« Les retrouvailles tant attendues » [Ft. Ajani]

« Les retrouvailles tant attendues »
Rhaegar

Presque entièrement remis de sa blessure, Rhaegar se préparait déjà à rejoindre Nugget pour organiser avec elle leur prochaine quête à la grève gelée. Il toussait encore un peu mais heureusement son pelage s'était un peu épaissi depuis qu'il avait quitté l'ancien territoire caniculaire des Lazulis, le froid qui avait mordu ses muscles avait poussé son corps à s'adapter aux nouvelles températures. Serais-ce suffisant pour y retourner ? Peut-être devrait il s'équiper un peu plus pour s'assurer que tout se passe bien une fois sur place, après tout on était jamais trop prudent avec les vents glacés de la banquise.

Et puis cet animal gigantesque qui lui avait presque arraché l'épaule.. D'où venait-il ? Et surtout qu'est-ce qui l'effrayait à ce point lui qui était si énorme ? Il doit probablement être au fond de l'eau dans un glaçon maintenant, la glace n'aurait jamais pu supporter son poids. C'était tout de même alarmant, Nugget et les autres avaient sûrement déjà dû prévenir les Nakhus du danger et il espérait qu'ils seraient plus nombreux la prochaine fois. Rhaegar leva les yeux vers une traînée de nuages, songeur. Il avait très peu entendu parler des Nakhus dans sa meute, il savait seulement qu'il s'agissait d'une meute neutre et pacifique et depuis son arrivée il avait pu croiser quelques membres qui avaient confirmé ce descriptif. En revanche, il ignorait toujours qui était leur alpha ou plutôt « l'oracle » comme ils l'appelaient, c'était d'ailleurs bien étonnant qu'il ne l'ait toujours pas croisé depuis son arrivée. Une chose est sûre, il devait être bien tolérant pour accepter une pirate vagabonder sur ce territoire. Lewis n'avait rien de dangereux mais elle possédait des gènes qui la reliaient à la mer et les Readers n'étaient pas réputés pour tolérer les trahisons, alors il y avait un risque de les voir débarquer un jour pour la tuer.

Il s'arrêta près d'un arbre et admira silencieusement des petits jouer un peu plus loin. Leurs rires tintaient chaleureusement et cela apportait un peu de réconfort à son cœur glacé, ils lui rappelaient ses petites sœurs au temps où tout n'était pas encore noyé de désespoir et de chagrin. Il sourit sereinement, un jour il ramènerait une paix similaire sur son territoire natale, il s'en était fait la promesse.

Les derniers jours avaient été plutôt agités. Entre les préparatifs de l'ambassade imminente chez les Raeders, l'étrange présage de Yurai, et l'arrivée de blessés qui leur avaient apporté de bien inquiétantes nouvelles, l'esprit de l'Oracle avait eu du grain à moudre. Maintenant qu'ils avaient de nouvelles informations, il craignait que le message envoyé par sa déesse n'y soit lié. D'étranges créatures étaient apparues à la Grève Gelée, rien toutefois qui ne ressemblât au monstre de sa vision. Toutefois, rien ne disait que ledit monstre ne suivrait pas, puisqu'on leur avait rapporté que les grandes créatures ne semblaient pas agressives, mais paraissaient plutôt fuir quelque-chose. Il commençait à songer sérieusement à retourner demander conseil à la Corneille avant de se rendre chez ceux qui partageaient son sang, mais il hésitait encore. Après tout, c'était son rôle en théorie de savoir interpréter les signes qu'elle lui envoyait. Peut-être avait-il manqué un détail dans la vision qui avait été la sienne ? Il préférait prendre encore un peu de temps à rejouer en boucle dans son esprit ces images terrifiantes.

Il avait passé la nuit à méditer à l'Eglise à ce sujet, mais avait décidé ce jour-là de retourner au Dédale pour être auprès des siens, et également d'adresser quelques mots - et peut-être quelques questions - aux blessés qui avaient débarqué à leurs portes. Il ignorait tout de leur identité, mais la moindre des choses lui paraissait tout de même de leur faire un accueil, même modeste. Il représentait les Nakhus après tout, et leur douce hospitalité, leur confiance, leur oreille attentive et leurs pattes prêtes à aider. Il avait donc arrangé un peu son pelage ébourriffé, passé une patte dans sa lourde crinière, et avait quitté le temple pour rejoindre son clan.

Il croisa un groupe de petits qui babillaient en se poursuivant, ce qui lui arracha l'ombre d'un sourire. L'âge n'arrangeait pas son attahcment aux enfants et le côté extrêmement protecteur qu'il avait à leur égard. Il ne savait trop si c'était là quelque-chose de naturel, ou si ce qu'il avait vécu lors de l'enlèvement de Moineau et Kerguelen en était à l'origine. Il ne songeait pas encore à avoir ses propres enfants, peut-être parce qu'il y avait déjà tellement de petites têtes au clan que son instinct paternel en était déà comblé. Mais il ne faisait aucun doute que l'idée finirait par lui trotter dans la tête un jour ou l'autre.

Alors qu'il tournait à nouveau la tête dans la bonne direction, une silhouette attira son regard. Postée sous un arbre solitaire, contre le vent, ce qui ne lui permettait pas de flairer son odeur, elle le fit se figer sur place. Cette silhouette était comme un fantôme, le fantôme de quelqu'un qu'il avait connu dans sa prime jeunesse. Il secoua la tête, cilla, mais elle ne disparaut pas. Rhaegar.

Alors que sa massive silhouette se mettait en branle pour avancer vers lui d'un pas mesuré, ses pensées allaient à toute allure. Que faisait donc le Lazuli - ou ex-lazuli - ici ? Faisait-il partie des blessés qui leur étaient arrivés de la Grève ? Son état allait plutôt dans ce sens. Quelle drôle de coïncidence qu'ils se retrouvent maintenant, bien plus âgés et bien différents. Ils s'étaient aperçus, alors que le Dôme s'étendait sur les terres Lazulis, dans une scène dont il avait bien du mal à se rappeler les détails et qui avait abouti à la disparition de Moineau.

La tête basse mais les oreilles redressées, il lança un jappement pour attirer son attention juste avant d'arriver près de lui.

"Je ne m'attendais pas à te trouver ici." Lança-t-il sans animosité, en posant sur son congénère son regard de glace.

Il avait changé, mais pas tant que ça. Disons qu'il avait évolué comme le laissait pressentir sa carrure d'adolescent, en une bête massive et carrée, aux muslces dessinés sous son pelage sombre. L'ours noir.

Rhaegar

Un bruit le fit presque sursauter derrière lui, une tonalité rauque qui aurait pu faire croire à un grondement hostile et qui le fit relever d'un coup. Le vent était contre lui et le fait qu'il ait été détaché un court instant de la réalité par le bercement des rires enfantins ne lui avait pas permis de détecter la présence d'un arrivant. Les muscles tendus, ses prunelles vairons se figèrent sur le lion blanc et son cœur manqua un battement. Etait-il entrain de rêver ? Rhaegar resta aussi silencieux et immobile qu'une pierre un bon moment avant de finalement plisser les paupières.

Ajani.

Comme un murmure dans sa tête, une sensation de joie qui se transforme doucement en colère intense. L'ambre de son œil encore intact brilla d'un feu ardent alors qu'il sondait le bleu glacial du pirate de son enfance.

Je t'ai enfin retrouvé.

Sa tête baissa doucement et son échine gonfla derrière lui, énorme masse de fourrure hirsute qui surpassa ses larges épaules. Les pattes écartées, ses griffes s'enfoncèrent dans la terre et sa queue se releva derrière lui, imposante et provocatrice. La reconnais-tu, Ajani ? Ce regard là, cette haine. C'est celle qu'il portait ce même jour, alors que vous étiez séparé d'un dôme.

Sauf que cette fois-ci, il n'y a plus rien entre vous pour le retenir.

Et pourtant, alors que le grondement grandit dans sa gueule fermée, que son cœur sonne comme un tambour dans sa poitrine et fait vibrer ses veines jusqu'à ses tempes, il reste là, immobile à l'attaquer par son simple regard. Cet être qu'autrefois il considérait comme un ami.
Et qui l'avait trahi.

Tu es bien loin de ton île, Ajani. Cette fois-ci, aucun dôme ne pourra te protéger. Peste l'ours noir d'une voix menaçante et rauque.

Son large museau se rida et les cicatrices sur ses babines s'écartèrent pour laisser apparaître des trous béants là où siégeaient autrefois d'imposantes canines. La douleur est si grande dans son cœur, il le sent se serrer et cela l'enrage plus encore. De nombreuses années il avait cultivé cette colère contre Ajani et s'en était servi pour progresser, pour devenir plus fort. Il s'était juré qu'un jour, il se rachèterait et vengerait ses compagnons. Plus question de fuir désormais, ce jour, c'est aujourd'hui.

D'un bond, son corps massif se propulsa en avant et souleva un voile de poussière derrière lui. L'espace qui les séparait n'était pas bien grand et esquiver son attaque était impossible pour un loup de sa corpulence, ils étaient tous deux des canidés imposants à la force colossale mais à la rapidité réduite. Ses pattes allèrent directement sur les épaules du lion blanc et il le plaqua violemment contre le sol.

Tu vas enfin payer pour ta traîtrise ! Gronda le loup sombre en rugissant devant la gueule du pirate.

Dès lors que le regard flamboyant du loup se posa sur lui, il sembla se transformer. Un instant auparavant d'apparence apaisé, il se redressa soudain. Son échine se redressa, tout son poil sembla se gonfler alors qu'il se crispait soudain. Le lion blanc sous estima grandement la colère qui naissait en lui, alors même que son glowstick distillait dans l'air les échos de ce qu'il ressentait. De la surprise, certes, mais une surprise plutôt positive. Il avait en mémoire les moments qu'ils avaient partagé ensemble, qu'il avait partagé avec celui qui lui ressemblait bien plus que tous les loups qu'il avait pu rencontrer auparavant. Sur Morne-Oeil, l'adolescent n'avait eu que sa jeune soeur comme compagnie, et les adultes. Ce lazuli qui avait à peu près le même âge, la même carrure, la même espièglerie aventurière des jeunes âges avait exercé sur lui la fascination de l'inconnu, l'envie de découvrir d'avantage que ce qu'il y avait simplement sur son île. D'une certaine manière, cela avit pu contribuer à la pichenette qui l'avait mis sur le chemin qu'il suivait désormais. Il aurait presque pu lui sourire, s'il avait été un loup plus expressif, tant c'était presque absurde de voir le voir resurgir, mais tant cela l'emplissait de joie.
Mais happé par ses propres émotions, il ne vit pas venir l'accès de fureur de son congénère.

Il se tendit lorsque les mots de Rhaegar résonnèrent, que ses oreilles se dressaient légèrement pour en capter l'essentiel avant ce qui allait suivre. Traître. Ce fut ainsi qu'il le qualifia, avant de lui sauter à la gorge. Pris au dépourvu, le lion blanc n'eut d'autre choix que d'encaisser. Généralement, cette décision ne comportait que des risques modérés, car sa carrure massive le lui permettait sans le mettre dans une trop mauvaise posture. Là cependant, il faisait face à une bête de sa taille. Il eut le souffle coupé par l'impact, et se retrouver projeté au sol. Son crâne vibra en heurta la terre, durcie par les beaux jours, avec violence et il sentit les griffes de l'ours noir se ficher dans ses épaules alors qu'il le plaquait au sol. Il sut alors qu'il n'avait que très peu de temps pour réagir. Il prit le temps de calmer la tempête de ses pensées, quand bien même son coeur battait la chamade sous l'effet de la surprise, et son glowstick pulsa plus fort, trahissant ladit surprise, mais aussi quelque-chose de plus paisible que tout ce qui pouvait visiblement habiter l'esprit de son adversaire. Leurs regards se croisèrent, et la haine brûlante des yeux de Rhaegar rencontra avec fracas la paix qui régnait dans les prunelles de glace d'Ajani.

D'un coup d'épaule, profitant d'un minuscule élan de déséquilibre, d'un petit instant de suspend, le lion blanc banda ses muscles et, l'adrénaline aidant, parvint à se dégager de l'étreinte féroce de l'ours noir. Il roula sur le côté, grimaçant lorsque ses épaules blessées heurtèrent le sol, et se redressa d'un lourd coup de reins. Il ne s'enfuit pas, n'attaqua pas en retour, et se contenta de se planter sur ses pattes pour lancer d'une voix que le souffle coupé avait rendu un peu plus rauque :

"Traîtrise ?"

Il y avait bien des loups qui pouvaient le qualifier de traître, mais il tombait des nues en entendant ce patronyme entre les crocs de Rhaegar. Lui était un ancien Lazuli, et il aurait plutôt cru qu'il considérerait son départ des pirates, haïs de toutes les meutes, comme une chose positive. Visiblement c'était loin d'être le cas.

Il redressa légèrement la tête et adressa un signe du menton aux loups qui se trouvaient non loin, un adulte et les petits babillants, qui s'étaient immobilisés à l'assaut du grand loup noir sur leur oracle. Pour leur indiquer que tout allait bien. Un instant plus tard, l'adulte ramenait entre ses pattes la couvée déjà grande et ils s'éloignaient un peu. Ajani secoua la tête et reposa les yeux sur Rhaegar. Contairement à son compère, son langage corporel était loin d'être agressif, malgré l'attaque qui venait d'avoir lieu et la très forte probabilité qu'elle soit suivie d'une autre. Il se tenait droit, calme roi sur ses terres, comme s'il n'en craignait rien.

"De quoi parles-tu ?" Ajouta-t-il, un peu plus posément. "Si tu es là pour me tuer, ce que je te déconseille toutefois, j'aimerais savoir pourquoi."

Car ce n'était pas vraiment une bonne idée, et surtout cela entachait sérieusement ces retrouvailles inattendues. Il se tenait les muscles légèrement tendus, les oreilles pointées vers l'ours devant lui. Son état lui apparut alors bien plus qu'il n'avait pu le faire un instant auparavant, et lui inspiré un mot : usé. Le corps de Rhaegar était strié de cicatrices, notamment sur son épaule qui avait été salement amochée. Son pelage était hirsute, et quelque-chose brillait dans son regard, plus las que de la colère. Même si la vie avait laissé sur le corps du blanc quelques marques, notamment son oreille déchirée et sa cicatrice - ironiquement symétrique - sur l'épaule, vestige de l'attaque de la Bête, il avait l'impression d'avoir vécu de manière un peu moins éprouvante.

Rhaegar

Quelle est cette sensation, cette aura mystérieuse qui l'apaise comme la caresse d'une mère ? Il sent étrangement une présence paisible venir le couvrir et le consoler, mais il ignore d'où elle vient. Il se sent horriblement frustré et ses pupilles vairons se nimbent d'une pellicule d'eau. Toute cette haine qu'il a cultivé depuis de nombreuses années se transformait progressivement en une amère tristesse. Son regard toujours fiché dans celui de son ancien ami semble meurtri, les crocs serrés démontrent à quelle point il lutte, à quelle point la colère est persistante dans son cœur. Cet instant de faiblesse se retourna contre lui et le lion blanc se dégagea de son emprise, repoussant les grosses pattes de Rhaegar. Les muscles encore gonflés, il avait envie de lui déchiqueter la carotide mais la lutte à l'intérieur de son être lui prenait beaucoup trop d'énergie. Était-ce lui qui lui infligeait ça ? Ou le dieu de ce territoire pacifique ?

Sa queue fouetta l'air derrière lui et il gronda dans son coin, rugissement rauque contenu dans sa gorge comme celui d'un félin enfermé dans une cage.

TE FOUS-TU DONC DE MOI ? Hurla-t-il, les prunelles brillantes.

Ses griffes malaxèrent la terre sous ses pattes et il remua sa tête de gauche à droite, comme pour chasser cette sensation qui essayait de le calmer. Son souffle rapide se ralentit et devint fort, long comme celui d'un cheval essoufflé.  

Je te faisais confiance.. Ajani.

Son regard se tourna sur le côté pour cacher sa tristesse, mais sa voix elle, restait dure et sévère.

N'essaie pas de le nier.

Les souvenirs fusent dans sa tête au même rythme que les mots s'articulent.

Si je n'avais pas été aussi naïf en t'accordant ma confiance, rien de tout ceci ne se serait passé. La guerre, la mort.. La destruction de ma meute et de ma famille.

Son regard retourna vers le lion, accusateur. Il était rongé par la culpabilité. Les mots de sa mère lui revinrent à l'esprit et il chassa cette mauvaise estime d'un claquement de mâchoires. C'était lui le coupable, lui qui s'était joué de sa personne. Il devait payer, c'était le prix à payer pour que plus personne ne le trahisse.

D'un nouvel assaut, il se jeta droit sur le lion blanc avec l'espoir de lui foutre une baffe légendaire avec son élan.

Le grand loup se tendit un peu plus lorsque devant lui l'ours rugit à nouveau. Il s'agita, battant de la tête, de la queue, labourant le sol de ses larges griffes. Ajani se prit à espérer que les mots surgiraient avant son prochain assaut, ce qui était loin d'être une certitude. Il s'efforçait de garder toutefois une figure calme, et surtout - oh, surtout - de maîtriser les émotions qui jaillissaient avec un peu plus de chaos dans son esprit. Si Rhaegar repoussait sa colère, lui repoussait loin la joie qu'il avait espéré éprouver en le revoyant un jour. Il ne lui associait que de bons souvenirs - ou presque, en vérité l'un était encore nébuleux - et surtout en comprenait exactement de quoi il l'accusait. Il lui faisait confiance. Les mots étaient à la fois touchants et blessants. Touchants parce qu'ils étaient l'expression d'une chose sincère qui avait été. Blessants parce qu'ils signifiaient que cette chose n'était plus. Mais il n'eut pas le temps de s'attarder sur ces phrases, car le suivantes surgirent, toujours plus étranges, le faisant de plus en plus tomber des nues.
Il lui faisait porter la responsabilité de la destruction des Lazulis ?
Mais par quel miracle en était-il arrivé à cette conclusion ?

Il redressa légèrement la tête de désarroi. Dans les hypothèses rapides qui se succédaient dans son esprit, celle qu'on l'accuse d'avoir provoqué tout ce qui s'était passé chez ses voisins ne figurait clairement pas en tête de liste. Et pour cause. Jamais il n'avait eu d'autres contacts avec les lazulis que lorsqu'il connaissait Rhaegar, jamais d'autres moments partagés avec lui que ceux qu'ils avaient passés à leurs découvertes adolescentes, à la recherche d'aventure et d'interdits. A peine eut-il le temps de se faire à cette accusation et de tenter de comprendre pourquoi que déjà, la massive silhouette en face de lui se remettait en branle. Cette fois-ci, il ne refit pas l'erreur qu'il avait faite un instant auparavant et bondit sur le côté pour éviter le coup de patte ou de crocs qui lui était destiné. Ses entraînements avec Eva avaient eu l'avantage de développer un tant soit peu son agilité - si on pouvait l'appeler ainsi, disons qu'il était peu moins lourdaud qu'auparavant. Il se réceptionna sans grâce pour se retrouver au plus vite campé sur ses jambes, les oreilles cette fois-ci rabattues contre son crâne. Il s'était grandi, l'échine légèrement hérissé sous son épaisse tignasse, mais surtout a tête plus basse et la queue plus haute. Il était un Nakhu, mais il n'en demeurait pas moins un loup capable de se défendre. Il n'esquiverait pas éternellement les coups de l'ours sans les rendre. Les techniques dont lui avait parlé Eva, et qu'il avait u à l'oeuvre sur son propre corps, passèrent rapidement dans ses pensées. Serait-il capable d'immobiliser de cette manière Rhaegar, en faisant moins usage de force ?

"Je me sais responsable de bien des maux... Mais je n'ai jamais rien fait qui ait nuit aux Lazulis." Lança-t-il d'une voix un peu plus rauque, un peu moins chaleureuse. "Par quel moyen aurais-je bien pu te trahir, ou trahir ta meute ?"

Il lui fallait des explications plus solides. Il resta les muscles bandés, plus méfiants qu'un instant auparavant, sans craindre toutefois son congénère. L'image de leur adolescence s'effritait doucement au profit de quelque-chose qu'il n'appréciait pas beaucoup, qu'il ne voulait pas venir voir remplacer ce qui était.

Rhaegar

Son adversaire fut bien plus rapide que la fois précédente et le coup porté par Rhaegar ne fit que brasser de l'air inutilement. Nerveux et agacé, le loup sombre grinça des dents en se retournant. Ils étaient tous deux face à face en position de duel désormais, le lion blanc contre l'ours noir. Devant l'incrédulité de son ancien ami, Rhae s'immobilisa et tenta de garder son calme. La maîtrise de soi, voilà ce que lui avait enseigné son mentor.

Les oreilles verticalement dressées, il ferma les paupières et prit le temps de prier silencieusement au plus profond de son esprit.

Pour toi, Ao. Parce que tu es la déesse de la volonté mais surtout de la force mentale. Je dois te faire honneur pour espérer un jour porter ta couleur.

L'impulsivité, voilà un trait qui le rapproche plus intimement de la dragonne, mais qui se doit de contrôler pour ne pas devenir la brute sans cervelle que dénonce Mido.
Ses paupières se ré-ouvrirent et il cracha ses mots durement entre ses crocs serrés.

Si ce n'est pas toi qui les a guidé, comment ont-ils su pour l'île aux roses alors ?

Pour ce cœur dont même les Lazulis ignoraient l'existence jusqu'à son vol. Il se devait d'éclaircir les choses et de mettre un point à cette histoire.

Peu de temps après que je t'ai fait visité l'île, les tiens sont venus dérobé son trésor.

Le feu de la guerre embrasa sa pupille d'ambre, alors qu'il se remémorait les dégâts, les blessés.

Tu n'imagines pas les conséquences de cet acte.

Son regard se baissa, d'abord peiné, puis rapidement enragé. Sa queue fouetta l'air brutalement derrière lui, il se retenait de bondir à nouveau, ses muscles gonflaient à vu d'oeil. Il entama quelques pas en cercle autour du chef Nakhus pour garder un minimum de contrôle, aussi agité qu'un lion en cage.

Tu es le seul pirate à avoir visité l'île avant l'attaque, Ajani. Gronda-t-il avec un calme menaçant.

Confesse toi lion blanc et je pourrai enfin proclamer ta sentence.

Au moins sa réaction eut-elle le mérite de figer durant un instant les gestes de l'ours noir. Tout en muscles, fourrure hérissée et fureur retenue, il était campé devant l'Oracle. Ce dernier le vit abaisser ses paupières et d'une profonde inspiration gonfler son large poitrail, comme pour tenter de se calmer. L'espoir rejaillit. Peut-être n'étaient-ils pas destinés à se battre jusqu'à ce que cette rencontre s'achève, après tout. Durant ce bref silence, Ajani resta de marbre, guettant la moindre des actions ou réactions de Rhaegar. La sensibilité que lui avait offert son statut d'Oracle auprès de Yurai capta dans l'esprit tourmenté qui lui faisait face des ondes de colère, mais pas que. Semblait sy' mêler quelque-chose comme de l'ambition, des blessures, de la déception. Ce don était limité, naturellement, puisqu'il ne consistait pas en son pouvoir-même, et il était incapable de connaître la raison de ces semblants de ressentis. Cependant cela le conforta dans l'idée qu'une fois le dialogue établi, peut-être que la fureur de l'ours laisserait place à quelque-chose de moins dangereux pour tout un chacun.

Ses mâchoires serrées finirent par se déverrouiller pour cracher quelques mots, qui éclairèrent le tableau jusque là mystérieux. Oh. C'était donc ça. Il n'ignorait pas en effet que la dernière cible des Raeders avait été l'Île aux Roses, mais lui n'avait pas participé à cette offensive. Il avait déjà fait son choix alors, déjà choisi d'abattre ses griffes sur Creek plutôt que sur Volstein, scellant ainsi son destin ailleurs que sur Morne-Oeil. Ses oreilles frémirent. Peu de temps auparavant, il avait montré à Rhaegar l'île des pirates, et ce dernier l'avait emmené jusqu'à l'Île de Moiro, dans des expédition secrète et chargées de l'adrénaline qu'apportait l'interdit. Les Raeders et les continentaux se détestaient, et pénétrer sur les terres de l'un ou de l'autre pouvait être très dangereux. Il n'avait jamais soupçonné que Rhaegar puisse en avoir déduit qu'il avait profité de cet instant pour enregistrer des informations et les utiliser ensuite, lui mettant ainsi un vigoureux coup de crocs dans le dos. L'idée même que l'on puisse songer ça de lui était à la fois déplaisante et attristante.

Rhaegar continua de parler, même si les choses étaient claires désormais. Son corps puissant se décolla du sol avec lenteur pour entamer un cercle autour de l'Oracle, qui redressa légèrement la tête, la figure plus sévère.

"Je n'ai jamais parlé à personne de nos rencontres, ou de ce que j'y ai vu." Répondit-il simplement, en faisant un pas de côté pour tourner la tête et planter son regard dans les prunelles brûlantes de Rhaegar.

Les mots de Rhaegar l'interpellaient cependant. Il n'était pas sans savoir que lameute lazuli avait implosé durant les années précédentes, mais il ne pensait pas que l'attaque des Raeders en avait été à l'origine.

"Les Raeders n'ont pas été guidés par un loup pour trouver les Coeurs." Ajouta-t-il. "Ce sont les forces de l'Océan, dieux, démons, je n'en suis pas certain, qui les ont appelés. Et je n'en faisais déjà plus partie à ce moment-là."

Mais c'était une longue histoire à raconter, que la sienne. Il prit le risque de faire le premier pas vers une conversation moins tendue en détendant légèrement les muscles et en secouant la tête, avant de demander plus doucement :

"Que s'est-il passé après ça ?"

Rhaegar

Les crocs grincèrent sous ses babines recouvertes de vilaines balafres et ses pas devinrent plus brutaux à mesure qu'il tournait autour du lion blanc. Ajani avait beau lever la tête avec fierté et parler avec le calme le plus contrôlé, rien ne prouvait sa sincérité. Le cœur de Rhaegar était beaucoup trop noirci par les émotions pour y voir une quelconque vérité.

Foutaises. Rétorqua-t-il simplement entre ses mâchoires serrées, balançant un regard accusateur sur l'oracle.

Les excuses continuèrent de débiter de la gueule du Nakhus et Rhaegar gronda, bondissant de quelques mètres pour finalement reprendre sa marche circulaire.

Il n'y a aucun dieu de l'océan Ajani car sinon vous ne seriez pas tous maudit autant que vous êtes. Pesta-t-il avec mépris.

Il lui fallait bien plus que des paroles pour soulager son cœur, il lui fallait des preuves, des actes. Une simple conversation était loin de suffire. La plaie était bien plus grande que ce qu'il imaginait.

Qu'est-ce que ça peut t'faire à toi ? Il ne s'agit pas de ta meute, il ne s'agit pas de ta famille. Il est trop tard pour les regrets.

Et trop tard pour les excuses.

Son regard clair suivit les pas heurtés de l'ours noir, qui grondait toujours. Il bondit même dans sa direction, et le blanc se tendit, prêt à accuser le coup. Mais finalement rien ne se passa, et Rhaegar reprit ses cents pas autour de lui, toujours aussi furieux, avec toujours autant de colère émanant de toute sa haute stature. Il rabattit les oreilles lorsque ce dernier cracha ouvertement sur les croyances des Raeders. Il avait beau ne plus faire partie des pirates, rien ne pourrait jamais lui retirer la vision de Ceto jaillissant des flots, entre les ruisseaux de sang des sacrifiés. Même si l'Océan n'abritait pas les mêmes dieux que le continent, il y avait... quelque-chose. Ses prunelles se firent plus froides, alors qu'il prenait un peu plus la mesure de ce qu'était devenue Rhaegar, que se brouillait l'image qu'il en avait gardée, déchirée par les mots et par les griffes acarées qui soulevaient des petites mottes de terre à chacun de ses pas.

Il finit par faire un pas de côté pour se mettre sur la trajectoire de Rhaegar, franchement devant lui, et se planter sans peur face au colosse brun et sang. Son visage avait été comme défiguré, cisaillé au niveau des crocs et de l'oeil droite. Il n'en paraissait que plus féroce encore. Le lion blanc avait gagné de belles cicatrices, mais aucune telle que celles de son comparse. Le temps l'avait bien moins abîmé. Cette fois-ci, son museau était plus sévère.

"Je ne semble pas le plus maudit d'entre nous." Répondit-il, la voix grave.

Soutenant le regard de Rhaegar, il ajouta d'un ton qui se voulait un peu plus tranquille :

"Les lazulis étaient pour moitié ma famille de sang. Ceux qui en ont fait partie sont des loups. Cette simple raison fait d'eux des gens dont le destin m'importe."

Il savait qu'il n'était pas très bon avec les longs discours, mais il tentait sa chance. Pour le moment, les mots n'avaient servi à rien, cependant. Et positionné ainsi, il tendait le museau à un coup de patte féroce auquel il ne serait pas assez agile pour échapper.

"Que t'est-il arrivé à toi ?" Gronda-t-il, d'un ton où se mêlaient la méfiance et l'empathie dans une drôle de mélange qui définissaient exactement leur relation.

Rhaegar

Chaque pas canalisait un peu plus la colère qui gonflait son échine et l'adrénaline qui poussait ses muscles à grossir, chaque pas faisait jaillir une buée blanchâtre de ses naseaux et arrachait toujours plus de terre sur son passage. Les oiseaux ainsi que toutes créatures inférieures à lui s'étaient enfuis depuis longtemps déjà et seul le bruit de son souffle rauque, des chaînes qui s'entrechoquaient contre sa poitrine et de sa cadence acharnée s'entendait. Jusqu'à ce qu'Ajani décide d'y mettre un terme en lui barrant le chemin et que Rhaegar se retrouva nez à nez face à lui, de cette hauteur qu'à part le lion blanc personne n'arrivait à atteindre.

L'accusation lui fit plisser un peu plus les yeux d'un air vexé et ses babines tressaillirent sur ses crocs. Le regard devint bien plus mauvais et assassin encore, encré dans celui du pirate.

Si c'était réellement un dieu qui vous avait maudit alors tu ne porterais pas la couleur de la corneille.  Rétorqua-t-il d'une voix calme et articulée avec hargne.

Parce qu'il avait observé lui aussi, à quelle point il avait grandi et grossi, cette lumière étonnante qui se cache dans cette tignasse couleur neige et cet air plus mature qu'il se donnait.
Il eut un rire jaune.

Où étais-tu pour ta « famille » lorsqu'elle se faisait attaquer par les pirates ?

Il approcha d'un pas, la tête haute et intimidante, le forçant à reculer.

Où étais-tu pour ta famille lorsque certains de ses membres se faisaient kidnapper et tuer ?

Sa voix devint de plus en plus forte et accusatrice à mesure qu'il se répétait.

Où étais-tu lorsque les dieux nous condamnèrent sous un dôme à la famine et à la sécheresse ?

Jusqu'à tonner, forte et imposante, oreilles dressées et regard méprisant l'accompagnant.

OU ETAIS-TU AJANI LORSQUE LES LAZULIS SE SONT DÉCHIRÉS ET QU'IL NE RESTAIT QUE DÉSOLATION DE NOS TERRES ?

Son souffle s'était accéléré de nouveau et il se força au calme pour ne pas lui bondir dessus, avalant ses babines entre ses crocs, la tête penchée sur le côté.

Où étais-tu bordel.. Lorsque nous avions besoin d'aide pour tout reconstruire ..?

Des mots prononcés plus faiblement, d'une tristesse amère.

Et où étais-tu quand j'avais besoin de toi ? ...

Quand d'autres se taisent, balayés par la rancoeur.

Il ne répondit pas aux propos de Rhaegar concernant la Corneille, parce qu'il n'avait rien à répondre à ce sujet. Si jamais les tensions se calmaient, ils auraient bien le temps de deviser à propos des dieux. Mais ce n'était pas le lieu ni l'instant. Trop d'émotions pulsaient du grand corps frémissant de l'ours noir, trop de colère et d'amertume jaillissaient d'entre ses crocs. Toutefois, le blanc remarqua le regard qu'il lui lança, devinant qu'il avait visé juste à propos du fait qu'ils aient tous les deux porté une malédiction. Il lui faudrait en avoir le coeur net cependant.

Ce furent les mots concernant la famille qui parurent piquer le plus fort cependant. Rhaegar se fit plus grand, s'avança jusqu'à ce que leurs museaux soient presque au contact. Les babines frémissantes, les oreilles rabattues dans son poil épais, les yeux presque fous, il asséna, phrase après phrase, une bien terrible vérité. Alors qu'il insistait, le regard d'Ajani s'assombrit, tandis que de bien tristes images venaient jaillir dans son esprit. Sa tête se redressa alors qu'il maintenait sa position, décidé à ne pas céder physiquement. Car les ravages que faisaient l'attaque de Rhaegar dans son esprit étaient bien réels, et sans doute les plus dangereux. Son coeur battit plus fort, alors qu'il s'exhortait au contrôle. Il avait pratiquement cessé de respirer, le regard accroché à celui de son congénère, sentant son souffle sur son museau alors qu'il haussait le ton. Une lueur blessée, coupable, s'alluma dans les yeux de glace du lion.

Cette période avait été l'une des plus compliquées de sa vie, et encore aujourd'hui des cauchemars terribles à propos de ce qui s'y étaient passé continuaient à la hanter. Il n'était pas encore Oracle lorsque tout avait commencé, et c'était dans la tristesse qu'il l'était devenu. Hannah était morte. Volstein était mort. Moineau aussi. Le souvenir de l'image féroce de Rhaegar derrière le dôme l'envahit, lui serra la gorge alors qu'il se crispait. Son glowstick brilla un peu plus fort, alors qu'il ne pouvait contenir la vague de peine profonde qui émanait de lui. Peut-être fut-ce celà que Rhaegar capta, car sa voix finit par se briser, ses mots par devenir moins agressifs. Un tremblement agita l'échine de l'Oracle, alors qu'il expirait en soufflant :

"Loin. De l'autre côté du dôme."

Il ferma les yeux et baissa légèrement la tête. Il avait consacré bien des années à oeuvrer pour qu'on ne le voie plus comme un simple parias, pour construire un monde meilleur. Il avait été reconnu par Yurai, qui l'avait accepté comme sa voix et ses yeux sur la terre en en faisant son prêtre. Il avait été accepté par les Nakhus. Et pourtant ce jour-là, ses démons jaillirent à nouveau. Ses doutes sur es choix qu'il avait fait. Ses craintes aussi. Il laissa couler un instant, le temps de reprendre ses esprits. Il était de toute manière incapable de parler. Les paupières serrées, le museau crispé par la douleur, il laissa passer l'instant terrible avant que tout ne reflue. Il inspira à nouveau, sans reculer ni avancer, sans chercher à s'en aller ou à provoquer Rhaegar.

"J'ai appris de la vie que l'on ne peut être sur tous les fronts. Qu'il faut choisir. Qu'on ne peut mener qu'une bataille à la fois."

Il rouvrit le yeux, l'expression grave, triste.

"J'ai mené ma bataille ici."

Il laissa échapper un soupir.

"Et je suis désolé que tu m'aies attendu ailleurs."

Maintenant que le venin était craché, la chape de la tristesse s'abattait sur lui. Il avait longtemps attendu ces retrouvailles. Il avait oublié l'expression haineuse de l'ours noir lorsqu'il l'avait aperçu à travers le dôme, effacé cette information parce qu'elle n'allait pas dans le sens de ses espoirs. La réalité était douloureuse. Il n'éprouvait aucune colère à l'égard de Rhaegar à cet instant, ni de regrets quant aux choix qu'il avait fait dans le passé. Simplement un profond chagrin de ce que les choses étaient devenues.

Rhaegar

Aucune réponse n'était attendue en réalité car il n'y avait aucune chance qu'elle puisse alléger sa peine. Rhaegar venait de déballer son sac, un sac rempli par une colère nourrie durant toute sa vie et il s'était habitué à le porter, si bien que ses épaules avaient pris du volume elles-aussi. Pourtant il ne se sentait pas plus léger non, la peine était toujours là et étonnamment plus présente, plus douloureuse. La tête maintenue haute et le regard fuyant vers un paysage qu'il n'observait même pas, il pouvait ressentir la barrière se fragiliser au bord de ses yeux, la boule grossir dans sa gorge et comme si ça ne suffisait pas, un pincement affligeant et interminable qui lui saignait le coeur. L'eau ne demandait qu'à déborder de cette fine membrane de peau mais il luttait si fort pour la retenir que les veines à ses tempes grossirent et son corps monta en température, suant comme s'il venait de courir plusieurs lieux.
Il ne devait pas montrer de faiblesse, il devait rester impénétrable et fort. Surtout pas devant ses ennemis, mère lui a tant de fois répété.

Quand bien même le lion blanc partageait une peine étrangement similaire, peut-être montée de toute pièce pour mieux l'amadouer, pour mieux attirer sa pitié, il ne céderait pas. Son agaçante voix continua de glisser à ses oreilles et à chaque mot prononcé les muscles se contractent, la barrière se fragilise à ses yeux et il sent son corps se crisper un peu plus. Allait-il s'effondrer comme ça, devant lui ? Non, la tête reste toujours droite, haute, fière. Les sourcils sont froncés et les mâchoires serrées. Malgré la gorge asséchée il parvint à articuler d'une voix instable, cassante :

Tu as donc fait ton choix, alors tu ne peux..

Mais c'est un effort de trop, il suffoque intérieurement et sa voix s'éteint avant qu'il ne puisse finir sa phrase, il ne peut plus rien prononcer car il sait, il sait que ce serait l'écroulement de ses émotions retenues, la réduction de ses efforts à l'état de néant. Un simple contact et ses muscles l'abandonneront. Et ce serait pitoyable, il serait pitoyable et faible.

Oh mère, pardonne-moi de ne pas être aussi fort.

Pourquoi ressentait-il toutes cette tristesse d'un coup ? Était-ce ce qu'il avait tant fui depuis sa jeunesse, tant repoussé dans l'espoir que ça « passe » ? Le manque soudain d'Akira, cette impuissance face aux échecs, cette culpabilité face à Mido et aux Lazulis, face à sa mère et à sa fratrie.. toutes ces émotions refoulées lui revenaient en pleine gueule et l'étranglaient.

Rhaegar était devenu une statue frémissante, tous ses muscles tendus, tout son grand corps crispé, figé devant lui. Lui non plus ne cèderait pas, aucun des deux n'en avait l'intention. Toutefois il n'y avait pas forcément comme issue que la victoire de l'un ou de l'autre. Ils pouvaient aussi simplement décider de cesser là cette confrontation, de faire baisser la tension qui ne cessait de grimper, jusqu'à l'explosion. Ajani n'avait pas envie de se battre, mais il n'avait pas eu envie non plus de ressentir tout ce qu'il ressentait à cet instant. La situation avait presque un amer goût d'injustice - mais il ne devait pas se laisser emporter par ce sentiment, surtout pas. Il était l'Oracle de Yurai, le porte-drapeau de la sagesse et de la tempérance. Il ne cracherait pas les mots blessants, il ne donnerait pas de coup de griffe à celui qu'il considérait encore malgré tout comme un ami. Pas à moins d'en être contraint, pas à moins de devoir protéger quelque-chose qui lui était encore plus cher que ces valeurs-là.

L'ours noir commençait une phrase qui disparut avant d'être terminée dans sa gorge. Sa voix, comme tout son être, suintaient une puissante émotion. De la colère peut-être, de celle devant qui l'impuissance vous fait monter les larmes. La sensibilité particulière que lui prodiguait son statut d'Oracle permettait au lion blanc de ressentir un peu de cela, en vagues puissantes et agressives. Il contempla sans mot dire celui qui se trouvait devant lui, conscient que c'était à lui de débloquer la situation. Rhaegar en était incapable, et il ne lui en voulait pas pour cela. Ils n'avaient pas attendu pour les mêmes raisons le jour de leurs retrouvailles, et visiblement ce n'était pas une entière satisfaction ni pour l'un ni pour l'autre. Il inspira profondément, sans dire un mot tout d'abord. Laissant ce silence qu'il appréciait tant comme compagnon de vie s'installer, ne laissant leurs oreilles frémir qu'aux bruits alentours. Les bruissements du vent dans les herbes hautes. Le chant de quelques oiseaux lointains. Les craquement de branches. Leur souffle profond, larges bêtes qu'ils étaient.

"Peux-tu pardonner, Rhaegar ?" Souffla-t-il, les yeux posés sur lui pour attraper son regard lorsqu'il ne fuirait plus.
Pardonner plutôt que de vivre dans cette quête de vengeance.
Pardonner pour aller de l'avant.
Me pardonner.
Leur pardonner à tous.

Rhaegar

La rétine brûlante il luttait férocement pour ne pas baisser les paupières. Un simple clignement suffirait à faire exploser l'eau salée contenue et à la déverser sur son visage aux traits durcis. Son cœur battait si fort dans sa tête, tel un tambour assourdissant il recouvrait tous les autres bruits autour de lui et le rendait vulnérable.

Le souffle court et totalement irrégulier, parfois troublé par des frémissements, il rencontrait la plus grande difficulté à contrôler ses émotions. Oh grande dragonne, vous seriez si déçue de ce spectacle.  Il sentait les prunelles océaniques du lion blanc le fixer et l'attendre mais il ne put se résoudre à défaire les siennes de ce cette muraille érigée. Il avait envie de hurler, de rugir toute la rage accumulée et de lui entailler le visage de ses griffes épaisses. La gorgée celée par un nœud, il était dans l'incapacité de répondre comme il l'aurait voulu et de relâcher sa haine. La frustration grandissait à mesure que la colère ne pouvait s'exprimer et ses mâchoires se serrèrent, si fort qu'il fit grincer ses crocs entre eux.

Comment oses-tu dire que nous sommes ta famille alors que tu nous as ABANDONNÉ ?! Tu aurais pu venir nous prévenir, tu aurais pu empêcher toute cette misère de s'abattre sur nous. Tu aurais pu nous défendre !
Te pardonner... Te pardonner ?! Tu as préféré choisir la facilité ! Comment pourrais-je te pardonner alors que par ta faute ma petite sœur est... Elle est....

…

ELLE EST MORTE, AJANI !!


Son souffle explosa dans sa gorge et s’expulsa d'un coup entre ses babines retroussées dans un râle grave incontrôlé. Il recula et se tourna dos à l'oracle, cachant les larmes qui noyaient désormais ses joues derrière ses cheveux ébènes. Le sanglot fut si intense qu'il ne pouvait plus l'arrêter, comme si toutes ses émotions coulaient à travers ses yeux clos, se libéraient de leur prison. Quelle honte.. Il ne pouvait se montrer ainsi devant quelqu'un alors d'une poussée vers l'avant il se mit à courir de toutes ses forces, à fuir le plus loin possible. Il avait besoin de tout évacuer et chaque foulée faisait tomber un peu plus ce fardeau de ses épaules, chaque foulée le rendait plus léger, plus triste.

Plus vivant.