Le poisson et le lion (Ajani)

Il était venu comme il le faisait souvent sur la plage des terres nakhus pour s'abreuver. C'était devenu une sorte de routine, les années passant. Il profitait d'un moment de calme au Sanctuaire pour s'éclipser et traversait à foulées calmes les terres qui étaient les siennes, qui étaient les leurs. Sa haute silhouette passait à travers les herbes hautes, louvoyait entre les arbres qui se dressaient ça et là, jusqu'à ce que sous ses lourdes pattes la terre ne se fasse sable. Il inspira profondément l'air marin, chargé de sel et de souvenirs. Avec le temps, il avait compris que ce qu'il avait longtemps considéré comme une sorte d'obstacle à sa vie chez les Nakhus, à savoir ses originers Raeders, et même raeders et Lazulis, étaient en réalité une précieuse richesse. La paix instaurée entre les deux groupes était quelque-chose de précieux à ses yeux, pour beaucoup de raison, et pas seulement parce qu'une partie de ceux de son sang vivaient là-bas.

Il s'arrêta un instant sur la berge, puis s'élança dans l'eau dans une grande gerbe glacée. A coups de pattes féroces, il se propulsa à la nage jusqu'à l'Île Chuchotante. La marée était haute ce matin, rendant bien étroite les plages qui ne se trouvaient pas sur le continent. Il s'ébroua en ressortant, un frisson courant le long de son échine. Puis il se retourna, contempla sans mot dire les terres d'où il venait. Et se pencha finalement, les babines éclaboussées par les vaguelettes, pour boire de tout son soûl. La douce sensation d'être enfin désaltéré l'emplit, et il laissa échapper un soupir en relevant la tête. Il ne fallut qu'un instyant pour qu'il sente la force revenir dans son corps, comme si l'Océan continuait d'une certaine manière à veiller sur lui par ces rendez-vous quasi-quotidiens. Mais alors qu'il allait laisser ses pensées dériver vers toutes les préoccupations auxquelles il ne pouvait échapper, un bruit de pas et une odeur marquée lui firent tourner la tête. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que l'un des pirates était justement venu égarer ses pas jusque sur leurs terres. Ses oreilles se redressèrent, manifestation uniquement de son étonnement, alors qu'il le regardait s'approcher.

Il reconnut son apparence peu commune : c'était l'un des loups qui les avait accueillis lors de l'Ambassade, un peu avant que Limule et Creek ne les prennent à part. Il semblait déjà transformé, avec son physique très aquatique, aussi était-ce surprenant de le croiser si loin de Morne-Oeil. L'Oracle le salua d'un jappement grave, attendant qu'il s'approche et se trouve à portée de voix pour engager la discussion.

Le pirate s'avança jusqu'à lui et s'assit, visiblement déterminé à engager une vraie conversation. De son côté, l'Oracle resta debout, les oreilles dressées, partagé entre curiosité et amusement. L'attitude du loup n'était pas du tout agressive, et il osait espérer que ce n'était pas une sorte de piège ou de plaisanterie à son égard. Mais Ajani était d'un naturellement plus optimiste et peut-être un peu candide, aussi se contenta-t-il de lui jeter un regard curieux et d'attendre qu'il prenne la parole.

Il était donc venu pour... le remercier ? Le grand lion redressa légèrement la tête, surprise. Il n'avait pas ressenti raiment de chaleur à leur égard lors de l'Ambassade - même si la plupart des pirates étaient restés à distance et qu'il n'avait pu s'entretenir réellement qu'avec Limule et Creek - aussi ne s'attendait vraiment pas à ça. Ces simples mots firent jaillir au galop l'espoir qu'il s'efforçait de tempérer d'une réelle bonne entente entre les deux groupes, et il n'était pas certain que sa jumelle ait approuvé cette initiative. Ou peut-être avait-elle eu ce comportement à son égard pour garder la face devant la meute qu'elle dirigeait désormais ? Ces mots simples étaient une porte ouverte à bien des espérances pour le grand loup, qui se fit doublement attentif.

Mais alors qu'il voulait visiblement lui présenter le fruit de sa pêche, le pirate se retrouva en difficulté. Les sacoches qu'il transportait avaient visiblement été mises d'une manière à ce qu'il soit dans l'impossibilité de les décrocher par lui-même, et dès qu'il commença à tourner sur lui-même pour s'en dégager, l'Oracle fit un pas en avant et lança :

"Attends, je peux t'aider si tu veux."

Il ne prendrait pas l'initiative de rapprocher autant ses crocs de quelqu'un sans son accord explicite, aussi se contenta-t-il de cet unique pas dans sa direction, prêt à attraper la sacoche pour en dégager cet invité surprise. Il était plus grand que lui, aussi celui ne lui poserait aucune difficulté.

"Merci pour cette attention." Ajouta-t-il avec bienveillance. "Je dois avouer que je ne m'y attendais pas."

Le pirate l'autorisa à s'approcher en s'immobilisant dos à lui. L'Oracle fit un pas de côté, puis s'avança légèrement et tordit le cou pour attrapa entre ses crocs la sacoche prise dans les pics dorsaux de son congénère. D'un geste qu'il tâcha de ne pas rendre trop brusque, il l'en dégagea et passa la sangle par-dessus le cou du loup, pour la déposer délicatement au sol. Le tout n'avait pris qu'un instant.

Il eut un rire bref et léger à la remarque un peu innocente mais tout à fait juste qui suivit, puis lança :

"Je ne connais pas ton nom, mais tu dois connaître le mien. Je suis Ajani."

Un nom qui était probablement connu chez les Raeders, pas forcément exactement de la meilleure des manières. Ceci dit, le temps passait, inéluctablement, et peut-être petit à petit parviendrait-il à faire changer ce qu'il signifiait aux yeux des pirates. Pour ce loup-là par exemple, peut-être qu'il ne portait pas le simple qualificatif de traître, puisqu'il était venu le remercier pour ce qu'ils avaient apporté lors de l'ambassade. Il ajouta d'ailleurs :

"Nous devrions porter tes présents à la Bibliothèque pour que Sobieski les voit. C'est lui qui a confectionné les aliments et le livre avec lequel nous sommes venus. Il les mérite."

C'était une proposition implicite, et cela pourrait leur donner l'occasion de discuter un peu en marchant. La vie sur Morne-Oeil demeurait une curiosité pour Ajani, qui ne l'avait jamais quittée depuis qu'il était parti. Vivaient-ils toujours comme avant ? Les chose étaient-elles toujours les mêmes là-bas, comme si les années n'affectaient pas l'île des pirates ? Les mots qui suivirent coupèrent court à ses pensées et le touchèrent. C'était la première fois qu'un pirate lui exprimait clairement son approbation pour cette initiative, et le loup-poisson était sans doute loin d'imaginer la résonnance que ces simples paroles pouvaient avoir dans le coeur de l'Oracle. Son aura se chargea de reconnaissance, et il répondit simplement avec sincérité :

"Moi aussi. j'espère que ça durera encore longtemps."

L'inconnu n'en était plus un puisqu'il venait de lui révéler son nom : Abysse. Un nom qui allait parfaitement à son apparence aquatique, mais également à son appartenance à la meute liée à l'Océan. Le lion blanc le nota soigneusement dans un coin de son esprit, notant également sa sympathie et son ouverture d'esprit. Il était très heureux de croiser le chemin d'un tel pirate, car il incarnait exactement ce qu'il voulait montrer au reste du continent : que les Raeders voraces et agressifs n'étaient plus que du passé, que tous pouvaient avancer de concert en respectant les croyances des uns et les valeurs des autres. C'était encore une belle utopie, lorsque l'on songeait aux divergences qui existaient entre eux et les Etelkrus par exemple... Mais cela ne lui paraissait pas irréalisable. Et encore moins à cet instant.

Il s'efforça de marcher à un pas plutôt lent pour ne pas faire de trop grandes enjambées et rendre la progression difficile pour son camarade chargé. Les mots qu'il prononça touchèrent un peu Ajani, sans doute parce qu'il n'avait aucun certitude pour lui répondre. Seulement sa foi, en lui, en les siens.

"Je l'espère en tout cas." Répondit-il. "Ils sont libres de me suivre ou non. Mais je crois en eux et en leur bonté."

Il soupira silencieusement, et tourna la tête vers Abysse pour ajouter :

"Et les tiens ?"

Le raeder était décidément un personnage bien étonnant. Tout comme lui, il ne pouvait exprimer de certitude quant aux désirs de ses camarades. Mais contrairement à l'Oracle, il ne précisa pas qu'il avait foi en eux, qu'il pensait qu'ils accepteraient ces évolutions. Il présentait cela comme une sorte de test à l'issue incertaine. Le frisson qui le secoua n'échappa pas à Ajani, lorsqu'il parla de la possibilité d'échec. Comme si cela l'effrayait.

Le lion blanc croyait en les Nakhus et en leur bonté, même s'il avait conscience que faire accepter les Raeders et, de manière intimement liée, faire pardonner ou oublier les méfaits qu'ils avaient accompli, ne serait pas facile. Il plaçait beaucoup plus d'espoir en le comportement des pirates qu'en celui des enfants de la Corneille. Il n'avait pas à espérer quelque-chose d'eux, car il savait qu'ils sauraient faire preuve d'ouverture et de tolérance. Cependant, même le plus sage et le meilleur des Nakhu ne pouvait que réagir si l'on s'en prenait aux siens. Ils tendaient une patte aux Raeders, il leur revenait d'emprunter cette ouverture, ou de rester sur de plus sombres chemins.

"C'est certain." Répondit-il à la dernière phrase d'Abysse.

Puis après un instant de marche tranquille :

"Avez-vous un espoir semblable de paix avec nos voisins Etelkrus ?"

La réponse fut en demi-teinte, et plus encourageante que ce à quoi l'Oracle s'attendait. Le pirate semblait réellement vouloir apaiser les tensions qui régnaient entre sa meute et tous les autres loups, mais la peur filtrait autant dans son ton que dans ses mots. Et c'était sans doute compréhensible. Les Etelkrus étaient la force de frappe la plus dangereuse du continent, parce qu'ils étaient restés le grand groupe originel, et ce malgré les dissensions qui avaient eu lieu en leur sein - Ajani le savait grâceà Sobieski et aux livres qu'il avait pu lire à ses côtés sur l'histoire des différentes meutes. Ils étaient en outre particulièrement belliqueux, même si le lion blanc avait bon espoir que les choses aillent en s'améliorant à mesure que leurs deux clans se côtoyaient. Il agita la queue, songeur, mais avant qu'il ne réponde Abysse reprit la parole. La surprise se peignit sur le museau d'Ajani, tandis qu'une lueur reconnaissante s'alluma dans ses yeux de glace. La confiance que ce Raeder plaçait en lui était touchante, inattendue, tant son passé semblait le hanter. Il lui fallut un instant pour rassembler ses pensées et répondre :

"Je te remercie." Son glowstick exprima mieux que lui ce qu'il ressentait, mais il lui semblait plus correct de mettre quelques mots dessus tout de même. "Je pense qu'en oubliant nos anciennes querelles, nous pouvons aller faire un futur en paix ensemble. J'y crois vraiment."

Il secoua la tête. Ces simples paroles lui donnaient l'espoir d'un véritable changement chez les Raeders. Si tous les loups pouvaient le voir, il y avait une vraie possibilité de faire changer les choses. Les Etelkrus ne lui faisaient pas peur, pas pour sa personne ou pour sa meute, parce qu'ils savaient qu'ils les respectaient. Il fallait qu'il réunisse tous les clans pour que les vieilles rancoeurs soient une dernière fois crachées, et un nouvel avenir enfin dessiné. Ces pensées tournèrent dans sa tête sur le chemin qui les mena à la Bibliothèque, et devaient continuer pour de longues journées encore.

[Fin pour moi !]