Le dernier hiver - Libre

L'hiver arrivait à grand pas et, quelques jours plus tôt, la faucheuse lui avait soufflé à l'oreille qu'il n'en avait plus pour longtemps.
Il avait été un enfant robuste, en bonne santé. Le survivant héroïque d'une portée que la Mort lui avait préféré. Puis, un jour, sans trop savoir pourquoi, il s'était senti devenir plus fragile, moins endurant. Les mois étaient passés et sa situation s'était empirée, surtout depuis qu'il était mort, puis revenu à la vie.
Son corps n'était vraiment plus le même.

Au Nord, l'hiver lui serait probablement fatal et il ne souhaitait pas mourir une seconde fois. Pas aujourd'hui.
Alors, malgré la toux, malgré la fatigue qui, sur ses épaules, pesait si lourd, il avait pris Jun avec lui et avait marché longtemps, vers le Sud, passant sans hésiter les frontières des Etelkrus, marchant sur leurs terres sans craindre ce peuple de barbares.
Pour l'hiver, il lui fallait un endroit chaud ou dormir et des soins. Il ne pouvait poursuivre cette vie de solitaire.

Une nouvelle quinte de toux vint agiter son corps.

L'air se faisait plus frai, au delà de ça, plus humide et si Jun évitait de se plaindre, il fallait avouer que le loup ocre n'aimait pas trop ça non plus. Il avait l'impression que les pièces métallique de son corps grinçaient un peu plus et qu'il devait mettre plus de force à chaque mouvement. Côté loup, c'était pas forcément mieux et malgré l'inconfort que procurait son corps, il passait ses nuits plus en boule qu'étendu.
Plus que lui même, c'était Exxus qui l'inquiétait. Il semblait malade, l'était probablement au vu de sa toux, Jun détestait de ne pas être capable de faire quoi que ce soit pour l'aider mais le côté médical, ce n'était pas vraiment son fort, ne connaissant que trop peu les plantes et les éléments de la surface pouvant soigner les maux. Lui même en pâtirait s'il tombait malade, ça avait déjà été le cas dans le passé. Demander aux Nakhus aurait certainement été la meilleur solution, ou du moins à Eva mais puisque ces derniers faisaient un peu la tête au loup violet...

Au final, Exxus avait décidé de déménager et sans la moindre objection, Jun l'avait suivi. Le mâle ocre sentit à un moment que quelque chose avait changé dans le paysage, plus que le fait qu'ils avaient quitté les montagnes sans qu'il puisse trouver quoi, trop peu habitué encore aux territoires peuplés. D'autant plus qu'une nouvelle quinte de toux du loup violet coupa court à toute réflexion pour orienter toute attention vers lui, Jun accélérant un instant le pas dans ses bruits métallique caractéristiques pour rattraper un léger retard.

Que ce soit par la force des choses ou simplement car ils avaient un peu moins en commun, Anita passait avec Narcy bien moins de temps qu’avec sa sœur. Quant à Floyd, eh bien… Elle devait le fréquenter à peu près autant que son autre frère, mais ses apparitions étaient bien plus erratiques et les moments passés ensemble plus intenses, là où la présence de Narcy n’était finalement jamais bien loin.
Car son frère était partout où l’on pouvait avoir besoin d’un loup, en loup impliqué et dévoué qu’il était.
Peut-être parfois trop impliqué.
C’en était presque flippant, parfois, de le voir toujours arriver à point nommé à une multitude d’endroits, comme s’il était partout à la fois.
Pour autant, Anita ne se posait pas plus de questions que cela. Elle savait que leur tante Pepper avait fait de lui l’apprenti peut-être le plus privilégié d’eux tous, et que cela lui convenait parfaitement et l’emplissait d’une grande forme d’accomplissement.

Alors elle était simplement heureuse pour lui.

Et en ce jour qui était né il y a peu se présentait l’occasion de passer du temps ensemble.
Son frère s’était dégotté une apprentie, la jeune Kusmi, dont les intérêts étaient parait-il… limités, mais qui était enthousiaste et voulait bien faire.
Et aujourd’hui, son frère voulait l’emmener sur la ronde de patrouilles afin de lui en faire découvrir les chemins et la routine.
A quand remontait la dernière fois qu’elle avait foulé cette trajectoire, celle qui bordait la savane avant de s’enfoncer au cœur de la Rougelande ? Oh, depuis bien longtemps ! Elle qui n’avait jamais été friande de la contrainte des patrouilles en troupe –bien trop lentes et cérémonieuses à son goût si l’on se trouvait associé à mauvais partenaire – s’y soustrayait souvent.
Mais depuis qu’ils avaient passé tant de temps au Nord, et qu’elle faisait désormais halte en leurs terres, autant les parcourir et profiter de leur beauté.

Une dernière présence avait été ajoutée à la composition de leur équipe, Anita ayant tenu à emmener Sakura. Elle n’était pas son apprentie, mais elle appréciait le peu qu’elle avait vu de l’adolescente et elle devait elle aussi apprendre à mener ce genre de tâches. Son éducation avait été faite d’autant plus intransigeante qu’elle n’était pas née au sein de leur meute.

Ainsi partit leur troupe peu après l’aube, quittant le Castel avec la fraîcheur du matin. Ils avaient plusieurs heures de marche devant eux – prendre le premier créneau les laisserait profiter de la fin d’après-midi.
La route se fit sans encombre, mais Anita ne résistait pas à la folle envie de délier ses fines ailes.
Alors de temps à autre elle quittait le sol, et laissait avec un sourire d’amusement et un clin d’œil taquin son frère gérer les deux jeunes pendant qu’elle s’accordait quelques minutes pour goûter l’air au-dessus des arbres, décrivant des cercles agiles dans les cieux, laissant ses yeux violet se promener sur leurs terres avec un panorama bien plus agréable. Sans ses ailes, elle serait simplement montée aux arbres ; comme elle l’avait toujours fait avant.

Et dans la Rougelande, les silhouettes minuscules qu’elle aperçut n’étaient pas celles de proies.

Les yeux d’Anita se plissèrent et elle garda un vol stationnaire quelques instants, le temps de s’en assurer ; avant de redescendre en piqué entre les arbres pour retrouver le reste de son groupe.

— Deux intrus un peu plus loin, dans la lande. Je vais voir ce qu’ils font là – vous n’avez qu’à faire la course, le deuxième arrivé pourra tirer les plumes de Narcisse.

Le temps de leur offrir un large sourire dévoilant tous ses crocs et la louve était repartie d’un battement d’ailes avant que quiconque ne la retienne.
Le protocole préconisait de se pointer en groupe, évidemment. Mais il fallait bien quelqu’un pour les stopper avant qu’ils ne partent trop loin, n’est-ce pas ?
Il ne lui fallut que peu de temps pour les rejoindre, survolant l’étendue d’herbe haute à basse altitude.
La louve bifurqua juste au-dessus de leurs têtes, rejoignant le sol en une courbe serrée, la pointe d’une de ses ailes frôlant pratiquement l’un des étrangers.
Puis elle se posa en face d’eux, leur barrant la route.
Tête haute et regard pétillant, la louve se tint droite et fière face aux inconnus, ailes à demi ouvertes pour accentuer sa silhouette, les détaillant des yeux. La violette, elle lui disait quelque chose. Anita ne l’avait jamais vue – mais quelque chose chez elle remuait des souvenirs.
En attendant, si elle n’était clairement pas hostile à leur égard –pour l’instant– , elle ne les laisserait cependant pas faire un pas de plus avant d’en savoir davantage et sa posture pleine d’assurance était signal clair.

— Chers visiteurs, pardonnez-moi d’interrompre votre promenade ! Mais il se trouve que vous êtes en terres Etelkrus.

Sa voix se fit plus sombre pour accentuer le dernier mot et elle inclina la tête de sorte à planter ses iris dans les leurs, tour à tour, s’amusant à mettre un peu d’effet dans sa tirade pour faire sensation.

— Vous êtes même en plein milieu. Veuillez décliner votre identité et les raisons de votre venue, car vous n’irez pas plus loin. Et dépêchez-vous, les prochains arrivants ne sont pas très patients.

Elle fit mine de leur offrir mine désolée vis-à-vis de cette révélation rajoutée en hâte sur le ton de la confidence, puis laissa sa longue queue onduler doucement au-dessus des herbes jaunissantes avant de hausser un sourcil inquisiteur, inclinant la tête comme pour mieux recevoir réponse dans l’oreille qui se braqua sur eux.

Ils étaient rares, ces moments passés entre frère et soeur. Pourtant, cela n’en diminuait pas l’amour que Narcisse portait à Anita. Elle était membre de sa famille, celle pour qui il faisait tout, celle pour qui, il devait toujours être plus fort pour mieux les protéger.
Mais il avait échoué, le disciple de Kiro. À défendre cette soeur sienne qui avançait à ses côtés. Il revoyait encore les marques qu’avait laissé le prédateur dans sa chair, lorsqu’il l’avait capturé dans sa mâchoire. L’assassin se rappelait de la colère et de la frustration qui l’avait envahi à cet instant. Cette perte de contrôle qui avait permit au Phénix d’imposer la sienne de présence, pour la première fois. Parce qu’il n’avait pas su protéger sa soeur. Parce qu’il s’était senti incroyablement faible d’avoir laissé une telle chose se produire.
Alors il avait redoublé d’efforts, multiplié les entraînements, tenté de mieux comprendre le Phénix, afin de mieux protéger les siens. En était-il pleinement capable aujourd’hui ? Narcisse l’espérait. Il ne voulait plus voir le sang d’un des siens couler. Ni celui d’Anita. Ni celui de Désastre. Sa faiblesse ne devait porter préjudice à aucune d’eux.

L’attention du loup se porte sur son apprentie. Ah oui. Il était bien le seul mâle aujourd’hui dans cette patrouille… mais il en connaissait les membres, enfin sauf une. L’enfant du solitaire. Narcisse ne prêtait pas vraiment attention aux enfants des errants que certains ramenaient au sein des Etelkrus, tant qu’aucun n’avait fait leurs preuves, ils n’étaient dignes de son attention. Après tout, quand bien même le sang des solitaires coulait en eux, peut-être se montreraient-ils dignes de son intérêt…  
Rien n’était impossible après tout.
En tout cas, Narcisse leur laissait une chance.

Voilà qu’après un nouvel envol sous la surveillance de Narcisse, Anita revient vers le petit groupe. Des intrus. Encore. S’étaient-ils tous passés le mot ces derniers temps pour franchir les frontières Etelkrus ? Qu’espéraient-ils trouver en ces terres ? Un accueil chaleureux et bienveillant quand ne viendrait que les marques des crocs dans leur chair ?

« — Anita… »

Le mot est presque prononcé en un soupir, alors qu’elle disparaît, le laissant seul avec les deux louves. Son regard va de l’une à l’autre, alors que sa queue féline s’agite. La première qui viendrait lui tirer les plumes ne passerait pas un bon moment.
L’assassin s’élance, espérant que sa soeur ne viendrait pas commettre quelconque bêtise à l’égard de ces étrangers. Certains étaient parfois tellement… imprévisibles. L’ancien apprenti de Pepper stoppe sa course, aux côtés de sa soeur, ses yeux dorés se posant tour à tour sur les deux individus. Un loup au corps étrangement composé de morceaux de métaux et… une louve ?
Les sourcils se froncent.

« — Lui, je le connais. »

D’un geste d’avertissement, l’assassin posa une patte devant Kusmi, afin de l’empêcher de commettre quelconque bêtise en fonçant tête baissée vers l’ennemi. Car si il connaissait le premier, le deuxième solitaire lui était totalement inconnu, et mieux valait ne pas sous-estimer les inconnus.

« — Quel genre de magie t’a permit de devenir louve, solitaire ? Est-ce la raison qui fait que tu es si… mal en point ? »

Non pas que Narcisse s’en souciait.
Mais que l’insecte ne ramène pas de maladie sur les terres Etelkrus.