L’obscurité de la nuit, le tableau parfait pour Harlow qui s’engouffra bien vite dans les ombres, loin de la meute. Le calme et le silence pesait mais tout cela lui convenait, les autres ne pouvaient comprendre ce qui n’allaient pas chez elle. Les dissonances assourdissantes de son cœur et de sa tête. L’un chantant une chanson, l’autre chantant un autre refrain, la seule note semblable était le point de rupture que la louve sentait approcher. Horrible sentiment pesant qui, chaque jour inlassablement, venait la torturer et la détruire un peu plus. Sa vie ne semblait être que ruines et échecs ; triste constat qu’elle faisait chaque jour un peu plus. Son esprit embrumé ne savait que faire de toute cette charge émotionnelle mais une certitude la taraudait ; aka saura lui montrer la voie. Alors lorsque le soleil disparut de la ligne d’horizon, elle s’échappa, galopa aussi vite qu’elle le put. Sans compter sur les douleurs lancinantes de ses pattes usées.

Le ciel étoilé, bordé de nuages, laissait entrevoir un croissant de lune mouronnant. Le peu de lumière qu’elle semblait vouloir donner, elle la donnait à l’imposante sculpture d’ours de l’entrée. Harlow le dévisagea de longue minute, cela faisait si longtemps qu’elle doutait même de pouvoir encore prétendre à la couleur du grizzli. La gorge nouée, elle pénétra en silence. Ses larmes, elle les ravalaient quand elle s’assit devant le liquide rouge. Le silence se fit si pesant autour, comme si sa demande allait s’y perdre et ne plus en revenir. Ce vide était vertigineux mais la figure paternel d’Aka siégeait là, juste devant ses yeux de glace.

« Je suis pas douée pour les discours, mais vous devez sûrement le savoir. Très estimable Aka, je suis perdue et ce depuis le début. Ma vie elle même est en fait une erreur qui a mené ma meute à dévorer les terres et à chasser tous les autres sans même les aider et les comprendre. Les lazulis ne sont plus mais nous demeurons et grandissons, nos alphas se rigidifient à mesure que le temps passe et moi, dans tous ça, je suis perdue. Suis-je ne serait-ce digne de porter votre couleur ? Sachant que mes opinions divergent tant de ceux de ma meute ? Suis-je digne de porter le rouge de la force physique quand ma force mentale ne peut plus tenir debout ? »

La louve se releva, ses pupilles fixées sur la fontaine. Elle continua avec calme :

« Qui suis-je en fait ? Ma mère a disparue sans laisser de trace, je ne connais pas mon père mais je doute qu’il soit respectable, je ne fais partie qu’à moitié de quelque chose, sans connaître mon autre moitié qui me rend si honteuse. Je sais que tout ceci n’est que pure conneries mentales mais ça finit par me bouffer et j’ai peur… »

Son museau se baissa détaillant la roche sans vie. Puis son regard, dur et froid, elle était déterminée.

« Peur de ne plus être à la hauteur de votre présence à mes côtés, vous mon seul vrai père ! Seul guide capable de me sortir de ma torpeur, suis-je digne de combattre à nouveau avec vous ? J’ai besoin de le savoir, je veux libérer mon cœur de ces doutes envahissants, j’ai besoin d’un combat pour éclaircir mon esprit ! »

Relevant fièrement la tête, ses yeux fixaient la statue dans l’espoir que le dieu rouge accepte de la défier à nouveau.

La statue vibra et une lueur rouge vif s’échappa, la voix résonnait à l’intérieur de la grotte. Cette chaleur s’engouffrait, tournoyante, agréable et familière. Ses yeux bleus à peine habitué à la lumière, elle observait et écoutait Aka. Ses mots résonnaient au plus profond d’elle même comme des vérités que l’on vous force à voir. La meute changeait, le monde aussi et elle en faisait de même. Ce silence pesant sur son cœur n’était pas bon, ni pour elle, ni pour les autres. Le dieu rouge raisonnait bien plus efficacement qu’elle, et Harlow se dit en elle même qu’elle avait bien fait de pointer sa truffe dans ces parages familiers. Louve qui se forgeait seul mais qui pouvait compter sur la lumière de l’ours pour voir son chemin avec clarté. Silencieuse, écoutant les mots, l’épée ne répondit pas et acquiesçait aux paroles.

Quand le vent dans son dos lui porta les râles rauque du monstre d’Aka, elle ne se détourna pas du dieu. Le fixant comme pour le remercier, elle hocha brièvement la tête en signe de respect. Puis son œil de glace jeta un regard froid par dessus son épaule à l’attention de la créature. Une fumée rouge s’en échappe, il est prêt, il est là, il représente l’ennemi, il est là pour elle, pour qu’elle puisse faire pénitence.

Son regard se mue, son souffle s’accélère et son cœur bat une mesure guerrière. La louve est là se tourne dans l’arène et fixe l’adversaire, elle ne le connaissait pas, il ne la connaissait pas. Elle gronda, montrant des crocs luisants. Sans attendre, le canidé brun galopa, et d’un coup de dent, mordit fortement la chair sans âme. Dans le même temps, elle essaya se lacérer le poitrail d’une patte experte mais cette dernière rencontra la gueule squelettique. La douleur lui parcourut la patte, ce n’était pas grand-chose mais la louve lâcha prise pour repousser la chose. Une fois dégagée, elle fit un pas en arrière, tourna autour du légionnaire, attendant la riposte. Le sang commençait à couler le long de sa fourrure.

Il est fort, elle le sait, elle l’a demandé, le légionnaire n’est pas un adversaire aussi nul que le solitaire qu’elle avait croisé. Ce n’était pas un dieu mais Aka le maîtrisait alors la force devait couler dans ses veines. Quand il riposta, il ne fit pas grand-chose mais Harlow ne put à peine bouger avant de voir son sang gicler à nouveau. Elle glissa, frôlant le sol, ses griffes tentant vainement de ralentir son recul. Une longue marque entaillait le sol et elle cracha une gerbe de sang. Le coup fut plus rude qu’elle ne l’avait imaginé en fait.

Vaille que vaille, la louve se redressa, grondant sa douleur mais n’hurla pas. Ce serait une honte de crier pour si peu, ce n’était pas une faible, pas elle. Ses talents l’avaient mener à la survie, sa force la poussait à dominer ses peurs et à affronter la tête haute l’ennemi. La louve cracha ce qui lui restait dans la bouche, entachant le sol marqué. Son regard sûr et froid se posait sur le légionnaire. Il lui semblait voir une certaine taquinerie chez le monstre. Il s’apprêtait à amortir le choc à venir.

Le pas lent, elle avança, puis l’allure s’accéléra, fonçant désormais tel un taureau sur la cible. Elle feintait la stupide attaque bête et méchante, la louve savait bien cela stupide. Mais au dernier moment, alors que le crâne se rapprochait, elle bondit et de tout son poids, elle poussa le légionnaire. Cette pirouette lui laissa le champs libre pour qu’elle puisse mordre l’encolure sombre. Se tordant de gauche et de droite, grondant, grognant, le tout essayant de faire le maximum de dégâts à son adversaire impassible. Sentait-il la douleur ? Savait-il ce que la louve aux cheveux pourpres mettait comme rage dans ces crocs acérés ? Aka devait le voir, il devait ressentir, la folie naissante, la frénésie de ce combat. Quelque chose en elle changeait, une chose enterrée là, un démon endormi qui n’attendait que la liberté. Le sang appelait le sang.

Ton souffle exhale une odeur âcre, celle du vermeil qui dégouline de tes crocs luisants. Le tien, le sien, qu’importe car ton cerveau ne cherche pas la différence. Tes yeux dégage ce que tu as longtemps enfermé au fond de ton cœur. Et les souvenirs, un à un, s’évaporent dans les volutes de fumée que tu recraches.

Le sang battait dans ses tempes, le palpitant tambourinant avec vigueur à l’intérieur. Harlow, était-ce encore elle seulement ? La louve s’écarta un instant, le légionnaire semblait lui laisser un coup d’avance. Son stoïcisme, ses orbites vides, tout en lui, absolument tout, la révulsait. Car ce n’était pas la bête d’Aka qu’elle voyait là. Son père, sa mère, elle même, cette meute qu’elle voyait partir vers des obscurités qu’elle ne tolérait plus. Tout prenait la forme sombre et décharnée, il devenait ainsi l’incarnation qu’elle souhaitait tant abattre.

Le répit ne dura que quelques secondes, Low ne voulait plus voir les images qui tournaient en boucle dans sa tête. Sa voix hurla quelque chose d’inintelligible, un cri du cœur qui la poussa, malgré ses plaies, à relancer l’assaut. Des insultes peut être, pourtant elles n’avaient pas de destinataires.

Sa silhouette, une tâche marron qui perdait même la forme lupine habituelle. Une vague brune roulant vers l’ennemi prête à l’écraser. La précision effarante dont elle faisait preuve aurait pu faire pâlir les maigres disciples de Kiro. Le mur froid crissait d’effroi en subissant les griffes violacées. Et dans un vol aussi gracieux que la tigresse l’était, le corps informe s’abattit telle une masse sur le dos de l’adversaire. Pesant le plus pour le déséquilibrer, Harlow ouvrit une gueule hargneuse qui se plongea à nouveau dans la fourrure de la nuque de ce qui fut autrefois un monstre libre. Ses pattes arrières labouraient dans le même temps le dos rachitique. Les muscles de l’avant se tendaient sous sa peau, agrippant au mieux les épaules pour maintenir une prise convenable.

Tu perds pieds, tes paupières sont lourdes, tu ne vois plus ce que tu as été alors. Tu n’es plus qu’un monstre de plus. Toi qui a vécu dans l’ignorance, toi qui vivait dans la rage, toi qui voulait libérer le fauve de sa cage. Te voilà le prédateur de l’innocence. Tues là comme tu tueras les autres. Tues encore plus, détruit ce qui a été pour devenir ce que tu seras. Voilà ta réponse, monstre !

Le duo de corps s’affale, leurs fourrures poisseuses ne manque pas de partir en lambeau de ci de là. Et le goût ferreux dans ta gueule, tu le sens, le tien, le sien, cela n’a guère plus d’importance. A tes yeux, ce fusse aussi bien de l’eau que ça aurait été la même. Tu relâches la pression de tes crocs, embarquant un morceau de peau. Tu la craches mais dans le même temps, il réussit à te frapper. Ça bourdonne à tes oreilles, ton orgueil est prêt à cracher une insulte mais tu vois les orbites vides. Ton grognement n’est que la seule réponse qu’il comprendra alors tu abandonnes dans les limbes les mots crus que tu avais choisi.

D’une patte ferme, tu lui claques son museau osseux contre le sol, et quand il essaye de relever, tu presses ta deuxième patte sur sa gueule. Et tu frappes ce crâne hideux, tu le repousses encore et encore, il se craquelle à peine mais tu commences à voir les stigmates lui fendre son horrible sourire. Tes râles, ta douleur, tout y passe comme si tu pouvais changer les choses. Alors tu sens tes larmes rageuses rouler le long de tes joues rougies par le liquide pourpre. Tu lui hurles dessus, tu hurles si fort à ce que tu espères être une oreille, du moins l’orifice qui est censé l’être. Pourtant tu ne craches pas de mots, juste ce que ton coeur te pèse. Ce poids qui t’étreins chaque soir quand tu peines à trouver le sommeil. Cette chose qui n’a ni nom, ni image, ta voix résonnes fort dans les cavités de la grotte du dieu de la force.

Quand ton souffle n’est plus, tu t’acharnes, tu lacères ce que tu peux, tu fais aller les griffes aiguisées dans la chair sans vie. Si tu avais le temps, tu l’aurais achevé toi même ce monstre. Mais même ton poids ne suffit pas à arrêter les agitations spasmodique du légionnaire. Il ne se relève pas vraiment, il est certainement au bout, mais tu n’est pas encore là de l’achever. Il mérite encore de subir les douleurs que tu veux lui infliger.

Des giclées de sang, des poils, une danse macabre, une de plus, pourtant tu y vois la beauté. Celle de ta propre création.

Que se passe-t-il ? La pression se relâche sur la louve qui commence à fatiguer. Son corps tremble, la force la quitte petit à petit. Le légionnaire s’échappe, se relève comme si la fatigue n’avait pas de prise sur lui. Harlow tressaille, ses pattes semblent échapper à son contrôle, elle recule et titube comme un louveteau. Sa vision se trouble, un effet due à ses pertes de sang. Ce foutu liquide, maudit soit il de couler si fort. La douleur commence à lui revenir, la fatigue pèse et la mâchoire dénuée de vie s’abat dans ses pattes.

Un grondement, une plaie de plus, les panseurs auront du travail à recoudre tout ça. Drôle d’idée à cet instant, elle hésitait réellement à repartir dans la meute. A quoi bon ? Repartir pour revivre chaque jour pour des abrutis ? Se faire dicter quoi faire, où aller sans broncher? Supporter les égos démesurées de certains ? Et voir sans arrêt la peur des étrangers tenailler toute une meute. Et plus la meute grandissait plus le territoire devenait compliqué à défendre.

Le corps raidi, perclus de douleurs, la fourrure imbibée de sang, la louve s’était arrêté de se débattre. Elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. Ses yeux bleus se posèrent sur le mur de flammes plus rouges qu’Aka lui même. Son souffle saccadé tendait à se calmer doucement, alors qu’il lui déchiquetait la patte.

La force, qu’est-ce qu’elle en avait à faire ? Les dieux, qu’avaient-ils à faire d’elle ? Sans réfléchir, calme et froide, sa gueule s’ouvrit. Harlow n’avait plus la force de parler, mais ses yeux transcrivaient son envie que tout cela cesse. Et ses crocs ripèrent d’abord sur le crâne évidé, puis dans les poils sombres. Elle sera fort, très fort, si fort et tira de tout ce qui lui restait de force pour dégager l’emprise. Sa peau s’écartela du membre et le liquide s’empressa de couler à grands flots. C’était douloureux mais au moins, elle put faire un bond en arrière.

Si il fallait bien mourir un jour, Aka la laisserait-elle partir avec les honneurs ? Ou devrait-elle encore errer comme un fantôme ? Ou bien chasserait-elle tout ce qui se trouve sous sa truffe ? Tuerait-elle des membres de sa très chères meute ? Pour simplement ne plus les entendre parler dans son dos. Les faire taire à jamais. Que leurs voix ne soient plus. La sienne se taisait à petit feu. Sa vision se troublait.

Était-ce des larmes ? Était-ce du sang ? Sa vue devint floue, si floue. Son corps titubait de droite et de gauche, incapable de se mouvoir vers l’avant. La louve essaya, mais le sang, au rythme des pulsations, giclait de ses plaies et se déversait le long de ses membres. Les battements dans ses tempes rendait la chose encore plus douloureuse. Son coeur était la seule chose que ses oreilles voulait bien entendre à cet instant. Il résonnait, s’épuisait, devenait plus faible, un tintement à peine audible. Et, de ce que ses yeux bleutés voulait encore voir, le légionnaire lui fonçait dessus. Il l’engloutit dans l’obscurité et le noir fut soudain sa seule maison. Harlow se sentait libre, elle ferma les yeux et tomba dans l’inconscience.

L’obscurité la portait, quelque chose la portait à travers la nuit. Mais son esprit ne semblait vouloir se réveiller, elle était trop bien, son corps ne lui faisait plus mal, son âme non plus. Un rêve sans fin, était-ce la mort ? La louve le pensait. Mais une voix douce et familière lui lança pour injonction de se lever. Plus ses paupières se forçaient à rester closes, plus la voix augmentait. Jusqu’à ce qu’un hurlement dans ses oreilles ne la tirent de son sommeil. Dans un sursaut, sa tête se releva et ses yeux purent admirer la lune dans le ciel. Un rêve ? Non, elle savait que non.

Sur ses pattes, déposé comme un présent, son chapeau un peu rapiécé. La plume, autrefois flamboyante, n’était désormais plus qu’une chose ordinaire, une simple plume de cardinal rouge et sans pouvoir. Avait-elle un élan de tristesse ? Pas vraiment. Ses douleurs avaient disparues, toutes sans exception. Son corps était intacte, comme si rien n’avait pu se passer. C’était étrangement flou mais son passage chez le grizzli n’était pas une folie de son cerveau. Brodé à côté de ce qui fut le glowstick, un ours rageur. Sa babine s’étira un bref instant en un sourire complice. Un cadeau bienvenu.

Elle reconnaissait les lieux, la louve était désormais aux frontières. Si ce n’était pas un message de plus, c’est qu’elle était stupide. Harlow enfonça son chapeau sur sa tignasse violette, se releva gauchement. C’était une sensation de légèreté qui la parcourait. L’horizon s’éclaircissait tendrement, teintant le ciel de rose et d’orange. La pente devant elle fut bien vite dévalée. Elle jeta un regard en arrière, fit un signe en direction de ce qu’elle espérait être le temple d’Aka, puis s’en détourna. Son galop à travers la plaine, la menait loin, très loin de ce qui fut une prison. Haletante, Harlow humait l’air frais du matin tout en chargeant vers sa liberté. Une nouvelle vie s’offrait à elle, la sienne.