Cendres était bien encombré. Dans sa besace il avait une multitude de petites graines, et entre ses crocs un énorme plant de clématite. Cette dernière, resplendissante de ses fleurs violettes, trainait presque à terre et le louvard (qui n'en serait bientôt plus un) était obligé de marcher en relevant haut, très haut la tête. Et là encore, il devait faire attention à ne pas écraser la tête et les racines qui menaçaient à tout instant de s'emberlificoter dans ses pattes.

Menthe l'aidait à sa façon : courant partout à s'épuiser (et épuiser Cendres surtout) il trimballait quelques graines piquées de la besace. Pour les manger par mégarde lors d'un instant d'inattention du loup capé ? Peut-être bien, ce dernier gardant de ce fait toujours un oeil sur son compagnon capricieux. Mais négocier l'ensemble lui demandait beaucoup plus d'efforts que prévu, et il soupira en prenant une pause. Il réarrangea les feuilles pour qu'elles arrêtent de lui chatouiller le museau, et replaça son sac de cuir sur son dos pour qu'il arrête de lui tomber dans les pattes.

Il connaissait le chemin jusqu'à l'Eglise par coeur, le parcourant depuis son plus jeune âge. MamEva l'y avait emmené de nombreuses fois, et après il avait continué à trainer ses pas jusqu'au temple. MaVia n'avait jamais été férue des dieux, et le faisait savoir haut et fort à qui le demandait. Si son autre mère était plus mesurée dans ses actes et ses paroles, on ne pouvait pas non plus dire d'Eva qu'elle avait transmis à son fils une foi aveugle.

Au contraire, elle l'avait encouragée à bien réfléchir, à qui il souhaitait ouvrir son coeur, si jamais il le souhaitait. Et qu'on vivait très bien sans dieu, si MaVia n'était pas un exemple suffisant pour le prouver. Et c'était vrai qu'elle était heureuse, sa mère. Mais l'autre, disciple de Yurai, aussi. Alors où était la vérité ? Et qu'en était-il de ces autres dieux, sur ces autres terres ? La compagnie de la petite louve violette n'aidait pas à avoir une bonne vision du divin.

Cendres observa l'Eglise qui se dressait devant lui. Un sourire étira ses babines. C'était la fin de la matinée, et le moment parfait pour se rendre compte de l'ensoleillement du lieu. Le moment idéal pour choisir où planter une clématite. La face avant, de quoi border les escaliers de pierre qui menaient aux énormes portes de bois cloutées de fer, serait un emplacement idéal. Le loup posa son attirail au sol et commença à creuser la terre, prenant le temps de réfléchir.

Fort de son ignorance, il avait cherché là où se trouvaient toutes les connaissances du monde : la bibliothèque. Et il avait été déçu. Tous les livres rapportaient des histoires de grandeurs passées, de mythes, ou de suivants bien trop aveuglés par leur foi pour que l'on puisse apporter crédits à leurs remontées. Cendres était sorti de son lieu favori plus ignorant encore qu'il n'en était rentré. Et ce constat l'avait peiné.

Comment un loup pouvait-il choisir de servir un dieu, s'il n'en connaissait pas les attentes ? Il avait bien ouï la présence de prêtres et prêtresses, mais n'avait même pas été capable de trouver un nom pour chacun. Que c'était. Frustrant ? Décevant ? Les dieux ne méritaient-ils pas au moins l'attention d'avoir à leur sujet un ouvrage qui n'ait pas vingt à trente ans derrière lui ? Il avait trouvé des ouvrages sur les Lazulis, le clan, la disparition de ce dernier. La plupart des propos étaient engagés. Les dieux y étaient dépeints comme des outils, comme des monstres ou des sauveurs.

Etait-ce ainsi qu'ils souhaitaient rester dans l'histoire ?

Cendres gratta la terre un peu plus fort, et un trou de belle taille se forma. Satisfait, il installa délicatement la plante dans ce dernier avant de le reboucher sommairement, sans trop écraser la terre pour ne pas l'étouffer. Là. Derrière la clématite, il planta une branche sèche, à laquelle il accrocha le corps frêle de la plante. Un tuteur de kalité.

Là. Tu seras bien, ici.

Pour parfaire l'ensemble, il délogea une énorme pierre plate qu'il plaça en équilibre au dessus du pied, pour lui apporter un regain d'ombre sans cacher ses fleurs déjà magnifiques. La plante avait un peu souffert du voyage, mais ça ferait l'affaire.

Menthe, de son côté, grattait lui aussi le sol un peu plus loin pour y planter ses petites graines. Cendres lui adressa un sourire bienveillant, avant de l'imiter de l'autre côté des escaliers. Il n'avait trouvé qu'une clématite assez belle pour demeurer ici, mais un marchand de passage avait accepté de lui échanger quelques graines. Il espérait vraiment que c'était des clématites. Ou au moins aussi beau que des clématites.

Mais eh ! Les surprises, c'est bien aussi.

Lorsque sa tâche fut achevée, Cendres pénétra dans le temple. Il était un peu boueux d'avoir piétiné dans la terre, mais il aurait tout le temps de prendre un bain plus tard. Il n'avait pas, de toute façon, l'habitude d'être bien propre. En passant tout son temps avec Lewis, c'était après tout le prix à payer.

Il s'avança jusqu'à la fontaine, passant entre les statues des anciens oracles. Son pelage se hérissait légèrement. S'il était déjà venu ici, c'est la première fois qu'il venait s'adresser à la déesse. Il était nerveux. Très nerveux.

Bonjour, Déesse Yurai.

MamEva lui avait dit qu'elle était gentille. Et elle ne mentait pas, même si parfois la gentillesse et la bonté l'aveuglaient un peu.

Mmh.

Il s'humecte les babines. Menthe, à ses pattes, piaille et vient se loger dans ses cheveux. Le loup rit, presque en silence. Douceur. Il se pencha en avant et sortit de sa besace un petit carnet entouré de cuir. Sur la couverture, sept traits de couleurs s'entremêlaient en un symbole simple mais délicat. Les sept couleurs des dieux.

J'aimerais consigner quelques informations. A jour, sur les dieux. Pour les personnes qui se questionnent, et à la bibliothèque trouvent habituellement leur bonheur. Pour ceux qui ne veulent pas de l'avis biaisé de mortels faillibles.

Petite pause.

Je pensais aussi que.

Etait-ce présomptueux ?

Que chacun d'entre vous apprécierait peut-être de pouvoir, directement, livrer au monde une page sur lui-même. Une page qui n'aurait de sens que dans ce présent. Ce carnet n'a pas vocation à demeurer éternellement.

Il songea à Mido, le dieu vert, dont il se disait que la colère le consumait.

La connaissance perd souvent sa valeur lorsque l'on augmente le nombre d'intermédiaires.

Il hésite, de nouveau.

Votre parole est fidèlement transcrite par vos disciples. Ou vous nous le diriez je crois ? Mais peut-être que demain ce ne sera pas le cas. Ou peut-être que les détracteurs se feront plus forts. Et dans cette optique...

Il poussa le livre entre la statue et lui.

Peut-être souhaiteriez vous pouvoir directement apporter votre parole à ceux qui aimeraient vous rejoindre.

Sa queue fend l'air derrière lui, mais ça n'est pas de bonheur.

Je peux consigner vos paroles, si vous le souhaitez. Ou vous pouvez directement les écrire. Ou rien du tout si ça ne vous intéresse pas.

Il se racle la gorge. Que dirait Lewis de lui ! Il redressa le museau.

Je ne savais pas quoi apporter. J'ai planté une petite clématite, devant le temple. Je crois... Que ça fera joli.

Nerveux des oreilles au bout de la queue, il se sentait un peu bête de parler ainsi dans le vide.

L'air remonte dans ses poumons, bloquée, l'empêchant de respirer. Oh la la. C'est une corneille, mais pas n'importe quelle corneille. C'est une corneille d'un violet plus profond et plus vibrant que n'importe quelle corneille du temple ; une corneille délicate et émanant d'une grandeur visible malgré sa petite taille. C'est elle, il n'y a aucun doute possible. Et... Elle est drôle, à sautiller sur le sol et considérer son petit carnet. Cendres a toujours trouvé les oiseaux... Rigolo, lorsqu'ils marchaient sur terre. Surtout les pies, qui sautillaient joyeusement à la chasse d'un quelconque objet brillant. Peut-être voyait-il chez elles surtout les couleurs de sa mère ?

Toujours est-il que malgré ses requêtes, il ne s'attendait pas à voir Yurai. Et sûrement pas à ce qu'elle lui parle. Et sûrement pas comme ça. Comme la façon dont elle repousse la subjectivité des dieux. C'était déjà une information importante, qu'il grava dans son coeur et qu'il écrirait peut-être, plus tard. Ils n'étaient pas objectifs. Alors... Ces dieux, aux pouvoirs si immenses... Etaient comme eux ? Faillibles ? Car c'est deux terme qu'il rapprochait, en lui en tout cas. Son regard étincelle et son coeur rate un battement, lorsqu'elle accepte sa requête et, pire, le remercie pour la clématite. Il rougit violemment. Ca n'était pas grand chose, après tout.

Et vint la question fatidique.

Ah.

Il avait bien une idée de comment il voulait organiser ça, mais... Il n'avait pas non plus pensé à un plan particulier. Et si les autres dieux ne voulaient pas le suivre ? Tout serait désorganisé. Mais, ah ! Ca n'était pas bien grave finalement... Puisque chaque page contiendrait ainsi la. Personnalité ? De chaque dieu.

Parce qu'ils avaient une personnalité. C'est ainsi qu'ils lui avaient été présenté, mais quelque part Cendres avait un peu refusé cette considération. Comment pouvaient-ils être dieux et partiaux ? Dieux, et être soumis aux sentiments et émotions ? Comment pouvait-on être un dieu et réussir à vivre avec ces tourments qui soulevaient le coeur chaque jour comme Lewis soulevait son coeur à chaque fois qu'il la voyait ?

Mais visiblement, ils le pouvaient.

Cendres s'empressa de saisir un crayon du bout de ses pattes.

Réfléchir.

Faire honneur, à celle qui acceptait de se présenter devant lui.

Mais d'abord...

D-de rien, je viendrai l'arroser de temps à autre. M-merci, pour.

Son esprit trop stressé, trop effrayé, tournait à vide. Il fallait qu'il se reprenne. De ce qu'il avait entendu, Yurai était de loin la plus douce d'entre tous. Les autres allaient le croquer tout cru, si ça continuait.

Merci pour tout.

Il tourna quelques pages du carnet, pour aplatir la tranche.

Je crois qu'il faudrait commencer par une introduction simple. Les valeurs, ce que vous recherchez chez vos disciples.

Qui suffirait, aussi, à qui voulait simplement parcourir les pages rapidement.

Peut-être aussi. Une partie sur votre histoire ?

Il rougit violemment de nouveau, et baisse le museau.

Sur. Votre rédemption.

Il pense à Lewis, qu'il voit ne pas se lier aux Nakhus. Il ne dit pas grand chose, Cendres, mais il observe. Il se renseigne. Il écoute. Elle est pirate, ancienne pirate, et ce fait lui colle à la peau aussi sûrement que Poe colle à son capuchon. Elle n'arrive ni ne souhaite s'en défaire complètement. Et ce qu'il en reste ne semble pas uniquement... Positif.

Je pense que ça pourrait inspirer les nôtres. Leur apporter l'espoir.

Il redresse le museau, son regard effleurant les statues.

Peut-être consigner des noms de mortels qui vous ont marqué, aussi.

Il laisse un silence se faire. Pour croiser de nouveau son regard, si violet. Si puissant.

Mais je pensais avant tout à un tribut. Qu'est-ce que vous aimeriez montrer à ceux qui se questionnent à votre propos ?

Toute suggestion qu'il faisait l'ancrait un peu plus dans l'oeuvre proposée, et c'était aussi ce qu'il voulait éviter. Mais il avait déjà répondu, déjà donné ses mots, et il était trop tard pour les reprendre.

Elle parlait un peu vite, la déesse, pour ses compétences en écriture. Alors le nez plongé sur son manuscrit, cherchant à écrire du mieux qu'il le pouvait malgré le temps qui pressait, il grattait et grattait les pages, embrassant sans réfléchir les paroles qu'elle lui offrait. Il avait lu des choses, à propos de son histoire, mais l'entendre racontée de la déesse même lui donnait des frisson. Ca donnait à tout ce qui était arrivé une profondeur nouvelle, dans laquelle il menaçait de se noyer.

S'il connaissait Volstein et Ajani, le nom de Sarcan lui était inconnu, et il nota de demander à sa mère. Mmh. Ou à la bibliothèque, plutôt.

Il se figea au nom de Yersine. Son stylo hésita sur les feuilles, mais il se força à écrire les dernières lignes, les derniers mots. De cette malheureuse évocation, elle l'avait troublé. Il n'attendait rien de son père, n'avait jamais rien attendu de lui. Il ne le considérait pas vraiment comme tel. Mais pourtant, il le restait, et c'était troublant, au delà de toute la distance qu'il tentait de mettre entre eux.

Voyant que la déesse s'était arrêtée, prête à se figée de nouveau mais à l'écoute d'une question potentielle, il lâcha le cahier sur le sol et avant d'un pas. Qu'est-ce que son père (le mot était étrange, presque autant attaché à Ajani dans son esprit) pouvait avoir fait pour marquer une déesse autant que ses oracles ?

Qui était-

Il s'humecta les babines d'un coup de langue nerveux.

Yersine. Qui est-il ?

Pourquoi n'est-il jamais venu ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Les paroles de la déesse n'évoquèrent rien en lui. Des louanges, d'une personne qu'il ne réussissait pas à apprécier, quoi qu'il essaye. Un amour qu'il aurait aimé lui porter, mais qu'il ne pouvait s'obliger à ressentir. Une absence, que d'autres avaient comblé. Cendres détourna le regard.

J'ai un an et demi.

Il ne le dit, mais sait que la déesse le voit en lui. Cette déception. Il aimerait dire qu'il s'en fiche, qu'il ne ressent rien, mais ça n'est pas vrai. Son père est une question. Si on ne leur avait jamais dit, qu'ils avaient un père trainant quelque part, peut-être aurait-ce été différent. Mais ils savaient. Si Ruine n'en disait rien, il savait que Momon souffrait aussi de cette absence.

Il était juste...

Triste. Et déçu.

Mais il savait qu'il ne pouvait changer les choses. Peut-être son paternel avait-il une bonne raison.

Mais tout ceci n'avait aucune importance.

Il releva le museau vers la déesse violette et se rendit compte de son attitude cavalière. Il chercha du regard le carnet, qu'il ramassa. Avant de faire face de nouveau à Yurai. Il hésita. Glissa le manuscrit et son stylo dans sa sacoche.

Je ne pense pas que je viendrai quérir la vôtre, dame Yurai, si un jour je cherche une couleur. Je ne pense pas faire un très bon disciple violet.

Il n'expliqua pas les multiples raisons, il n'en avait pas besoin.

Il savait son détachement du genre lupin bien trop important pour qu'il montre assez de compassion à son égard. Il n'avait de patience pour ceux qui l'ennuyaient, il n'avait épaule salvatrice pour ceux qui étaient fatigués, il n'avait ce don de soi qui caractérisait les Nakhus. S'il se sentait bien, ici, il savait qu'il ne ferait pas le choix d'une de ses mères. S'il pouvait se qualifier de "pas méchant", ça ne suffisait pas.

Mais je vous remercie de ces réponses.

Il hésita.

Je reviendrai. Pour arroser la clématite.

C'est le moins qu'il pouvait faire. A côté de lui, le petit écureuil bondit sur les bancs pour venir se lover sur son dos, dans son échine. A sa place.

Cendres observait la déesse, face à lui. Profiter de pouvoir contempler, face à lui, cette essence divine. Cette présence, que les règles de la physique ne savaient expliquer. Cette magie tant décrite dans ses livres d'aventure et qu'il se sentait privilégié, malgré tout, de pouvoir toucher du bout des pattes.

Son coeur battait fort, dans sa poitrine.

Ainsi, elle lui désignait clairement Mido comme ascendance. Etait-on ainsi, affilié à un dieu plus qu'à un autre lorsque l'on venait au monde ? Pouvait-on travailler son inclinaison ? La suite le coupa dans ses réflexions et il cligna des yeux, surpris. Oh, il ne souhaitait pas- mais toutefois, l'information était intéressante. Il ne savait pas qu'Ajani avait des affinités avec le dieu vert, et était surpris de l'importance que Yurai apportait à son Oracle.

Il sentit nébuleusement que tout ceci le dépassait grandement.

Il s'inclina devant la statue, respectueux, et recula de quelques pas.

J'informerai le clan de votre décision.

A son autre réflexion à son égard, le louveteau capé de blanc sentit de nouveau le malaise l'envahir. Les dieux éveillaient en lui la curiosité. Mais Mido était différent. Il avait peur de Mido. Il était celui qui avec la déesse bleue inaccessible trouvait écho en son coeur. Mais ils étaient ceux qui n'aimaient plus les mortels.

Et Cendres n'était pas sûr qu'il était prêt à accorder autant d'attention à des dieux. Tout dieux qu'ils étaient.

Il offrit un dernier sourire à la statue d'améthyste :

Merci pour tout.