Cela faisait plusieurs semaines, maintenant.
Elle ne savait pas précisément combien, elle ne voyait pas l’utilité à compter.

Mais c’était juste assez de temps pour savoir qu’il lui fallait désormais accepter au lieu d’attendre.

Ses pattes traversaient la Moere sans un bruit, s’apposant sur chaque racine et chaque rocher avec l’automatisme du natif, et sans même avoir besoin de le diriger son corps empruntait ce chemin maintes fois répété.

Ces quelques semaines durant, elle s’était souvent retournée. Avait fait halte, aussi, dans les endroits les plus emblématiques - pour tendre l’oreille et espérer un craquement, ou attraper du regard une silhouette qui s’en serait venue à sa rencontre.
Mais jamais aucun bruit étranger pour perturber le bourdonnement des insectes, jamais aucune ombre qui s’imprimait sur les rayons dorés cascadant depuis la canopée.
Pourtant jour après jour elle avait espéré, encore.
Parce que c’était dur de se dire que sans un adieu, elle avait perdu dans la même matinée non pas juste sa tante, mais aussi un frère et une autre âme proche à son coeur.

Faire le deuil de Pepper, cela n’avait pas été si dur.
Déchirant, éprouvant, oui - mais elle avait vu le corps aux yeux fermés et au pelage froid. Elle avait pu lui dire au revoir quand bien même elle ne pouvait lui répondre, elle avait pu la laisser partir comme Piclou était parti lui aussi, comme d’autres partiraient.

Mais eux.
Eux qui s’étaient éclipsés, eux dont l’image lui avait été brutalement arrachée et s’était dispersée dans le vent.

Les premiers jours avaient été une attente anxieuse, les suivants une angoisse douloureuse.
Pour finalement en rester à un point lancinant, logé là, quelque part dans sa poitrine, cruelle balle que nul chirurgien ne venait déloger de sa chair mutilée.
Comment faire le deuil de spectres qui n’étaient ni morts, ni vivants ?

C’était finalement Holly qui avait été en mesure d’apporter une virgule, une respiration, dans cette phrase trop longue qui n’en finissait plus de laisser couler l’encre et dont les lettres maladroites s’empêtraient les unes contre les autres.

Grâce à ce lien né de ce cauchemar étrange qui les avait secoué dans le Nord, elle savait.
Que Dez était vivant.
Qu’il était loin d’ici, mais qu’il vivait.
Et Narcy ?
Impossible de savoir, mais elle voulait y croire. Elle voulait se convaincre qu’il avait réussi à retrouver sa trace, qu’il était à ses côtés.
Ils seraient là l’un pour l’autre.
Et pour la première fois depuis longtemps, en pensant à leurs fantômes, s’était-elle permise un sourire au lieu d’un soupir.
C’était désormais à elle de les laisser partir.

Ses pas s’arrêtèrent dans une trouée baignée de lumière. A ses pattes, venant caresser les longues griffes, clapotait une fine pellicule d’eau qui l’entourait en quelques flaques trouées de plantes colorées grimpant vers les cieux.
Non loin, la silhouette de l’Arbre aux Serpents marquait de ses lignes sinueuses le tableau d’or et de verdure - l’endroit serait parfait.
Anita s’assit et rassembla sa queue autour de ses pattes, puis déposa sur le sol la boîte qu’elle tenait entre ses crocs - presque une révérence.
Du bout du museau elle en ouvrit le couvercle pas tout à fait droit, découvrant son contenu et libérant les odeurs qui étaient parvenues à y rester concentrées.

Aujourd’hui, elles regagnaient leur maison, elles aussi.

Plantes entremêlées à des mues, restes séchés d’insectes et de reptiles, bouts de bois et cailloux se révélèrent à sa vue, accompagnés de ces quelques feuilles griffonnées de traits maladroits devenus de plus en plus sales, charbon s’effaçant et se brouillant par endroits.

Les souvenirs lui revinrent en foule, assaillant son esprit d’une douce mélancolie et dessinant un sourire un peu tremblant sur ses traits tirés.

Il y avait cette oreille qu’elle s’était à demi-évidée, en souvenir de la mère comme du fils.
Il y avait ce tatouage longtemps réfléchi et finalement abouti mais voué à grandir, celui où elle avait marqué d’un symbole indélébile chaque être qui lui était précieux.
Intégrés à elle désormais, pour faire vivre un fragment de leur image tant qu’elle serait vivante.

Il y aurait désormais ces morceaux, arrachés à la Moere pour un jour la réconforter, venus aujourd’hui la rejoindre à nouveau. Avant qu’ils ne fanent totalement - ici, ils vivraient pour toujours. Comme le souvenir de celui qui lui avait offert cette boîte.
Son ombre parcourrait encore longtemps la Moere, parmi lézards et serpents, non loin de la sienne.

Anita referma la boîte avec douceur - presque avec déférence, et du bout des griffes elle poussa la terre jusqu’à en recouvrir le couvercle.
Un soupir emplit ses poumons, sa respiration fut douloureuse pour un court instant. Les yeux améthystes s’arrachèrent au sol pour aller chercher la demeure de l’Anaconda. Cette silhouette-ci était et resterait immuable dans sa vie.

— Mon cher Kiro, je sais que tu veilleras sur eux qu’importe la distance. Garde les sains et saufs, je t’en prie.

Soyez heureux.

Elle s’occuperait de chérir leur souvenir à défaut de les revoir un jour.
Et dans l’autre vie qui les attendait après celle ci, ils se salueront de nouveau.

La Prêtresse inclina la tête et permit à quelques larmes de perler à la frontière de ses yeux, roulant sur ses joues, puis chutant pour aller se mêler à la boue.

Les dernières qu’elle s’autorisait à verser pour eux.

Le bruissement léger de ces pas qui s’approchaient et qu’une oreille attentive aurait du percevoir, elle ne les entendit pas.
Parce qu’elle les avait espérés mais qu’elle ne les attendait plus.

Son esprit voguait loin d’ici quand son corps lui était immobile depuis qui savait combien de temps - des minutes, des heures ; à rester ici et à ne pas pouvoir se détacher pour de bon ?- et que tournaient dans sa tête des pensées qu’elle avait refoulé mais qui venaient l’assaillir une dernière fois. Pour marquer le coup.
Pour poser encore la question à laquelle elle n’avait su répondre, mais qui la tourmenterait juste une nouvelle fois avant de disparaître parmi ce vent chaud et ces arbres touffus.
Aurait-elle pu mieux faire ?

Aurait-elle pu l’aider davantage, elle qui depuis si longtemps déjà avait su flairer les crevasses grandissantes entre une mère guerrière et son fils involontaire ? Elle s’était pourtant dit qu’elle ferait de son mieux, pour lui montrer que la voie à prendre n’était pas que celle qu’il trouverait à travers ses yeux.
Que lui aussi, était important - ce titre n’était pas réservé qu’aux autres.
Mais elle n’avait pas réussi, peut-être pas même effleuré la surface.

Puisque quand la Reine Bleue s’était éteinte, le Guerrier Rouge avait préféré s’effacer dans son sillage que voler de ses propres ailes.

Mais peut-être qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
Peut-être qu’ils avaient été tous deux comètes, l’une détachée de l’autre mais gravitant dans son éclatante traînée sans jamais savoir trouver son propre orbite. Destinées à se consumer ensemble.

Elle ne saurait jamais, ce qui aurait pu être fait différemment.
Elle redressa légèrement tête et encolure, clignant de ces yeux humides, touchant du bout d’une griffe l’idée que maintenant il faudrait partir, comme promis.

C’est alors que vint la voix.

Un frisson l’agita, son coeur battit un peu plus fort, les yeux s’ouvrirent plus grand et elle entrouvrit une gueule qui avait un ricanement silencieux sur le bout de la langue.
A aucun instant ne se dit-elle que cette voix est bien réelle.
Le regard s’était déporté sur la silhouette de l’Arbre, et intérieurement, elle riait - d’un rire étonné, d’un rire qui faisait un peu mal.

Ah, Kiro. Tu ne cesseras de me surprendre. C’est ce qu’il aurait pu dire, oui. J’espère qu’il en verra d’autres, et qu’il se rappellera de notre Moere.

Mais après une seconde, elle surprit aussi un souffle.
Si léger, qu’il aurait pu être celui de la brise faisant voleter quelques mèches de ses cheveux anthracite.
La brise n’avait jamais pourtant diffusé cette odeur, aussi férocement étrangère que vaguement familière.

Anita se retourna.
Avec des gestes d’une infinie lenteur, elle fit en sorte de préparer l’entièreté de son corps à se tordre à l’exception de sa tête. Le regard serait ce qu’elle poserait en dernier.
Car à quoi bon ? Il n’y aurait là que le même paysage, inchangé et seulement perturbé par son imagination, ou par un tour légèrement plus cruel qu’à son habitude de la part de son facétieux Anaconda.

Le loup gris qui se tenait si proche n’était pourtant pas là avant.
Enfin ; avant, si. Mais un avant trop lointain. Un avant sur lequel elle venait de tracer une croix.

Il est le même, il est si différent.
Cela faisait quelques semaines, et c’était fou comme si peu de temps avait pu le marquer si profondément.
Cela faisait quelques semaines, cela faisait une éternité.

Aucun mot ne lui vint alors qu’elle se leva et s’approcha comme dans un rêve, d’un pas seulement, pour lever une patte qui lui paraissait si lourde.
Elle avait peur, elle savait qu’elle briserait cette image.
Tout comme Piclou avait pu lui rendre une brève visite depuis un autre monde, il avait fini par s’en retourner.
Combien de fois aurait-elle le privilège de voir s’effondrer les frontières entre les réalités ?

Une griffe le toucha, juste une seule, d’un contact si fugace. Là, sous l’oeil qui avait été mort.
Et l’image ne se dissipa pas.

Cette fois-ci ce fut un tremblement qui l’agita, un hoquet qui remonta dans sa gorge et déchira ses babines et se déversa dans un bref rire brisé et informe.

— Ici, il y en a toujours plein.

Un nouveau pas l’amena contre son encolure, la sienne s’y plaqua un court instant.
Pour sentir la chaleur d’un corps qui était bien présent, pour humer l’odeur d’un monde différent qu’il transportait dans sa crinière.
Il ne s’était toujours pas effacé, alors ce devait être vrai.

Pour de bon.

Elle se dit qu’elle était probablement en train de pleurer, de soulagement et d’incrédulité cette fois - mais ses joues étaient sèches, et seul un sourire ne cessait de s’étendre sur ses lèvres noires.
Cela faisait quelques semaines, qu’elle n’avait pas autant étiré son faciès.

L’hybride finit par se détacher, se reculer - elle accusait l’onde de choc mais ne pouvait pas être encore tout à fait apaisée. Il y avait quelque chose qu’elle devait demander, mais elle en avait un peu peur ; ses yeux pourtant fuyaient déjà les siens pour balayer la Moere derrière lui et elle comprenait qu’il lui faudrait savoir maintenant.

— Narcy… ?

La voix râpeuse et sèche dansait d’intonations incertaines, la question était incomplète ; mais elle savait sans l’ombre d’un doute qu’il saurait la comprendre et y compléter les mots qui n’avaient pas besoin d’être dits.

Les iris violets étaient revenus s’ancrer aux siens pour y chercher les prémices d’une reponse, dans ces yeux étoilés avec lesquels il avait bien plus souvent su s’exprimer qu’avec sa voix.

Dis-moi, Dez.
Dis-moi si des deux êtres que j’ai enterré aujourd’hui, tu es le seul à revenir.
J’imagine que c’est impossible, quelque part je sens qu’il sera ici avec toi.

Mais j’ai encore du mal à croire que toi-même tu sois là, alors… Dis-moi.

Narcisse était restée en retrait. Attendant un instant, que les deux puissent se retrouver, avant de lui aussi, faire son entrée. Appuyé contre un tronc, sa patte vient tapoter la tête de son Koridé. L’animal était resté au camp son absence, mais avait été heureux de le retrouver. Lui aussi quelque part. La bête avait beau être la plus trouillarde et craintive qu’il connaissait… sa présence avait quelque chose de rassurant. Comme si rien n’avait changé en quelques mois. Comme rien n’avait changé depuis qu’il était enfant.
Les mères, il les avait cherché au camp, mais aucune trace. Étaient-elles parties vivre à l’écart ? MaAnette avait-elle pu se relever de la mort de Pepper ? Son départ à lui, avait-il contribué à empirer les choses ?
L’Etelkrus n’avait pas réfléchit aux conséquences sur sa famille en partant ainsi. Il ne lui restait qu’à espérer que cela n’avait pas fragilisé les liens qui les unissait.

Tsss… C’était perturbant de pouvoir penser autant, maintenant que la lumière faiblissait. Le Phénix ne pouvait plus se permettre de glisser des remarques agaçantes.
Cela serait bientôt fini. L’Oiseau pourrait bientôt parler de nouveau, s’agacer des futilités de la vie, vouloir dévorer tout ceux qui croisaient son chemin.
Rendre une visite à Kiro était ainsi essentielle.
L’Anaconda qu’il n’avait cessé de prier tout au long du voyage.

Les oreilles se redressent en entendant son nom. Doucement alors il s’approche.
Pour entrer dans la lumière.

Il entend les mots de Désastre.
Oui, ils avaient veillé l’un sur l’autre.
Toujours.

Un silence. Narcisse ne sait pas quoi dire. Il n’a jamais été très habile avec les mots. Ni avec les gestes d’affection.
Son regard trahi sa joie de revoir cette soeur, alors que les babines frémissent, s’étirent presque en un sourire.

Il était de retour.

Suspendue à ses lèvres, suspendue à ses yeux, Anita traquait la moindre étincelle qui s’allumerait.
Dez parlait lentement, de phrases hachées et de mots qui se cherchaient, ça avait toujours été le cas - c’était peut-être pire maintenant.
Alors elle faisait la course avec ses paroles pour les devancer et aller débusquer la réponse à sa source, là où jamais on ne pouvait vraiment mentir, trop épuisée d’avoir attendu quelques semaines pour patienter une seconde de plus.

Ce qui brille dans ses yeux la rassure, quand bien même il parle de son frère au passé.

Le présent vint enfin, juste après. Terminant de lisser son visage et d’apaiser l’agitation qui régnait encore au fond de ses prunelles.
Un souffle qu’elle n’avait pas conscience d’avoir bloqué dans sa poitrine se relâcha, filant à travers ses mâchoires serrées pour rejoindre l’air du printemps.

Il vient, dit-il.
Bientôt.

Et comme s’ils savaient désormais où chercher, ses yeux se détournèrent vers un point derrière lui. Avec bien plus de sérénité que quelques secondes auparavant.
Il y en avait bel et bien une autre, d’ombre. La sienne.
Cette fois-ci elle avait compris qu’elle ne se dissiperait pas, que tout ceci était bien réel.

En parallèle de Dez annonçant une évidence - ils devaient se rendre auprès de l’Anaconda, c’était certain, oui- elle garda un regard rivé vers cette silhouette qui s’approchait et demeurait silencieuse.
Ce visage, il était bien plus abîmé mais elle savait toujours le lire. Cette expression, elle n’avait pas eu le temps de s’altérer. Sur ce frère qui s’allumait si rarement d’émotion positive, il y avait bel et bien un sourire, au moins dans les prunelles dorées si ce n’était au coin des lèvres.

Pour un instant, elle le jaugea ; ils se toisèrent mutuellement, aucun ne brisant ni l’espace ni le silence. Sur le visage d’Anita il n’y avait cependant pas la même pudeur quant à ses ressentis, avec ce sourire qui n’en finissait plus de grandir et les yeux joyeux qui se plissaient à sa suite.

— Narcisse, fils de l’Alpha Anette et de la Prêtresse Sheina. Disciple de Kiro, Epée Etelkrus, et frère disparu sans un mot.

L’on aurait pu croire à un lourd reproche, si au fond de sa voix il n’y avait pas eu ce ton rieur et chaleureux. Elle n’avait jamais été très prompte à cultiver des rancunes, Anita ; et si la douleur de son départ silencieux avait été présente, elle avait elle aussi fini de l’enterrer aujourd’hui.
*Et si ceux qu’elle avait cru partis à jamais s’en était finalement revenus, cela ne serait pas le cas de cette émotion superflue.*

Alors elle bondit et d’un seul saut couvrit la distance, entrant en collision avec Narcy. Si de retenue elle pouvait se forcer à avoir avec le loup gris, c’était un honneur qu’elle n’offrirait probablement jamais à son frère. Ils étaient nés du même ventre, s’étaient battus pour la même mamelle, avaient chahutés avec la même véhémence, et cette proximité lui serait toujours rappelée.
De ses deux pattes elle s’accrocha à son cou, quand son museau trouva place près de l’une des hautes oreilles.

— Ne refais plus jamais ça.

Cette fois-ci, ça sonnait presque comme une menace.
Mais… Merci, d’avoir veillé sur lui.
Et merci, d’être revenu.

La louve finit par se détacher, reculant d’un pas pour les ravoir tous deux sous son regard et pouvoir les couver de celui-ci.
Maintenant qu’elle avait été rassurée de n’être pas face à des illusions, maintenant que des morceaux du passé étaient venus se raccrocher à son présent…
Il lui faudrait les mener à celui qui tous trois les bénissait de la même lumière. Lumière qui s’était en effet amenuisée tant dans l’oeil que dans le bijou, elle venait tout juste de le remarquer.
Mais qui ne s’était pas éteinte, malgré la distance.
Elle n’avait pas besoin de leur demander pour savoir qu’ils n’avaient jamais cessé de croire en Kiro, quand bien même ils en étaient partis si loin, de son Arbre.

— Je vais vous emmener le voir.

Et comme pour justifier qu’elle les y accompagne, eux qui connaissaient pourtant si bien la route, elle ajouta.

— Je suis… Devenue sa Prêtresse. MaSheina l’est toujours aussi, tant qu’elle le voudra. Je le savais depuis quelques temps, en réalité, avant même que nous partions au Nord. Désolée, de n’avoir rien dit.

Elle savait qu’elle n’avait pas à s’excuser, pourtant le fit quand même, alors même qu’elle leur sourit encore une fois.

Kiro était de leur famille à eux tous, dépassant les liens de sang ; et garder des secrets dans une famille était toujours un lourd tribu.

Son corps pivota un peu difficilement, marquant un léger blocage quand il fallut se détourner d’eux - dernière réminiscence de peur à l’idée qu’ils disparaissent quand elle aurait le dos tourné.

Mais cette peur se dissipa vite en les entendant entamer le chemin à sa suite, et seule la sérénité vint se loger dans sa poitrine.

Un silence. Chacun s’observe, sans baisser le regard. Puis finalement, Anita prend la parole. Les mères. Le dieu. Le rang. L’absence. Les oreilles se couchent sur son crâne. Narcisse avait pris la peine de prévenir ses mères, ne serait-ce que rapidement avant de partir retrouver Désastre, mais ses soeurs, il ne les avait pas cherché. Parce que les deux, pouvaient se montrer têtues. N’auraient-elles pas insister pour l’accompagner ? N’auraient-elles pas tenté de le retenir ? Et qu’auraient-elles vu alors ? Le Serpent et le Phénix s’affrontant.

Et le contact.
Ses yeux analysent le mouvement, il sent son poil gonfler, lui qui était si peu habitué au contact. Mais il ne bougerait pas. Pour son absence, il devrait payer, c’était une forme de punition que de céder à l’étreinte de sa soeur, ne pas la repousser pour éviter de la blesser.
L’avertissement lui parvint. Narcisse baisse les yeux, son regard transmettant un message silencieux, que la louve ne pourrait comprendre. Qu’importe.

Je ne t’abandonnerai plus Anita. Plus jamais.

Finalement le contact est rompu, le regard se pose un instant sur Désastre, avant qu’ils ne suivent Anita. Cette dernière leur apprend qu’en leur absence elle est devenue prêtresse de Kiro aux côtés de leur mère. Surprenant. Il ne s’offusque pas qu’elle ne leur ai rien dit avant leur départ dans le Nord. Tellement de choses s’étaient passées à ce moment.

Ensembles, ils entrent dans le temple.
Ensembles, ils se rendent auprès de leur dieu.

Il avait l’impression de n’avoir jamais quitté le temple. Que toujours en leur absence, Kiro avait veillé sur eux. Et il se rappelle être venu ici avec Pepper, pour son épreuve. Celle du temple perdu empli de piège. C’était bien avant que le Nord ne devienne une menace. Avant que la Reine Bleue ne les quitte. Avant qu’ils ne partent.
L’assassin observa la statue.

Nous sommes de retour Kiro.

Lancée vers l’avant qu’elle était, elle ne vit pas le visage du loup gris rester lisse de tout étonnement.
La réponse audible, ce simple D’accord, était d’une banalité rassurante et le manque d’émotion en ce mot n’éveilla rien de particulier chez elle.
Car c’était la même chose que d’habitude.

Et peut-être que si elle l’avait vu rester de marbre, peut-être, oui ; se serait-elle alors posée des questions.
Mais déjà il avait embrayé sur d’autres mots qui la firent sourire - amenèrent même une légère chaleur à ses joues. Sa place, oui. Bien plus que celle d’Alpha.
Le sang d’une Prêtresse coulait dans ses veines, et quand bien même celui d’une meneuse également, ce n’était pas tout à fait la même chose. Peut-être qu’une partie du lien indéfectible qui unissait Sheina à Kiro s’était transmis à elle, et elle n’avait pas douté un seul instant que le choix de l’Anaconda de faire d’elle sa deuxième puis future Prêtresse puisse être malvenu.

Après le premier instant de choc, c’était paru comme une évidence.

Le chemin n’était pas long jusqu’au temple, et tous trois pénétrèrent ensemble dans ce havre de paix qui sentait l’humidité, la terre et une multitude d’autres fragrances venues tout droit du coeur du continent.
Anita inspira ces odeurs, les laissa l’envahir avec plaisir.

Elle jeta un regard aux deux enfants perdus qu’elle ramenait au nid, à leurs regards qui déjà s’ancraient à la statue.
Puis elle s’avança, allant poser les deux pattes sur le rebord de la fontaine et effleurer le liquide sacré du bout de la truffe.

— Kiro… Regarde qui voilà.

Deux âmes qui n’ont cessé de briller d’Or malgré la distance.
Deux âmes sur lesquelles je t’ai demandé de veiller, deux âmes qui auront finalement suivi ta lumière pour te revenir.
Des ondulations naissaient sous son souffle, perturbant la surface lisse et jaune.

— Accueille-les à la maison.

Un murmure, destiné à aller se noyer dans les profondeurs luminescentes.

La voix d’Anita résonne dans le temple, brisant le silence. Les yeux dorés se posent sur la fissure dans le mur, celle où il avait vu un nombre innombrable de fois sa mère s’y glisser. MamAnette aussi lorsqu’elle venait. Puis eux. Narcisse revoyait les quatre louveteaux se chamailler pour être le premier à sortir. C’était la maison, là, à deux pas.
L’Anaconda apparaît, avec cet air taquin qu’il ne semblait jamais abandonner. Entendre de nouveau la voix du dieu, était chose étrange.
Ma prêtresse.
C’était chose troublante pour Narcisse qui ne pouvait s’empêcher de froncer les sourcils. Il lui faudrait du temps pour s’habituer. De même qu’il aurait besoin de temps pour accepter que désormais ce n’était plus Pepper et Anette aux commandes. L’hybride ne bouge pas lorsque la griffe vient tapoter son glowstick. Oui, ils étaient partis sans même dire au revoir à l’Anaconda. Il est vrai que là-dessus, ils n’avaient pas vraiment bien géré la situation… Les regard soutint celui du dieu.
Narcisse ne partirait plus.
Plus jamais sans en avertir les siens ou son dieu.
Car il n’en avait aucune raison.

Copain. Nakhus. Pièce.
Par les dieux.
La queue féline se balance nerveusement. Personne n’était au courant de ce… cet instant passé aux côtés du Nakhus. Personne sauf Kiro. Voilà que maintenant il disait cela devant Anita. Narcisse sentait déjà que sa soeur n’allait pas le rater à ce sujet.
Le museau s’incline, en gage de remerciement, ainsi que pour accepter la demande.

« — Je trouverai de quoi te divertir Kiro. »

Déjà Désastre promet de danser tous les jours ici. Danser ? Narcisse avait bien du mal à imaginer la scène, du coin de l’oeil il observe son ami en haussant un sourcil.
Après tout, ils excellaient dans une agilité bien différente eux deux.

L’apparition de Kiro fut haute en couleurs - comme à son habitude.
Mais aussi en émotions.
Après un bref rire lorsque l’Anaconda s’adressa à elle pour débuter, elle se mit en retrait pour laisser les deux enfants égarés se retrouver avec lui. Après tout, c’était leur moment à eux.

Le Dieu Serpent s’amusa d’eux, joua un peu avec leurs émotions - derrière chaque phrase d’apparente gravité, elle sentait bien que la colère ne trouvait là aucune racine. Il se contentait de les cuisiner un peu. Et cela avait un peu plus d’effet sur l’un que sur l’autre.
Depuis son recoin d’obscurité, le visage rieur et le coeur toujours serré de ce mélange d’émotions trop fortes et trop rapprochées, Anita observa la réunion se jouer sous ses yeux comme une scène au script bien ficelé tant les actions et réactions en paraissaient à la fois tant étonnantes que naturelles.
Avec l’indescriptible impression, au fond d’elle, que les choses revenaient à la normale.
Même si elles ne seraient jamais tout à fait comme avant, bien entendu.

Il manquerait toujours Pepper ou bien Piclou, il manquerait toujours l’époque où ses mères paraissaient aptes à soulever la terre et les montagnes avec, il manquerait toujours l’insouciance de ses escapades avec Axie et tant de choses encore qui ne vivaient plus que dans ses souvenirs.
Mais tout cela était la marche habituelle du temps. Un rouage éternel et écrasant qui jusque là l’avait épargnée de nostalgie ou de mélancolie.

Mais sans ces deux-là, qui avaient filé entre les engrenages sans en respecter l’usage… Elle avait eu la sensation de ne plus pouvoir fonctionner correctement.

Il avait manqué deux petites pièces à sa complexe machinerie à elle.
Ils n’étaient pas tout à fait volatilisés ; ils étaient de ces objets dont on était persuadé de les avoir perdus bien trop proches pour faire totalement une croix dessus.
Et pile quand on se soumettait enfin à l’idée de les avoir égarés pour de bon, ils réapparaissaient, à un endroit où l’on n’avait plus besoin de chercher tant on était certains de l’avoir déjà fouillé de fond en comble.

Le reste de la scène se joua dans un flou artistique sur lequel elle n’arrivait plus tout à fait à se concentrer, la gorge serrée par l’émotion.
Toujours incrédule, au fond, que cela soit en train d’arriver pour de vrai.

Ses oreilles ne tiquèrent que lorsque Kiro mentionna la rédemption qu’il souhaitait pour Narcy, en une pièce jouée avec un Nakhu et dont l’image ainsi que le désarroi de son frère ne manquèrent pas d’étirer ses lèvres en un plus franche sourire - il aurait tout de même été dommage de manquer ce bout-là, mh ? Il faudrait qu’un jour elle lui demande plus de détails.
Quant à Dez, il danserait.

Ses yeux violets se posèrent sur lui, sur son corps tout entier subjugué par l’Anaconda. Elle l’imagina Serpent à Plumes, le revit qui tournoyait dans les airs au-dessus de la glace rougie de sang, puis se tordant au sein du brouillard près des sources.

Cela devait être beau, de faire danser pareille créature.

Ravi, leur Dieu laissa son énergie dorée s’insuffler à nouveau dans ceux qui s’étaient égarés mais étaient finalement revenus. De toute la force du soleil le jaune brilla d’une vigueur renouvelée dans le temple, alors que se dissipait Kiro.

Les laissant tous trois, entre dévoués mortels.

Bien vivants, et bien décidés à le rester longtemps encore, pour faire étinceler sur eux la couleur de l’Anaconda aussi longtemps que le Temps le leur permettrait.