La nuit était à peine tombée que déjà la haute silhouette de l'Oracle habitait le temple. Il avait, comme à chaque pleine lune, revêtu la cape et la broche qui marquaient son rang. Il avait, non sans difficulté, arrangé son épaisse chevelure dont certaines mèches étaient tressées. Son pelage était immaculé, encore humide de l'eau de mer dans laquelle il était aller boire et en retirer la poussière. D'aucuns auraient vu là des gestes de parade, de vouloir paraître, de coquetterie. En réalité, ces moments en solitaire qui le préparaient à voir la Déesse lui permettaient de faire le point, en lui-même. De poser une à une les choses qui le préoccupaient pour y songer une seule à la fois, ou les disposer dans le grand puzzle de sa vision du monde. Il arrivait ainsi à la Source, illuminé d'argent, les pensées limpides, aussi nombreuses soient-elles.
Et elles étaient nombreuses ce jour-là.

Il s'inclina devant la statue de la Corneille, puis passa derrière les piliers pour atteindre la petite salle où coulait la source glacée. Sa silhouette massive s'inclina au-dessus de l'onde alors qu'il en prenait une gorgée. Elle avait un goût de pierre, et était froide comme la glace. Il s'allongea ensuite sur le sol, le museau au bord de l'eau, et ferma les yeux. Il se laissa envahir par ses pensées, se laissa oublier l'endroit où se trouvait son corps pour plonger dans les méandres de son esprit. Ce n'était pas avec les mots qu'il communiquait avec Yurai. Pas en majorité, en tout cas, et très rarement lorsqu'il était seul. Il n'était pas un Prêtre aux grands discours. Alors il s'efforçait de ranger ses pensées, de les ordonner, afin que ce qui le préoccupait, ce qui le rendait heureux, ce qui l'attristait, soit présent autour de lui.

La tristesse en assombrissait une partie ce jour-là, mais mêlé d'apaisement. La visite qu'il avait eu le droit et le privilège de faire sur Morne-Oeil pour rendre hommage à sa jumelle restait marquée dans son esprit, parce que c'était un souvenir à la fois douloureux et plein d'espoir. Cet espoir qu'il avait de voir les meutes calmer leur haine, et par conséquent amenait au premier plan le souhait qu'il nourrissait depuis longtemps, que la Corneille avait sans doute vu et revu dans tourner dans son encéphale. Celle de réunir les chefs afin qu'ils se rencontrent et discutent. Elle avait pu voir cette pensée devenir presque frustration lorsque les événements du Nord avait coupé court à ce projet. Mais désormais, l'espoir était revenu, avec la certitude que le moment arrivait. Qu'il suffisait de le provoquer.

Il songeait aussi au projet qu'ils avaient dessiné, avec Kerguelen, Violette et Nocera, de déplacer le Spinosaure pour pouvoir s'établir aux Plateaux du Soleil. Ce serait un événement marquant dans l'histoire des Nakhus, qui n'avaient jamais quitté leur Dédale. Mais les choses changeaient, évoluaient. Peut-être pourraient-ils dresser sur les Plateaux un autre à la Corneille, ou n'importe quoi qui amenât physiquement la présence de la déesse auprès d'eux. Même si pour lui, Yurai était toujours présente, il songeait que certains auraient besoin de cela pour être rassurés, pour pouvoir venir rapidement s'adresser à leur déesse lors de leurs moments de trouble.

Pour contempler ses pensées à chaque nouvelle lune, la déesse n'était pas sans connaître son souhait d'aller à la rencontre des autres dieux. S'il n'avait aucun doute quant au fait que sa place soit parmi les enfants de Yurai, sa soif de connaissance et sa certitude que c'était en en apprenant d'avantage sur les autres qu'il parviendrait à les comprendre le poussait à aller au moins tenter de leur parler. Peut-être serait-ce vain, mais il avait espoir que même un refus lui donnerait un indice sur ce qu'ils étaient. Et lui-même désirait inviter certains loups à rencontrer la Corneille. Deux en particulier, dont l'image dansait dans son esprit. L'un grand, tourmenté, marqué de vert. L'autre plus petit, aquatique, aux yeux de marbre. Aucun d'entre eux n'était Nakhu, et il ne venait sans doute pas à l'esprit d'autres loups d'emmener ces deux-là dans un temple.

Un autre loup se fit plus présent dans son esprit, en même temps que des pensées plus vagues, plus incertaines. Des pensées quant à l'avenir, et qui dessinaient cet avenir autour du portrait d'une jolie louve sans oreilles. Il avait longuement réfléchi, mais ne pouvait ignorer l'évidence. Ses pensées se firent interrogatives. Il désirait, à la prochaine lune, la convier à venir partager les rêves portées par la Corneille à ses côtés. Si elle l'acceptait, naturellement. Si elle acceptait de s'engager sur un chemin bien particulier, et qui n'était pas destiné à tous les loups. D'étrange sentiments habitaient l'Oracle lorsqu'il songeait à cet avenir, dans lequel il ne se voyait pas. Il n'avait pas peur de la mort, mais il était conscient de l'ignorance qu'il avait à son sujet. Maintenant que les années passaient, la question naissait dans son esprit. Lorsqu'il ne serait plus là, qu'adviendrait-il de lui ? Disparaîtrait-il sans laisser de trace ? Serait-il quelque-part auprès de la Corneille, pour avoir été son enfant ? Ou encore ailleurs ?

Son corps plongea dans le demi-sommeil qu'était celui des pleines lunes, tandis que son esprit guettait la présence de la Corneille.

La Corneille répondit à son appel.
Elle emporta son esprit face à cette immense fresque sur laquelle étaient imprimées des scènes variées, en présage comme en protagonistes. Il vit que Yurai avait lu son désir de construire un avenir, comme l'avait fait celui avant lui, avant de s'en aller. Pour ne pas abandonner les Nakhus s'il devait lui arriver quelque-chose, pour être certain de partir en paix lorsque le jour viendrait. Il vit la force de la meute, unie en marchant vers le futur.

S'il avait été éveillé, ses yeux se seraient emplis d'étoiles aux images qui défilaient. Une partie de lui les notait soigneusement dans un coin de son esprit, parce que certaines étaient mystérieuses sur le coup. Le reste de son être se laissa porter par celles qu'il comprenait, et qui le regonflaient à bloc. La présence de la déesse à ses côtés, sur chacun des tableaux, était aussi un message précieux. Même les visions les moins porteuses d'espoir ne purent détruire ce sentiment puissant qui l'envahit. Durant un instant, il se sentit capable de déplacer des montagnes, de réellement avoir un rôle dans le monde. Il se sentit presque ne faire qu'un avec la Corneille lorsqu'elle l'emporta dans un tourbillon de sensations. Il existait, et il existerait toujours. Le monde n'oublierait pas l'odeur de son pelage et la saveur de ses actions, parce qu'il ne le faisait avec aucun loup.

Puis l'euphorie cessa la place à l'apaisement. Il vit dans le songe se matérialiser la silhouette familière et violacée, enveloppe corporelle de la déesse Nakhu. Mais elle est plus belle, plus lumineuse, plus pure encore que lorsqu'elle est frappée par les lumières de la réalité. La voix de l'Oracle résonna sans qu'il aie besoin de remuer les babines. Tout est si facile, dans ce monde-là.

"Je vous remercie, dame Corneille. Vous m'avez apporté bien des réponses."

Il avait de quoi réfléchir longtemps encore. Il y avait une dernière chose qu'il voulait partager avec Yurai, un peu naïvement puisqu'il était inévitable qu'elle le sache. Les dieux n'étaient-ils pas omniscients, après tout ? Il se laissa envahir par la oie d'un instant qu'il avait vécu quelques temps auparavant, lorsque Eva était venue le trouver pour lui annoncer une grande nouvelle. Même si tout cela n'était qu'un songe, un sourire étira les babines de son corps endormi.

Le lendemain matin, il chasserait un lapin blanc et cueillerait un bouquet de fleurs violettes pour les déposer au pied de la statue. Mais il lui restait encore un instant de plénitude avant de s'éveiller, et de revenir au froid monde réel. Et de se mettre en route afin que ne se réalisent les visions chargées d'espoir que lui avait apportée Yurai.