Weeeeee l P.V. Cleb

Si Alexandrine avait bien grandi, elle aimait toujours autant faire des bêtises et se rouler dans la boue. Et puis, soyons honnêtes, la Moere était l'endroit idéal pour apprendre à voler sans se faire mal : les kilomètres de boue amortissaient n'importe quelle chute. Surtout lorsqu'on est une gamine un peu casse cou qui veut tenter d'apprendre à faire un looping alors qu'elle n'arrive déjà pas à faire un vol stationnaire. Mais s'entraîner au vol stationnaire, qu'est-ce que c'était barbant !

Alors que faire des loopings ratés et tomber dans la boue.

Ca ! C'était trop cool.

Alex planta pour la millième fois ses griffes puissantes dans l'écorce de l'arbre et se hissa, bon an mal an, jusqu'à la branche la plus basse. Pas la peine d'essayer d'aller plus haut ! Ses frères et soeurs y arrivaient sans problèmes, mais Alex n'avait ni leur stature, ni leur agilité. La branche basse, c'était déjà un exploit pour son ossature taillée dans le roc. Et puis, à mesure que le temps passait, elle devait aussi s'inquiéter des branches qui ne supporteraient bientôt plus son poids.

Quel drôle de monde, où deux adelphes peuvent avoir des qualités et des défauts si différents.

Alex se ramassa sur sa branche, ses griffes plantées dans le bois. L'arbre servait régulièrement, en témoignait son corps défiguré par les remontées inlassables de la louvette. C'était le plus simple et le plus adapté, aussi ! Et surtout, il y avait en permanence une énorme flaque de boue en dessous.

Elle hésita, une seconde, avant de se jeter dans le vide. Ses pattes puissantes l'arrachèrent à l'arbre malheureux, et elle gagna plusieurs mètres de hauteur, avant de donner un large coup d'aile qui l'emmena plus proche du soleil encore. Et là, d'une autre vibration de ses membranes de cuir, dans un claquement sec, elle se jeta en arrière dans une roulade aérienne.

Très erratique, il fallait l'avouer. Mais ! Quand même !

Eeeeet elle perdit l'équilibre, se désaxa, redonna quelques coups d'aile mais ne réussit jamais à se stabiliser et alla s'écraser avec un gros ploc dans la boue. Elle en émergea avec un grand éclat de rire :

Quel enfer !

Mais son visage rayonnait.

Tu n'étais pas souvent venue dans les environs de la Moere. Endroit que l'on qualifiait souvent de boueux et débordant d'insectes et de prédateurs écaillés, tu ne t'imaginais pas vraiment vouloir le visiter, préférant tes perchoirs secrets du Castel, ou les grands épineux mystiques des Dents de Roc où ton père et tes frères habitaient. Pourtant, tu t'y trouvais aujourd'hui. Il avait fallu traverser toute la forêt jusqu'au nord, où le couvert rassurant de la canopée se faisait de plus en plus parsemé jusqu'à succomber aux lianes et au sol mou. Ton père avait mentionné avoir des trucs à faire dans le coin, débarrasser l'endroit de quelques indésirables il avait dit dans ces mots-là, et à vrai dire tu n'étais pas certaine s'il parlait des crocodiles ou des solitaires qui ignoraient parfois les frontières. Il avait insisté pour que tu l'accompagne, te faire voir le territoire qu'il avait dit. En vérité, le Prêtre savait très bien qu'une bonne partie des marmots Etelkrus habitaient la Moere, et ainsi espérait-il que sa fille réservée se forge quelques amis. Tu t'étais empressée d'accepter la proposition d'un hochement de tête fier. Il fallait que papa soit fier. Après tout, tu étais la fille d'un prêtre, un messager des Dieux. Tu devais être à la hauteur de ses espoirs. Ainsi avais-tu marché avec lui, la tête et la queue haute, ton corps encore petit suivant le rythme tant bien que mal. Le soleil était bien haut dans le ciel lorsque vous atteigniez le marais, et tes pattes bien douloureuses, mais la curiosité de découvrir cet endroit nouveau l'emportait sur ta fatigue et c'est ainsi que Kalashnikov t'ordonna d'être prudente et d'aller t'amuser un peu, alors qu'il partait dans la direction opposée pour faire ses devoirs d'adulte. Tu ne t'amusais pas beaucoup comme les autres louveteaux à vrai dire, tu préférais de loin l'observation, et c'est avec l'idée de découvrir de nouvelles espèces pour nourrir les illusions animalières de ta confection que tu partis d'un pas prudent dans la Moere. Toute cette boue était plutôt désagréable, et tu rêvais d'un bon bain une fois de retour à la maison.

Tu n'eût pas à marcher encore bien longtemps avant d'entendre un certain vacarme non loin de là. Le corps bas comme un renard qui chasse, tu t'approcha doucement de la source du bruit, tes grands yeux orangés scrutant les environs de peur qu'il ne s'agisse d'un prédateur. Il n'y avait pourtant personne devant toi... et seul un vrombissement aérien se rapprochait rapidement de toi, un corps retombant lourdement dans une flaque de boue et t'arrosant de la tête aux pieds de la mixture de terre et d'eau. Tes yeux se firent rond, et, muette et toute brune, tu observais la louve ailée qui venait de tomber du ciel. C'était l'une des filles de l'alpha, tu la reconnaissait pour l'avoir déjà vue de loin, mais son nom t'échappait.
Dégoulinante de saleté, tu commençais à regretter d'avoir accepté de venir ici.

Une exclamation d'excuse. Tu es figée, la boue dégoulinant de ton menton fin.
Tes yeux s'arrondissent davantage alors que la forte silhouette ailée te tapote un peu partout, transformant le Picasso dont tu étais le canevas en art de plus en plus abstrait, étalant ici, écrasant par là, jusqu'à ce que ton pelage taché du sol boueux de la Moere ne soit plus que d'une teinte unie vaseuse. Ton visage passe de Picasso au Cri de Munch, à vrai dire.

Ce n'est pas par envie que tu la laissa s'occuper de ton masque de beauté, alors non pas du tout. Mais ton corps est figé comme l'eau des lacs solides l'hiver. Un mélange d'outrance et de confusion, de confusion envers ce que cette étrange louve-dragonne tentait d'accomplir, d'outrance parce que tu sentais cette sensation gluante et dérangeante d'être salie, parce qu'une inconnue te touchait partout dans le visage, parce que tu réalisais ton erreur à chaque seconde que celle-ci passait ses doigts de patte dans tes cheveux. Plus petite, Alexandrine faisait partie des enfants que tu évitais, car criant le plus fort, dégageant de la poussière, elle ne t'inspirait pas beaucoup de bons sentiments. Ainsi te tenais-tu loin des autres du genre, préférant la compagnie des ombres comme Désastre, restant dans les endroits que la lumière exubérante des enfants bruyants et pleins d'énergie ne pouvait atteindre. Les endroits qui dissimulent, donne à qui sait le voir l'avantage lorsque viens le moment.

Aujourd'hui tu n'étais pas dans l'ombre, Atsuko. Alexandrine, dont tu connaissais déjà le prénom et la silhouette par tes longues heures d'observation du haut de tes perchoirs secrets au Castel, t'éblouissait de par sa personnalité de mille soleils. Alors que brillait dans tes yeux pour qui sait le remarquer la flamme de l'insulte et de la rancune, je te souffle ma sagesse, la seule que tu reconnais, ton seul maître. Et tu décideras aujourd'hui de son nom comme tu as nommé le Loup de Tempête, portant ainsi dans ton esprit désormais le patronyme de Dragonne des Marécages.
Créature éblouissante de force, habitant cet endroit si ingrat et gardant de ses ailes écaillés les plantes carnivores qui constituait son trésor.

À la mention du coin d'eau non loin, une idée germe dans ton esprit. Peut-être cette situation sera-t-elle profitable, au bout du compte.
C'est un regard tout innocent que tu relèves vers la beige. Tu es plus vieille qu'elle d'un peu, mais plus petite de taille.

« Oh... Oh oui, dépêchons-nous avant que mon père ne me voit dans cet état... Oh comme il serait en colère...»

Tu laisses la menace planer subtilement sous ton air apeuré, dissimulant le sourire qui pointe imperceptiblement au coin de tes babines.