé, mais rassurée de constater que le Grand Mal qui l'avait saisie plus tôt ne semblait plus être de la partie. Elle ne souhaitait nullement se retrouver encore malade en plein milieu d'une activité !
Leurs pas s'enchaînèrent sans faiblir jusqu'à parvenir à la zone qui les intéressait. Nez en l'air et oreilles dressées, Anita serpentait de ci, de là entre les buissons et les troncs pour emplir sa truffe des milles odeurs de la forêt et en observer les moindres détails, restant tout de même dans le sillage de l'adulte.
Elle fut silencieuse et rapide à le rejoindre quand celui-ci s'était alors tapi dans les fourrés et elle posa les yeux sur la cible enfin découverte : des petits rongeurs couleur sable avec une jolie touffe au bout de la queue !
Ces petites bêtes lui ressemblaient un peu, d'une certaine manière.
Tawana lui laissa à peine le temps de les observer dans leurs activités que déjà il sautait sur leur troupe en hurlant - et toutes les petites proies, terrifiées, allèrent se cacher au fond des multiples trous qui éventraient la plaine.

Elle ne put s'empêcher de lier ses éclats de rire à ceux du panseur, tout à fait ravie de l'effet de désordre général qu'il avait provoqué. Elles s'étaient éparpillées comme une poignée de poussière !

— Tu vois elles sont rapides ! Bon courage pour en attraper haha !

Puis Tawana la rejoint et tous deux purent reprendre leur position au sein des broussailles, se camouflant à la vue des gerboises qui bientôt ressortiraient leurs nez timides et frétillants hors de leurs trous pour retourner chercher des noix.
C'est là qu'elle entrerait en jeu, Anita ; la grande chasseresse ! Tawana l'avait mise au défi de réussir à mettre la patte sur l'une d'entre elles - et elle comptait bien lui montrer qu'attraper des choses faisait partie de ses activités quotidiennes. Elle tourna la tête vers lui, sourcils froncés et sourire remonté en un air de défi et de jeu.

— J'attrape des grenouilles et des insectes tout le temps, au marais !

Bon, au moins c'était dit. Comme ça il savait qu'elle n'était pas une complète débutante. Elle savait cependant d'expérience qu'il était probable qu'elle ne réussisse pas du premier coup - comme lors de la chasse aux rats avec Dez, où il lui avait fallu apprendre à s'adapter aux spécificités de ce nouveau type de proie pour pouvoir en prédire les mouvements.
Elle reporta son attention sur la prairie et attendit, frémissant d'impatience, que les rongeurs se soient suffisamment rapprochés de sa position pour bondir parmi eux.
Le bout touffu de leurs longues queues la narguait, si près de son nez.
Sur une détente la jeune louve s'envola par-dessus les fourrés, se laissant prendre au jeu en poussant un cri guerrier, emportée par son excitation - ce qui fut bien évidemment une erreur de jugement étant donné qu'ainsi prévenues, les gerboises eurent tout le temps de s'éparpiller et de disparaître de sous ses pattes avant qu'elle ne touche le sol.

Fronçant le nez, elle jeta un regard noir aux terriers qui parsemaient le sol. La prochaine fois serait la bonne !

Anita ne put retenir une petite moue au commentaire de Tawana sur les grenouilles.
Elles étaient aux aguets, elles aussi ! Beaucoup, même. Un rien les effrayait, le moindre geste mal maîtrisé pouvait les alerter, et une simple vibration même naturelle les faisait déguerpir d'un bond agile. Il lui en avait fallu du temps quand elle n'était encore qu'une louvette pour réussir à mettre les pattes sur sa première grenouille. Ça demandait toute une expertise ! Désormais, elle savait prévoir leurs déplacements, s'imaginait déjà dans quelle direction elles bondiraient à la posture de leur corps et comment leur couper la route ensuite.
Les gerboises n'étaient finalement pas bien différentes : elle manquait simplement encore un peu d'observation et de compréhension de leurs réactions pour pouvoir les attraper.
Elle se tint calme néanmoins quand le panseur alla lui faire une nouvelle démonstration, glissant à travers les fourrés et épousant le souffle du vent.
Elle retint son souffle à mesure qu'il s'approchait, puis le loup cornu bondit - et se redressa avec l'un des rongeurs dans la gueule.

Anita l'observa filer quand l'adulte le relâcha, puis s'ébroua avant de se ramasser sur elle-même. Elle s'avança à petits pas légers, guettant les mouvements des petits mammifères, attendant que sa chance se présente et s'efforçant de rester concentrée jusqu'au bout.

Et elle s'élança : sans crier cette fois-ci, elle jeta son dévolu sur une gerboise un peu plus jeune que les autres qui lui avait tourné le dos et était occupée avec un brin d'herbe.
Celle-ci couina quand la petite louve lui tomba sur le dos, formant une cage des longues griffes recourbées qui ornaient le bout de ses pattes. Le regard pétillant de satisfaction, Anita s'accorda quelques secondes d'observation puis laissa repartir la petite créature - elle non plus n'avait pas cœur à la tuer. Elle était si petite et terrifiée.
Se tournant vers Tawana elle posa les fesses sur le sol, sa longue queue balayant nonchalamment les herbes.

— On fait quoi, maintenant ?

Elle avait plein d'idées, elle - l'après-midi n'était pas fini.

— Tu me montres ce que tu sais faire avec les plantes ?

Parce que ça lui plairait pas mal à elle aussi de savoir utiliser des plantes autrement qu'en les piétinant quand elle faisait la course ; et peut-être que cela saurait rassasier son esprit curieux qui n'en avait jamais assez.

Elle suivit sans broncher le mâle tacheté vers leur nouvelle destination encore inconnue, trottant sur ses talons, ses yeux curieux parcourant la plaine durant leur promenade.
C’est finalement pas bien loin qu’ils s’arrêtèrent, le panseur se dirigeant vers un bosquet fournit de fleurs colorées. Intriguée, elle se demanda ce qu’elle allait pouvoir apprendre de nouveau, sa queue ondulant légèrement dans l’attente d’un nouveau savoir. Elle ressentit une pointe de déception dans l’annonce de Tawana - faire des couronnes de fleurs et des bracelets ? Elle savait déjà en faire pleins ! Ses deux mamans avaient déjà eu droit à tout un lot de créations plus ou moins élégantes et ragoûtantes de sa part, la petite louve ne faisant souvent aucune distinction entre les éléments venant des vastes plaines aimées par tous et ceux extirpés au fin fond des marécages, portant une beauté toute autre que certains ne semblaient pas voir autant qu’elle.
Mais de nature optimiste et bien peu capable de s’attarder sur une note si futile, elle s’allongea tout de même aux côtés de l’adulte et rassembla à son tour tiges et feuilles, tirant parfois sur quelques racines pour en faire des liens supplémentaires qu’elle nouerait autour de certaines tiges en guise d’attaches. Au moins, même si dans la pratique rien de nouveau ne se présentait à elle, elle découvrait un nouveau type de jolies fleures !

Elle eut un petit rire amusé quand Tawana lui montra sa catastrophe, la couronne de fleurs ne méritant son nom que par sa forme vaguement circulaire. Il ne lui fallut à elle que quelques minutes supplémentaires pour compléter sa propre création à coups de griffes délicates, qu’elle déposa ensuite sur le sol à ses pieds.
Mais comme sa curiosité demeurait rarement en reste bien longtemps et que sa docilité s’en trouvait alors rapidement chassée, elle n’hésita pas à réaborder plus directement les sujets qui l’intéressaient, fixant Tawana dans ses yeux d’ambre.


— Mais avec les Hellébores, on fait quoi d’autre ? Tu peux guérir des loups, avec ?

Sa longue queue se remit à doucement s’agiter à la manière d’une couleuvre, remuant doucement le tapis d’herbes. Ses prunelles cherchaient autour d’elle d’autres fleurs encore - elle voulait savoir ce que le panseur utilisait dans son rang, lesquelles il avait appris à trouver, celles qu’il ne fallait pas toucher.

— Et celles qui rendent malades, alors ? Tu les connais aussi ? Tu t’en sers ?

Elle n’en avait encore jamais vu, elle - mais elle avait bien entendu des histoires sordides de loups mangeant un mauvais végétal et revenant terriblement affaiblis.
Ou pire.
Ce qui voulait dire que les fleurs et les feuilles pouvaient aussi être des armes. Est-ce que Tawana fabriquait des armes ?

Le violet de ses prunelles s'illumina quand le panseur accéda enfin à sa demande, dispensant un certain nombre d'informations. La charge de données était dense pour une si jeune enfant, mais elle se fit silencieuse et attentive dans son écoute, tentant d'emmagasiner un maximum des mots que lui offraient Tawana.
Elle ne se serait jamais doutée que les fleurs avec lesquels ils venaient de constituer des couronnes pouvaient cacher tant de secrets, porteuses de guérison mais aussi et surtout de poison. Un souvenir s'imprima dans son esprit - quand quelques jours auparavant, Axie et elle s'étaient empressées de récolter un peu tout et n'importe quoi pour tester des recettes de kisine et en avaient fait manger à leur famille. En fait, elles auraient très bien pu créer une catastrophe. Oups.
Le panseur enchaîna d'ailleurs sur le sujet des poisons, mentionna la surdose - qui lui fit relever les oreilles, car dans ce cas, tout allait bien !- pour finalement parler de l'aconit, une plante qu'il suffisait à peine de mâcher pour mourir et qui replaça ses oreilles à l'horizontale. Oh. Elles avaient vraiment, vraiment eu beaucoup de chance que personne ne soit malade, ou pire.

L'idée la fit cependant frissonner et elle baissa les yeux sur ses pattes, piteuse.

— Alors on a fait une bêtise, avec Axie... L'autre jour elle m'a dit qu'on pouvait faire de la kisine, qu'il suffit de mettre des plantes, que c'était facile, et on a pris plein de feuilles et de fleurs et de plantes, avec d'autres trucs, et après on a tout mis ensemble et on a fait goûter à Narcy et après à maman Anette et après à maman Sheina, et après on voulait en refaire d'autres pour tout le monde ! Mais on savait pas que c'était peut-être du danger et du poison ! Promis...

La voix qui avait débuté sa tirade sur un ton bas et coupable était peu à peu montée crescendo jusqu'à arriver sur une intonation plaintive - avant de redescendre brusquement sur un gémissement pour le dernier mot.
Qu'elles avaient été bêtes, de ne pas y avoir pensé avant ! Elles auraient du demander à un panseur de vérifier leur récolte.

Ses yeux remontèrent timidement vers le visage du panseur quand celui-ci se mit à rire à gorge déployée, puis une patte vint s’abattre sur le haut de son crâne.
Elle n’était pas tout à fait sûre de comprendre. Si elle avait bien compris tout ce que Tawana avait dit, c’était une grosse bêtise, non ? La petite louve s’était attendu à des réprimandes - bien qu’elle ne soit pas habituée à quoi que ce soit de très virulent à ce sujet là.
Mais c’était le rôle des adultes de froncer les sourcils quand eux louveteaux faisaient quelque chose de mal, même sans le faire exprès.

Mais les mots du loup tacheté lui offrirent plutôt une patte tendue pour une aide une prochaine fois, mentionnant effectivement le danger qu’elles avaient évité de justesse mais ne s’y attardant pas. Elle laissa un petit sourire revenir sur ses lèvres et hocha la tête, ravalant le reniflement qui était venu se suspendre à sa truffe et aurait pu menacer à tout instant de chavirer sur quelques intenses émotions en fonction de la réaction de l’adulte.
Au lieu de ça elle se trouva rassurée - et garda bien ancrée dans un coin de son esprit les propositions de Tawana, sa queue s’agitant de quelques ondulations à l’idée de pouvoir recommencer de la kisine plus tard avec un expert en la matière de leur côté.

Le loup cornu se leva et s’étira et Anita s’empressa de l’imiter, se remettant sur ses pattes - avant de chanceler légèrement et de se rattraper de justesse contre la patte du panseur, ouvrant des yeux ronds de surprise.
Une après-midi à grimper le long des arbres et à crapahuter dans les branches, un choc à la tête, une maladie passagère, une petite balade et une chasse aux gerboises suivi de quelques émotions fortes : sans qu’elle ne s’en soit rendue compte, la fatigue s’était accumulée dans son corps et dans ses pattes et voilà que désormais, elle en avait du mal à tenir debout !
Ses paupières papillonnèrent et elle remarqua seulement combien elles lui paraissaient lourdes. L’enfant réprima un bâillement et leva le nez vers l’adulte.

— On peut rentrer à la tanière, maintenant ?

Il y aurait encore un peu de marche pour retrouver la route des grottes du Castel, mais le soir approchant à grands pas, il aurait de toute manière été l’heure très bientôt de prendre le chemin du retour.
Anita n’avait qu’une hâte après une belle journée passée à se dépenser et à voir autre chose que les boyaux de pierre : retrouver le ventre chaud de ses mères et la présence de sa fratrie.