Le vent, la terre et les pluies - Désastre.

Elle avait su qu’aujourd’hui était un grand jour.
Quand l’on vivait dans une meute si soudée au cœur lié, rares étaient les évènements qui demeuraient secrets, rares étaient les rumeurs qui mourraient sur une lèvre sans en rejoindre une autre. Les jeunes Etelkrus étaient l’avenir de la meute, ceux en qui parents plaçaient tous leurs espoirs – aussi chaque étape supplémentaire vers l’âge adulte était rarement manquée. Narcy avait été le plus précoce à obtenir son Glowstick, aujourd’hui serait le jour où Dez se présenterait à son tour au Dieu Anaconda.
Elle avait pensé à aller le voir pour l’encourager, lui communiquer l’espoir sans faille qu’elle portait en sa réussite – car il ne pouvait en être autrement, c’était pour elle une évidence autant que la couleur du ciel – mais la jeune louve s’était finalement ravisée. L’obtention de son Glowstick marquait également la fin de son apprentissage au rang de panseur, et le moment de préparation était un instant privilégié entre Tawana et son apprenti.
Elle irait le voir après, à son retour de l’Arbre au Serpent. Et elle aurait avec elle son présent.

Le chemin qu’elle avait pris plus tard dans la journée lui paraissait si naturel qu’elle regardait à peine où ses pattes se posaient, préférant laisser ses yeux parcourir les mosaïques et les motifs formés par les arbres entremêlés.
Lorsqu’elle passa sous l’arche luxuriante ce fut le souvenir d’une journée particulière qui lui revint en tête, une journée qui quelques mois auparavant lui avait inspiré le cadeau qu’aujourd’hui elle lui apportait. Ils avaient à nouveau passé quelques moments ensembles depuis ; mais jamais aussi longtemps, jamais comme ça, et désormais que tous deux faisaient leurs premiers pas dans le monde délicat des adultes il était parfois dur de trouver du temps entre deux entraînements, trois patrouilles, quatre discussions.
Surtout pour un loup comme lui qui semblait toujours avoir quelque chose à faire, quelqu’un à aller voir, un endroit où se rendre.

Tawana était encore avec lui quand elle était finalement arrivée en vue de l’Arbre, discrète sur ses pattes et masquée par les arbres. En s’égarant sur l’horizon que l’on devinait entre les troncs ses yeux s’étaient accrochés avec un certain amusement sur la forme désarticulée de plusieurs arbres mis à bas par une force supérieure – l’épreuve de Dez n’avait pas dû être de tout repos.
Elle n’interromprait pas l’instant partagé entre les deux loups – se fondant dans les ombres des marécages, Anita se contenta de patienter, s’amusant à être observatrice discrète que l’on n’entendait pas approcher, sœur de l’eau et fille du vent.
Quand Dez se mit en marche, seul, probablement pour retourner au Castel, elle le suivit. Un peu de la même manière que ce jour quand elle avait communié avec les branches pour marcher dans les airs sans avoir d’ailes pour autant.
Elle laissa plusieurs minutes s’écouler avant de sauter à bas de son parcours aérien pour émerger de l’épaisse végétation, apparaissant devant lui.

De là où elle l’avait observé il n’était resté qu’une silhouette imprécise – ainsi découvrait-elle avec un certain émerveillement les peintures rouges qui ornaient son visage et les curieux accessoires venus se glisser autour de son corps habituellement si sobrement dénué d’inutiles décorations.
La jeune louve s’approcha à pas feutrés, un léger sourire flottant sur les lèvres, levant une patte pour effleurer d’une griffe les marques écarlates sous l’œil de même couleur – et désormais rehaussé d’une étoile qui brillait. Le don de Kiro lui était rentré à même le corps, illuminant l’étrange motif qui avait toujours décoré sa pupille.

— Ça te va bien.

Cette simple constatation, soufflée d’un ton calme et presque solennel, avait de quoi contraster avec ses habituelles effusions de joie lorsqu’elle arrivait quelque part.
Ses yeux glissèrent sur l’être familier qui accompagnait le loup gris – Serpent, lui aussi, portait les traces de sa confrontation avec le Dieu. Cette fois-ci cela lui arracha un petit gloussement et elle amena son museau devant celui du reptile, inclinant la tête pour le saluer avant de se rediriger sur le visage de son ami.

— Félicitations à vous deux, pour l’épreuve ! Alors, c’était comment ?

Les mots se délièrent pour redevenir dansant et fluides, sa queue à son tour se mit à onduler de sa bonne humeur habituelle et l’hybride recula d’un pas pour mieux contempler le duo dans son ensemble. Quelle jolie équipe !
Si Narcy avait été très évasif sur la nature de son épreuve, elle se demandait si Dez serait prêt à en partager davantage – ainsi elle tentait de se faire une petite idée de ce qui, à son tour l’attendrait.

Et coincé dans le tissu à son col, enveloppé de larges feuilles vertes qui en masquaient la nature, le présent qu’elle avait rapporté patientait lui aussi, attendant son tour.

Elle ne retint pas le petit gloussement qui la prit quand Serpent sembla si honoré de son attention et qu’il s’agita comme s’il avait de lui-même voulu raconter leurs péripéties.
Elle ne retenait pas grand-chose, Anita, de toute façon. La plupart des choses qui traversaient son corps et son esprit étaient vouées à ressortir – qu’il s’agisse d’énergie, d’un rire, d’un cri, d’un saut, d’une simple question.
La jeune louve s’assit quand s’ouvrit la gueule de son ami, prenant place pour la grande histoire qui s’annonçait et posant le violet pétillant de ses yeux sur son visage. Un visage plus ouvert, illuminé désormais par la couleur chaude du Dieu qui lui rappelait ces reflets de soleil qui parfois s’attardaient dans ses prunelles ou son pelage quand les rayons perçaient les nuages ou la barrière des arbres. Désormais, il porterait toujours un petit bout de soleil avec lui ; il porterait l’Astre qui en partie faisait son nom.
Elle écouta d’une oreille attentive sa brève histoire, relevant encore un peu plus les commissures de ses lèvres dans un air rieur qui vint plisser celle des paupières. A sa place elle s’imaginait déjà s’exprimer en de bien plus nombreux mots agrémentés de gestes pour livrer une pièce de théâtre, forte du plaisir grisant qu’elle aurait retiré de cette épreuve et qu’elle aurait tant voulu extérioriser et communiquer – et d’une certaine façon elle pouvait voir l’effort quand même, un effort naturel tant cela se voyait qu’à lui aussi, cet évènement avait paru grandiose.
Ca l’avait rendu meilleur, cela se voyait. Elle avait toujours su que Kiro se révélerait être le bon choix.

—Trop bien ! J’espère que moi aussi j’aurai une épreuve aussi cool !

Un petit spasme la releva d’un bond – maintenant qu’elle lui avait posé la question ils pouvaient reprendre la route vers le Castel, Dez avait certainement beaucoup de monde à retrouver et ils pourraient continuer de discuter en chemin – mais elle se rassit juste après, arrêtant brusquement son élan avec l’air éberlué de celle qui venait de se rappeler de quelque chose de très, très important.

— Oh attends, j’allais oublier ! J’ai quelque chose pour toi.

Elle claqua de la langue d’un air de réprimande envers elle-même et extirpa son paquet de son col, dévoilant à la lumière les larges feuilles vertes entremêlées qui en masquaient la nature. Le présent fut souplement déposé sur le sol, dans l’espace qui séparait leurs deux corps.

— C’est pas grand-chose mais je me suis dit que ça te plairait.

Son museau dont le large sourire ne semblait jamais se dissiper se releva et ses pupilles firent un aller-retour entre son cadeau et le mâle gris, d’un vague geste du nez elle l’incita à déballer son présent avec une certaine impatience – elle ne mentait pas quand elle disait que ce n’était pas grand-chose, et à vrai dire elle n’y avait pas passé énormément de temps, tout comme cela n’avait pas été une corvée. Et elle ne ressentait aucune gêne à l’idée de ne pas s’être torturée pour réaliser ce cadeau – n’était-ce pas mieux quand la démarche plaisait aux deux en même temps ?
Quand Désastre écarterait les larges feuilles il en découvrirait d’autres d’une toute autre nature, liées ensemble par un mélange de fines lianes et de solides vignes dans ce style particulier où se mêlaient l’application d’un travail réalisé avec passion et la grossièreté touchante de celle qui n’accordait pas d’importance à une raffinerie poussée et vaine.

Car ce carnet n’était pas fait pour rester propre, s’il l’avait été un jour.

Car c’était ce que c’était : un genre de carnet, formé de ces pages épaisses, jaunies et cornées que l’on trouvait chez les panseurs et autres savants et qu’elle avait de temps à autres dérobé quand celles-ci étaient négligemment abandonnées à son regard de chapardeuse.
Les pages étaient vierges, prêtes à être remplies – à l’exception de la toute première, celle qui faisait office de couverture déjà grimée par un de ses propres dessins dont les traces brouillonnes et les erreurs maladroites dissimulaient presque les traits au charbon et dont elle n’avait pourtant nullement honte.
De toute façon elle savait bien qu’il ne jugerait pas (et quand bien même quelqu’un aurait tenté de la juger, y aurait-elle accordé la moindre importance ?) et qu’il ne courrait pas après les jolies choses, Dez.
Et elle courrait après ce qui pouvait faire plaisir à ceux qu’elle tenait proche de son cœur.

Le croquis représentait vaguement cet urodèle qu’ils avaient passé tant de temps à observer, du moins le souvenir qu’elle en avait, probablement faussé sur un certain nombre de détails mal représentés, mais qu’importe. Il y avait également une petite libellule, à l’aile coupée car elle n’avait pas eu assez de place pour la dessiner en entier.
De toute la confection du carnet c’était tout de même ce qui lui aura pris le plus de temps, car elle s’était tout de même exercée avant de faire le propre, et pour un début le résultat lui paraissait correct.

— J’en ai fait un pour moi aussi. Comme ça, quand tu veux, on pourra aller dessiner d’autres trucs du marais ! Et d’ailleurs aussi, peut-être.

Elle haussa les épaules d’un mouvement bref et fluide – ils verraient tout cela plus tard ! Et même si Dez n’en avait plus envie, cela ne la vexerait pas.
Peu importe le résultat du futur – dans le présent, elle avait pu lui donner son cadeau, et lui avait eu son glowstick, et tout allait pour le mieux dans le meilleur des petits mondes.

Sur ce visage qui resplendissait déjà si souvent d’une joie simple et non dissimulée, le sourire qui s’imprima alors de plus en plus, au fur et à mesure de la réaction de l’ami qu’elle guettait sans prétention aucune, était lui encore plus intense qu’à l’accoutumée. Il changeait son visage en profondeur, remontait ses pommettes, allumait davantage de lumière dans ses iris, plissait le coin de ses yeux en une virgule de gaieté, levait son museau retroussé.
Il ne mentait pas quand il disait apprécier son cadeau, elle le savait. En était-il seulement capable, de toute manière ? Anita ne l’avait jamais vu essayer de se jouer de quelqu’un. Il était toujours direct, toujours franc à sa manière.
Et c’était bel et bien la complexe sincérité de sa réaction, battant en écho avec la simplicité sincère de son cadeau, qui l’emplissait d’une émotion si vive de bonheur qu’elle aurait pu sauter sur place si elle n’avait pas craint de perturber son moment de découverte.

Ses yeux croisèrent les siens, et il prononça une phrase à laquelle elle ne s’était pas spécialement attendue. Maintenant. Il voulait dessiner maintenant.
Sa longue queue ondula sur le sol avec allégresse et l’instant d’après elle était sur ses pattes, prête à s’enfoncer avec lui dans les sous-bois marécageux pour trouver le sujet du prochain dessin, le premier qu’ils mèneraient ensemble.
La hâte se faisait si grande et explosive dans sa poitrine qu’elle se mit à danser, tournoyant sur elle-même en quelques souples foulées, sa queue suivant le mouvement derrière elle à la manière d’une traînée de comète. Avec un éclat de rire ravi elle s’interrompit un instant pour tendre une patte vers le loup gris, sur le point de l’inviter à rejoindre sa ronde improvisée - mais avant qu’elle n’ait pu ouvrir la gueule ce furent ses yeux qui s’ouvrirent davantage, ronds comme des soucoupes ; devant le spectacle d’une nuée de lucioles venues elles-mêmes danser autour d’eux.

Une petite exclamation s’échappa de sa gorge et elle se dressa sur ses postérieurs pour en toucher quelques unes du museau et les saluer, émerveillée de leur présence inhabituelle.

— Regarde ! Elles viennent danser et te féliciter, elles aussi !

Et elle ria de plus belle en exécutant un dernier tour de son corps fluide avant de tomber en arrêt devant son ami pour pointer de son museau une direction au hasard au sein de la Moere, ils devaient bien choisir une direction à explorer pour aller ensuite trouver quelque chose à dessiner.

— On va devoir partager le carnet, j’ai pas pensé à prendre le mien.

Anita ne s’était pas attendue à un tel succès et à interrompre la route du Castel pour aller esquisser leurs premiers traits.
Comment feraient-ils ? Chacun sur sa page, reproduisant le même dessin ? Ou bien une collaboration étalée sur une double feuille ? Ils verraient bien - elle n’y pensa pas tant que ça.
Le dessin avec elle aurait vocation d’être comme la majeure partie de ses journées et de ses activités. Spontané.
Elle ne tenait entre ses crocs que le début d’un fil et celui-ci serait libre de se dérouler dans le vent, les menant du bout du nez sur une nouvelle route.

Sans tarder l’adolescente leva gaiement les pattes et retrouvant la démarche agile et discrète qu’elle adoptait dans la Moere pour ne pas en froisser les habitants, elle partit se fondre parmi les arbres, à la recherche de leur sujet.

Les deux corps s’enfoncèrent dans un silence jumelé, souples comme le dieu que l’un des deux venait de contenter, respectueux de tout ce qui autour d’eux vrombissait et bourdonnait et croassait et gazouillait.
Les minutes passèrent sans se faire remarquer, comme chaque fois que l’un ou l’autre se perdait à se laisser absorber par le si riche environnement. La Moere avait de labyrinthesque cette éternelle propension à captiver les esprits et à canaliser les corps, de sorte à ce que facilement l’on puisse s’y perdre et y trainer sans raison si l’on ne savait pas en premier lieu ce qu’on était venu faire. Car ici il y avait toujours de quoi donner de la tête et occuper les sens.

Dez s’arrêta, observant les alentours. Dans ces moments nul besoin de parler tant pour l’un que pour l’autre quand il s’agissait de se comprendre : les lieux et leurs passions s’exprimaient à leur place, s’entremêlant à l’unisson. Aussi se contenta-t-elle de simplement venir s’allonger tout près de lui dans les gradins de la scène qu’il avait choisi pour spectacle et modèle.
Leurs flancs se touchèrent, se pressèrent même quand sans la moindre gêne Anita se rapprocha un peu plus encore de sorte à asseoir une place bien confortable devant son morceau de double page.
D’une patte délicate mais sale elle lissa sa feuille, y laissant une traînée verdâtre qui lui sembla fort à propos pour représenter le fond coloré du paysage plein de vie qu’ils avaient devant eux.

Et à son tour se saisissant d’un bout de charbon - elle dessina.
Trait après trait leurs créations évoluaient, bancales et approximatives mais finalement aimées par leurs créateurs. Peu de mots furent échangés, quelques regards étaient lorgnés pour voir ce que faisait l’autre, à plusieurs reprises l’adolescente déborda maladroitement de sa zone et dépassait sur celle de l’ami - que ça ne semblait jamais déranger puisque de toute façon il y avait tellement de traits entremêlés dans la scène qu’ils avaient pour modèle que chaque raté pouvait devenir une branche, une liane, un roseau, une herbe.

Et ils dessinèrent, encore et encore. Jusqu’à ce que le jour décline. Jusqu’à ce que les ombres grandissent et s’allongent, éteignant peu à peu chaque lumière autour de la scène. Certains acteurs allaient se coucher quand d’autres avaient attendu cette heure pour rentrer en scène.

Et dans cette ronde éternelle qui jamais ne semblait vouloir s’interrompre, les deux loups oubliés dans les fourrés ne disparurent que lorsque les derniers rayons moururent et ne furent plus capables d’illuminer leur carnet.

Gorgés des odeurs et des images de la Moere ils regagnèrent finalement le Castel dans le secret du clair de Lune, guidés par la lueur de Kiro dont une toute petite partie rentrait avec eux ce soir-là grâce à la fidélité d’un nouveau disciple.