Survivre au pire - Méridor, un panseur, libre.

Les deux sœurs avaient filé sans détour jusqu’au Castel, mues par l’urgence de ramener Méridor au plus vite. Il se vidait de son sang.
Et si Anita n’y connaissait pas grand-chose en soins, elle savait cependant que chaque minute qui passait pouvait être décisive avec pareille blessure qui refusait de coaguler.
Volant devant pour ouvrir la route et capable de se faufiler dans des recoins bien plus serrés que sa sœur plus épaisse en plus d’être ralentie par sa charge, la fine louve fut la première à s’engouffrer dans les couloirs du pierre à la vitesse d’une torpille.
Elle replia finalement ses ailes contre son corps et continua sa course avec une vivacité et une fluidité toute aussi aisée, suivant sans réfléchir des routes qu’elle connaissait par-cœur. Se sachant près des grottes des panseurs, elle pila enfin.

— Il nous faut un panseur, vite !

Elle aboya la demande d’une voix forte dans laquelle perçait l’urgence avant de refaire volteface sur quelques mètres, allant à la rencontre d’Alexandrine qui la rejoignait à son tour.
Ensemble, elles investirent une cavité vide et déchargèrent le corps sanglant de Méridor sur une paillasse.
Et si Axie, une fois la tâche achevée, s’empressa de regagner l’extérieur ; Anita, elle, ne put que rester immobile au milieu de la grotte faiblement éclairée, ne parvenant à arracher ses yeux du mâle souffrant.
Elle pouvait entendre son souffle laborieux, voyait déjà son sang tâcher la couche qui avait été propre quelques secondes plus tôt.

Il devait souffrir le martyr.

Alors, patientant qu’un panseur arrive enfin, la jeune louve n’eut pas le cœur à l’abandonner seul ici. Elle aurait aimé se rendre utile, là, tout de suite – mais la situation du loup dépassait de très loin ses maigres compétences et elle risquait surtout d’aggraver son cas.
Se reculant d’un pas pour laisser l’accès libre tout autour de lui, elle s’allongea sur le sol de pierre avec des gestes lents – presque comme si elle craignait de le déranger, quand elle savait pourtant que le son léger de ses griffes ne devait même pas percer la barrière de ses sens à l’agonie.

Et elle attendit, veillant sur lui.

Quand elle vit que parmi tous ceux qui auraient pu répondre à l’appel c’est une silhouette grise et rouge qui se lança dans l’action, elle se sentit déjà un peu rassurée sur le sort de Méridor.
Il allait obtenir les meilleurs soins, assurément.
Demeurant immobile dans la zone qu’elle avait investi, serrée contre la paroi pour ne pas déranger, elle observa le panseur s’adonner à ses soins. Comme à chaque fois la mécanique était rodée, les gestes étaient précis, elle pouvait voir l’œil rubis tracer des routes imaginaires sur le corps blessé et organiser les étapes qu’il lui faudrait exécuter. Dans ces moments là, il n’hésitait pas, sauf pour s’assurer de prendre la bonne direction. Le loup inadapté disparaissait pour devenir expert en sa matière.

Et il était fascinant de le regarder faire. Jamais elle ne troubla le silence, se contentant de suivre ses gestes. Elle ne manqua pas le léger choc qui le figea un court instant quand il comprit ce qui était arrivé au malheureux mâle, mais cela ne dura pas longtemps avant qu’il ne s’adonne à nouveau à reprendre sa tâche.
Résoudre le problème. Le sauver.
Le temps passait, les secondes rythmées par le cliquetis régulier des ustensiles qu’il maniait. Suivre cet étrange manège permettait à ses pensées de rester en suspension, préférant cela aux milles questions qui se bousculaient dans son crâne. Ainsi occupait-elle tant son esprit que ses yeux à regarder Dez stopper l’hémorragie.
Et puis, au bout d’un moment qu’elle était incapable de quantifier… Il acheva son œuvre. Le panseur se redressa et la regarda elle plutôt que la plaie qu’il avait maîtrisée.
Ses yeux se plissèrent une seconde et son cœur manqua un battement à la maladresse de la première phrase, avant qu’elle ne finisse par la comprendre en même temps que lui la reformulait finalement.

Elle laissa un soupir de soulagement s’échapper et un sourire élargir la ligne ténue que formaient ses lèvres.
La pression relâchée de savoir qu’il était désormais hors de danger immédiat et le bref fragment d’amusement amené par son ami lui permirent d’évacuer la tension du moment. Sa mission accomplie, il changeait de peau pour retrouver son habituelle inhabileté à manier les mots là où en revanche la précision de son travail ne fautait pas.

— Merci, Dez. T'as encore fait des miracles.

La louve coula un regard vers le corps toujours inconscient. Mutilé et attaqué dans sa dignité – mais assuré de voir le jour prochain se lever.
Mais elle craignait toujours de savoir dans quel état il reviendrait à lui.

— Je vais attendre qu’il se réveille, pour qu’il ne soit pas tout seul. Tu peux partir, si tu veux.

Elle garderait un œil sur lui, et le loup gris avait probablement d’autres choses à faire ailleurs s’il en avait terminé ici.
Bien-sûr elle ne l’empêchait pas de rester non plus s’il le désirait.

Sa tête retomba sur ses pattes avant et elle se rapprocha légèrement du corps étendu, maintenant que la place nécessaire aux soins n’avait plus besoin d’être exploitée. De quelques mouvements des hanches elle se réinstalla plus confortablement pour se préparer à l’attente, et après un dernier soupir, elle posa ses yeux sur le visage froissé de douleur de Méridor.
Reprenant sa veille.

Ah, oui, en effet, peut-être n’avait-il pas fini.
Le voir ainsi se relever avec un sens d’accomplissement lui avait fait perdre de vue le sens du détail des panseurs, et le confort bienvenu qu’ils offraient à leurs blessés de les débarrasser du sang qui les souillait. Puis s’assurer ensuite que la cicatrisation puisse s’achever correctement en laissant une plaie vide de saletés et dissimulée sous des bandages propres.
Ses yeux continuèrent donc de le suivre dans ses gestes, espérant glaner au passage quelques informations, quelques façons de faire.
Puis le loup gris enfin s’estima satisfait et annonça son départ. Anita le remercia d’un nouveau geste du museau, le regardant partir avec un léger sourire.

Pour reporter son attention sur le blessé.

Les minutes passèrent, peut-être se muèrent-elles en heures – elle n’était pas bien-sûr, laissant ses pensées divaguer tout en gardant un œil éternellement ouvert sur le loup noir et feu.
Jusqu’à ce qu’une inspiration rauque se fasse entendre, redressant de concert sa tête et ses oreilles pour les braquer sur Méridor. Il revenait à lui.
Le premier mot qu’il prononça avec difficulté était empreint d’incompréhension et de douleur. Puis ses yeux hagards trouvèrent les siens – et d’un sursaut brusque il tenta de se jeter sur elle, mâchoires claquant faiblement dans le vide.
Anita se recula d’un bond vif, pas vraiment surprise bien qu’un peu attristée – les blessés graves pouvaient avoir des réactions imprévisibles au début.
Mais elle craignait que dans son cas, cela n’augure rien de très bon pour la suite immédiate.
Prudemment, la louve refit un pas en avant pour revenir se placer en face du mâle tremblant et déboussolé. Elle ne le craignait pas, saurait être plus rapide que lui s’il perdait à nouveau le contrôle.
Elle ne lui en voulait pas.
Le tumulte de sentiments et de sensations qui devait s’abattre dans son corps était probablement un raz-de-marée détruisant tout sur son passage.

— Méridor… Je suis désolée, de ce qu’il t’est arrivé. Nous voulons t’aider.

Du moins le voulait-elle, elle.
Elle tenta de parler d’une voix calme mais naturelle pour ne pas brusquer le mâle, ni lui donner la sensation de s’apitoyer sur son sort. Car elle croyait en l’idée qu’il puisse s’en sortir et refusait de lui laisser voie libre pour se laisser se morfondre.

— Que t’est-il arrivé ?

Les paroles se firent un peu plus dures. Peut-être était-il trop tôt, mais elle voulait savoir.
Qui donc avait pu s’adonner à un acte si vicieux.

La douleur qui imprégnait ses yeux clairs était un indice suffisamment parlant du tumulte émotionnel qu’il devait ressentir en cet instant.
Elle ne l’avait pas vraiment fréquenté depuis son arrivée chez eux, Méridor ; mais savait quand même qu’il était connu d’un tempérament doux et volontaire. Qu’il avait mené plusieurs loups à s’organiser pour redonner la vie aux anciennes terres Lazulis, qu’il avait aussi porté secours à Saqqarah quand celui-ci avait été laissé pour mort après cette horrible journée qui paraissait désormais bien lointaine.
Mais tout ceci ne semblait plus appartenir qu’au passé quand on croisait les prunelles si froides, si haineuses, qui jetaient sur elle un mépris comme rarement elle en avait connu.
Elle recula d’un pas, bien plus troublée par ce qui irradiait de lui à cet instant que par sa tentative à bondir sur elle.

Aux mots qu’il cracha presque et à son grondement gagnant en intensité ses oreilles pivotèrent vers l’arrière tandis qu’elle remuait doucement la tête de droite à gauche. Non, elles n’auraient pas du le laisser crever. Il était un loup qui avait encore de nombreuses années à vivre, qui était aimé. Un loup qui faisait désormais partie des leurs, s’il le voulait encore. Et ils ne se laissaient pas tomber, ils se soutenaient les uns les autres.
Il sembla brusquement changer d’avis, éclatant alors en une crise de rire.
Son regard quelque peu désemparé glissa vers Dez, dont elle avait vu la silhouette se rapprocher à nouveau de la scène dès que le loup blessé s’était agité. Il allait et venait silencieusement désormais, veillant avec méfiance sur son patient... Et les réactions plus ou moins contrôlées qu’il pouvait avoir.

La louve lâcha un léger soupir, reportant son attention sur le blond. Elle avait probablement eu tort de s’imaginer pouvoir l’aider si tôt. Il était blessé, mutilé, déboussolé, épuisé et affaibli - il lui fallait davantage de temps.
Et sa réaction à son égard ne laissait que peu de doutes sur ce qu’il souhaitait. Être seul, probablement ; en tout cas la patte qu’elle avait tendue vers lui avait été rejetée.

Elle réessaierait plus tard. Elle ne l’abandonnerait pas, ce n’était pas dans ses habitudes.
Pour le moment il était simplement inutile de s’imposer et ses tentatives de l’aider seraient vouées à l’echec. Au moins Axie et elle avaient-elles réussi à le ramener à temps pour qu’il soit en vie, et il était désormais entre de bonnes pattes.
Il se remettrait, elle y croyait.

— Tu iras mieux, Méridor. Je crois en toi. Repose toi.

Sa voix resta neutre et ferme et elle ne quitta pas son regard pour lui délivrer ces quelques mots.
Puis sur un visage plus doux qu’elle tourna vers son ami s’inscrivit un sourire, empreint de la gratitude d’avoir si efficacement soigné le mâle quoi qu’il ait pu penser de lui. Elle savait aussi qu’il ne l’autoriserait pas à s’enfoncer vers le pire, que son état serait à minima stabilisé sous ses pattes expertes. Elle n’avait plus à se faire de soucis pour lui, pour le moment.
Un signe de tête en guise de salut à son égard, et la louve s’éclipsa de la grotte.